Christophe Mahy, Arrière-plans

Alors qu'ils demeurent sous terre, nous n'en finissons pas de méditer sur ce qu'ils furent. Ils nous laissent bien seuls, ceux qui manquent. C'est l’interrogation de Christophe Mahy dans ce recueil à la mélancolie attentive au moindre signe.

Sachant bien qu'on ne ramène pas les morts auprès des vivants, le poète s'escrime pourtant, par le biais de l'écriture, à faire éclore ce qui peut encore persister d'un souvenir en perdition. C'est l’expérience du solitaire d'« un peu de nuit / où pousse drue / l'herbe des cimetières. », souvent vaine, parfois fructueuse. 

Ce ne sont que quelques mots, disséminés, soufflés par les ombres, et qui ne font que perpétuer cette course en rond de l'endeuillé impuissant. Il en restera interdit, et c'est justement là que les morts le mènent. Dans l'insatisfaction de sa position d'inachevé, c'est-à-dire d'« en vie », appliqué dans le relevé des survenances, il n'en consigne pourtant rien de plus qu'un ensemble d'impressions, non pas dérisoires, mais dont la portée se borne vite à l'immensité du sujet. Et il sait la difficulté de son entreprise, aussi sûr que « (…) le vent tient / le poème à distance ».

Christophe Mahy, Arrière-plans, L'Herbe qui tremble, 2020, 128 pages, 15 euros.

On s'étonnera peut-être de ce que l'auteur s'enracine ainsi dans une telle impossibilité conceptuelle. Pourtant, c'est bien le cœur, semble-t-il, de cet ouvrage : une fidélité qui se mue peu à peu en un espoir diffus. En somme, il n'y a qu'à attendre que « (l)e temps lève une frontière / de vous à moi (...) », pour vous revoir. Au terme de cette épreuve, une existence faite d'arrachements successifs, on apprend qu' « il n'y a de périls que l'absence ». S'absenter ou constater une absence, mais également chercher à la contourner, la conjurer, se tenir au plus près « des vergers noirs / que ma fenêtre / dévisage »

Dans le même temps que ces pensées s'articulent, le poète essaie de lutter contre sa pente naturelle, et cette obsession pour ses disparus, sans se désavouer : c'est ce qu'il expose dans une deuxième partie intitulée « Arrière-plans » et qui donne, par ailleurs, son nom à l'ouvrage. Il y trouve refuge dans l'enfance, autre territoire à reconquérir ; s'interroge : « je doute parfois / d'avoir vécu autant / que j'ai pu mourir ». Et se console avec les mots qu'il soupçonne d'être inutiles, mais qui sont tout ce qui reste. Il cherchera également à recouvrer un petit peu de liberté, c'est la fonction d'une introspection : régler les conflits intérieurs, apaiser. Ce qui l'occupait dans la première partie du recueil est maintenant qualifié de « mirage », de « (…) nuits sans mode d'emploi » ou de « bas-fonds du soir ». Ici on tente de renouer avec le réel, le prosaïque. On respire, on atterrit. Puisque la nuit est « vacante », il faut bien l'occuper, « (l)a nuit sans visage / ne dénoue rien / qu'un peu d'ennui ». Et enfin c'est la ville (« (…) ce miroir / que je déserte ») qui devient le décor de cette mémoire qui chavire, dans la pluie, le « flux des automobiles », sur les boulevards. Cette sempiternelle comédie à laquelle les morts ne participent pas, ni en esprit, ni en corps...

Une mémoire qui n'est jamais bien loin, qui résurge comme un spectre sous la plume du poète, « ces feuillets de hasard ». De recherche dirais-je ! Un mausolée, sans le luxe certes, « un long testament / sans héritage ». Sobre mais profond, le legs de Christophe Mahy est composé de ces errements brefs, inserts poétiques qui disent notre incapacité à penser l'illimité. 

