Claude-Raphaël Samama, Les chants d’Eros
« […] L’Amour pris à la racine charnelle où il se complaît, invente, s’échappe et nous surprend. La modalité du « Chant » invite à une lecture différente et libérée, avec ses échos, ses reconnaissances, ses surprises musicales et enchantées […] » In Préface de l’auteur
Ces « Chants » sont l’histoire d’un homme et d’une femme – comme au premier jour – qui s’éprennent lentement, d’un amour charnel, son idée et ses possibles déclinaisons : « Au commencement était la chair » est-il écrit à la première ligne du Prologue.
Pour sa forme, l’Eros sera ici plus un ange androgyne aux ailes déployées tel que remarquablement dessiné par l’illustrateur de plusieurs poèmes (Jacques Cauda), que le daïmon arbitraire de la tradition gréco-latine. Dans maints « chants », un dieu prête sa voix alternativement à l’homme et à la femme comme dans le Cantique des cantiques hébreu ; dans d’autres, plusieurs mythes ou traditions sacrées viennent se mêler au voyage : les helléniques, Dyonisos ou Pan, le dieu égyptien Râ, l’hindou Shiva, tous convoqués pour les amants au cours de leur « voyage » vers une sorte d’horizon absolu.
L’organisation et le mouvement du Poème ressortissent à un diptyque intitulé pour le premier volet, « Premiers chants », et pour le deuxième « Chants seconds », avec quatre-vingt-trois « Chants » au total. Tous ont en commun un phrasé et comme un rythme concertant : trame serrée de deux ou trois lignes formant versets qui se suivent, chapitre après chapitre et « Chant » après « Chant ».
Claude-Raphaël Samama, Les chants d’Eros, Illustrations de Jacques Cauda, 2021, éditions Baudelaire, 150 pages, 12 €.
Du premier volet du diptyque au second, la tonalité toutefois diffère quelque peu. A l’Allegro des 39 « Premiers chants » – alertes, enthousiastes et parfois oniriques – succèdent, plus méditatifs, avec une touche de nostalgie, les 44 suivants. Ce distinguo sur la tonalité m’est inspiré par le petit diptyque de jeunesse du poète anglais Milton au XVIIème siècle, L’Allegro et Il penseroso (ouvrage qui se trouvait, par l’un de ces hasards que l’on n’explique pas, juste à côté de la table où j’écrivais dans un coin de ma bibliothèque..).
A l’évidence, ces « Chants d’Eros » reflètent un changement d’état d’âme, sinon de tonalité, lorsqu’on passe de la partie I à la partie II. Il n’est que de regarder les verbes : dans le premier volet, c’est ce qui a eu lieu, définitif, intangible, miraculeux, exprimé par le « perfect » (passé composé, passé simple) ; dans le second volet en revanche, c’est l’ « imperfect » (l’imparfait) qui se continue dans le présent et appelle l’interrogatif… Mais ne nous y trompons pas ! L’idée de l’Amour, son temps, ses métamorphoses, la portée, le statut des verbes n’intéressent que de haut, disons – de la lointaine Sirius – la composition d’ensemble des poèmes qui tournent autour de leur secret. En dehors du Prologue, l’auteur ne nous livre rien des énigmes ou des choix de fabrication de son œuvre…Quelles sont la materia prima et aussi la secunda de ce texte fleuve qui se désigne comme un « roman-poème », une narration allusive avec ses personnages, son intrigue humaine et au-delà, en contrepoint poétique et un peu provocateur du genre établi !
Il serait fastidieux de passer en revue les nombreuses et savantes images – pour l’essentiel des métaphores ou métonymies charnelles, marines, célestes ou terriennes (…) – dont se nourrissent les cent cinquante pages du livre. Il y a ici un arcane que chacun peut chercher ou reprendre à son compte… « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » dit Baudelaire dans les « Fleurs du mal ». Ainsi, la materia prima de ces « Chants » serait, mutatis mutandis, « la chair des mots », le lancement d’images inédites et comme d’une substance sonore s’abouchant à « la chair de l’Amour », la faisant chanter. Imaginalement ! Là seraient cachées en quelque endroit une « pierre philosophale » et une poétique conquérante… J’en suggère l’apparition, la divine apparition, au Chant XXXXIV– chant sibyllin s’il en est – où surgissent Charybde et Scylla, ces deux écueils redoutés des anciens navigateurs, lieu de dangereux remous, mais lieu aussi où se réfugient la vie et la mort, ombilic irradiant en spirales dans plusieurs autres endroits du Poème. Le ton s’en fait alors prophétique mais suivant la modalité du passé, sa souvenance… « Qui, à une torchère d’or, allumait bien ces feux dans des ciels aperçus de nous seuls, laissait monter des chants sublimes aux orgues puissantes du concevable ? » / « Quel œil mental s’installait à ces balcons cosmiques (l’œil du lecteur aussi bien), d’où l’on apercevait sans faiblir les spectres rieurs de la mort ? »
Au-delà d’une lecture qui prend la forme d’une croisière lumineuse ou tourmentée, il serait difficile de ne pas voir dans ces « Chants » – dont certains appellent leur libre appropriation – la résonnance de l’une ou l’autre « tradition hermétique », à laquelle se mêle aussi un « inconscient » à l’œuvre, où la magie des corps délivrés convoque l’infinité de leur écho !