Présentation de l’auteur




Fil de lecture : autour des Éditions L’Herbe qui Tremble

Trois lectures autour des éditions de L'herbe qui tremple, par Lucien Wasselin : Le vieil automne, de Christophe Mahy, Rousseau dort tranquille, de Jean-Luc Depax, et Broussailles, de Laurent Albarracin

Christophe MAHY, Le vieil automne

Christophe Mahy est ardennais et je vais régulièrement dans les Ardennes françaises pour des raisons personnelles. Et ce poète me semble être sensible à une atmosphère particulière à cette région en automne. Non seulement il décrit l'automne et ses pluies, mais (surtout) il dit son émotion à vivre cette saison, tout comme ses doutes et ses interrogations. S'il maîtrise l'art de la chute (un vers isolé par un blanc typographique à la fin du poème liminaire en est la preuve), cette maîtrise prend divers aspects… Il est vrai que j'ai lu les livres de Jean-Claude Pirotte (un voisin !), ceux de Jean Rogissart (poèmes et romans), ceux d'André Dhôtel (dont on ne parle plus guère), le Balcon en forêt de Julien Gracq… Et je retrouve dans le vieil automne une atmosphère assez voisine des auteurs qui viennent d'êtres nommés… Mais cet art de la chute que je signalais avec le poème Du vieil automne ne se trouve pas seulement que dans les mots, il se trouve également dans une sorte de rupture qui rend le réel totalement dual. J'y retrouve cette Ardenne  dont je ne me lasse jamais et qui me surprend toujours même si "les poètes / n'ont  rien de neuf à nous dire".

Christophe MAHY, le vieil automne, L'Herbe qui Tremble éditeur, 96 pages, 14 euros. Peintures d'Anne SLACIK, postface d'Eric PIETTE ;

Christophe MAHY, le vieil automne, L'Herbe qui Tremble éditeur, 96 pages, 14 euros. Peintures d'Anne SLACIK, postface d'Eric PIETTE ; 

Dès le début de la seconde partie, un hommage est rendu à Jean-Claude Pirotte sans qu'il ne soit jamais désigné clairement : seuls quelques-uns de ses nombreux titres sont nommés qui le font voisiner avec "Dhôtel, Follain et Thomas". Quoi de plus normal puisque "le vieil automne" de Christophe Mahy rappelle ce titre de Pirotte : "Un voyage en automne" (La Table ronde, 1996) ? Mais voilà, "le vieil automne" est composé de trois parties suivies d'une postface d'Éric Piette… dont le mérite principal est de n'être point une analyse savante autant que linguistique des poèmes, mais bien d'être une promenade à travers la poésie et, surtout, je relève ces mots : "… les poèmes délicats et discrets nous maintiennent dans ce lieu habitable comme nul autre. Où  est mon pays ? s'interroge Frénaud. Dans le poème. " Et Piette de continuer en soulignant que sa lecture lui a permis de relever un "apaisement  s'alliant à une inquiétude que conjure le poème" et  une "épreuve de la nuit" sans équivalent ...

Apaisement et inquiétude : l'art de Christophe Mahy est sans doute de conjuguer les deux… L'horloge a beau être arrêtée, la vie est sans doute éphémère et, surtout, Mahy n'a-t-il  pas "le moindre poème / à faire valoir", reste que le poète écrit pour le plaisir du lecteur ces brefs poèmes qui sont autant d'ouvertures sur "tout  ce qui nous fait  vivre et mourir". Car la vie est toujours plus forte que la mort.

Jean-Luc DESPAX, Rousseau dort tranquille

Tout le monde se souvient de cette ancienne chanson dont le refrain est "C'est la faute à Voltaire / C'est la faute à Rousseau" que chantait Gavroche dans Les Misérables de Victor Hugo jusqu'à ce qu'il décède sous le feu des soldats lors de l'insurrection des 5 et 6 juin 1832. Rousseau, justement !

Cinq parties composent ce recueil : Niger/Carnet de route, L'Usage des extincteurs, Rousseau dort tranquille, Un poème là-dessus et Drone théorie, agrémentées de dessins de Denis Pouppeville…  Dénonciation (p 12) et humour (p 13) : cette première partie est un bon carnet de voyage (choses vues ou vécues) réduit à l'essentiel. Le ton est apparemment facile mais plus difficile qu'il n'y paraît : c'est un ton proche de l'oralité qui ne dédaigne pas les références aux réseaux sociaux, à Google, aux smileys … Il ne s'agit pas de vendre son corps au Capital toute la semaine. Jean-Luc Despax joue sur l'homophonie des termes pour créer du sens qui permet de mieux décoder la société injuste qui nous est imposée :

Un peu d'encre pour s'ancrer / En somme (p 70).

 

Jean-Luc DESPAX, Rousseau dort tranquille, L'Herbe qui tremble éditeur ; dessins de Denis POUPPEVILLE, 144 pages, 15 euros ;

Jean-Luc DESPAX, Rousseau dort tranquille, L'Herbe qui tremble éditeur ; dessins de Denis POUPPEVILLE, 144 pages, 15 euros ; 

Le poète contemporain  qu'est Despax n'ignore pas ceux du passé (Apollinaire, Mallarmé, Rimbaud…) ; il en profite pour mieux mettre à contribution les auteurs des XIX ème et XX ème siècles, toujours dans l'objectif de ne pas s'en laisser conter par les discours du moment, il jongle également avec les rimes et les vers comptés… Sans doute sa façon de dénoncer le monde est-elle la plus en prise avec ce même monde : c'est qu'il importe de "…balancer quelques uppercuts / À tous les briseurs de rêve" : peut-on imaginer meilleure définition de la poésie ?  Ce qui n'empêche pas un  certain pessimisme de la part de Despax :

Le Lidl Maximo
Essaie juste
De remplir son frigo

Oui, il faut alors citer ces mots de Francis Combes :

Depuis toujours, je défends l'idée que la poésie, même si elle est une activité savante, n'est pas réservée par principe à un petit groupe de spécialistes. Elle naît de l'usage que les peuples font de leur langue. […] Elle est une façon d'être de plain pied dans le réel, sans s'accommoder de l'état des choses.

Ces termes de Francis Combes s'appliquent à merveille au recueil de Jean-Luc Despax, anglicismes mêlés au bon français.

Laurent ALBARRACIN,  Broussailles

Broussailles est à placer dans la lignée de Cela (Rougerie, 2016) et de Le grand chosier (Le Corridor bleu, 2015). Car je n'ai pas lu À publié en 2017 ! voilà qui rappelle que la poésie de Laurent Albarracin se situe dans la matière de la vie comme le dit la présentation de ce recueil sur le site de L'Herbe qui tremble (catalogue). Les peintures d’ Aaron Clarke évoquent des cartes routières, des réseaux graphiques en même temps que le réseau des chiendents qui poussent sans le secours de l'homme ; même la notion de pli apparaît avec le changement des couleurs… Laurent Albarracin s’intéresse à la fois aux broussailles en tant que forme végétale et en tant que terme spécifique.  C’est à une véritable exploration qu’il invite le lecteur et ce n’est pas un hasard sans doute s’il rapproche poitraille et broussaille qu’il met en fin de vers dans le deuxième poème. Et ça continue : les broussailles évoquent «tout un barbelé par brins», l’évasion n’est pas loin (au vers suivant !) Les poèmes des pages 13, 18, 24, etc… sont comme un écho à maints textes de Cela par le jeu sur les mots. On pense bien sûr au Parti pris des choses  de Francis Ponge : le parfait (p 17) n’est-il pas le symbole du poème ? «Les choses, elles, sont / des mots naturels» affirme Laurent Albarracin page 23.

Laurent ALBARRACIN, Broussailles, L’Herbe qui tremble éditeur, peintures d’Aaron CLARKE, 64 pages, 14 euros.

Laurent ALBARRACIN, Broussailles, L’Herbe qui tremble éditeur, peintures d’Aaron CLARKE, 64 pages, 14 euros.

C’est donc à une exploration du monde en tant que «brouillon général» (p 26) qu’incite Laurent Albarracin ; même le feu de broussailles est exploré : un poème, à la sonorité heurtée,  résume admirablement  la démarche du poète :

Depuis où
on regarde 
on sait

depuis où
c’est là
qu’on favorise le monde

c’est depuis où
qu’on regarde le monde
et qu’il nous regarde»
(p 33)

Laurent Albarracin rappelle que les choses et le savoir sont indissociablement liés :

c’est à  ne pas être claire
que la réalité prend 
réalité