Constantin Cavafy (1903), Les Fenêtres, Joseph Brodsky (1963), Fenêtres

Introduction et traduction de Chantal Bizzini

LE POÈTE, LES FENÊTRES ET LE MONDE

Cavafy et Brodsky, étonnante alliance de deux poètes aux destins dissemblables, ayant vécu dans des pays éloignés, et écrit en des moments différents1.

Nous entrons, par leurs poèmes, dans un espace où le temps est arrêté. Un intérieur, une intériorité, éloignés du monde par l'absence d'ouvertures ou l'avancée de la boue, de la pluie et de la nuit. Les fenêtres de Cavafy lui demeurent introuvables, celles de Brodsky sont comme d'un camp retranché. La menace d'une tyrannie pèse. Celle de la lumière qui pénètre partout et met tout à jour, ou de la boue, alliée à la pluie et à l'obscurité, qui recouvrent tout dans leur lent glissement.

L'être de Cavafy erre dans l'obscurité à la recherche de fenêtres, dans l'espoir d'une consolation, d'une solution. Puis il renonce à se laisser aveugler par la lumière d'une révélation terrifiante, et accepte le destin d'un Dédale ou d'un Minotaure, enfermé dans son labyrinthe.

Les fenêtres de la maison de Brodsky ouvrent au dehors, sur des assaillants informes. À l'intérieur, les choses prennent vie dans l'obscurité qui vient. Ces choses s'apprêtent à livrer bataille contre la boue envahissante, contre la pluie et la nuit. L'homme n'y participera pas. Ce vieil homme, aveugle déjà, puisqu'il ferme les yeux, voit le monde, si loin qu'il n'est qu'un songe, se refléter sous ses paupières closes.

Constantin Cavafy (1927) © CC/Cavafy Archive Onassis Foundation.

Cavafy et Brodsky créent un monde qui a ses lois propres et dont ils sont à la fois présents et absents. Où se cachent-ils et pourquoi ? Leur peine semble s'atténuer dans une confession proche d'un art poétique. Il s'agirait, peut-être, de transcender les souffrances de la pleine conscience de soi. Conscience qui, comme le dit Walter Pater, apparaît comme une forme de nécessaire incarcération. 

toute la portée de l'observation est rapetissée dans la chambre étroite de l'esprit individuel. L'expérience, déjà réduite à un groupe d'impressions, est encerclée pour chacun de nous de ce mur épais de personnalité, à travers lequel aucune voix réelle n'a percé pour se faire un chemin vers nous, ou nous mener vers ce dont nous ne pouvons que supposer être dénués. Chacune de ces impressions est l'impression que l'individu se fait dans son isolement, chaque esprit gardant comme en prisonnier solitaire son propre rêve d'un monde.

Pater, W., La Renaissance: études d'art et de poésie (1873).2

C'est en cherchant à surmonter l'aliénation décrite dans des poèmes comme "Les Fenêtres"3, que Cavafy s'attachera, par ses vers, à élever l'Alexandrie mythique des Ptolémées. Lorsqu'ainsi sa ville aura acquis une valeur esthétique, il pourra enfin la regarder, l'aimer4. La perte sera compensée alors par la recréation du passé. Nous touchons au tragique à la charnière du poème, lorsque l'espoir se mue en acceptation de la perte, due à la propre incapacité du personnage ou du poète.

Dans son élégie moderne ni subjective, ni autobiographique, Brodsky pose peut-être un post-scriptum à un désastre5. Ayant, lui aussi, perdu le monde, il le garde, comme un trésor de mémoire, et se résigne à un combat qu'il ne livrera pas.

Joseph Brodsky.

Ces deux poètes semblent s'être emmurés loin d'un monde d'après l'Apocalypse, loin d'une civilisation qui s'est détruite elle-même.

∗∗∗

Les Fenêtres, Constantin Cavafy (1903)

"Τα Παράθυρα", Κωνσταντίνος Καβάφης (1903)
(Από τα Ποιήματα 1897-1933)

Σ’ αυτές τες σκοτεινές κάμαρες, που περνώ
μέρες βαριές, επάνω κάτω τριγυρνώ
για νά ’βρω τα παράθυρα. — Όταν ανοίξει
ένα παράθυρο θα ’ναι παρηγορία. —
Μα τα παράθυρα δεν βρίσκονται, ή δεν μπορώ
να τά ’βρω. Και καλύτερα ίσως να μην τα βρω.
Ίσως το φως θα ’ναι μια νέα τυραννία.
Ποιος ξέρει τι καινούρια πράγματα θα δείξει.

"Les Fenêtres", Constantin Cavafy (1903)
(Tiré de Poèmes 1897-1933)

Dans ces pièces obscures, où je passe
des jours oppressants, j’erre sans trêve
pour trouver les fenêtres. – En ouvrir
une me serait consolation. –
Mais les fenêtres sont introuvables, ou bien je ne puis,
moi, les trouver. Et mieux vaut peut-être n’en pas trouver.
La lumière serait une tyrannie nouvelle.
Et qui sait ce qu’elle révélerait d’inconnu.

Photographie de Chantal Bizzini.

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Fenêtres, Joseph Brodsky (1963)

 

 

Joseph Brodsky à la fenêtre de son appartement de Leningrad, en 1963.6

"Окна", Иосиф Бродский (1963)

Дом на отшибе сдерживает грязь,
растущую в пространстве одиноком,
с которым он поддерживает связь
посредством дыма и посредством окон
Глядят шкафы на хлюпающий сад,
от страха створки мысленно сужают.
Три лампы настороженно висят.
Но стекла ничего не выражают.
Хоть, может быть, и это вещество
способно на сочувствие к предметам,
они совсем не зеркало того,
что чудится шкафам и табуретам.
И только с наступленьем темноты
они в какой-то мере сообщают
армаде наступающей воды,
что комнаты борьбы не прекращают;
что ей торжествовать причины нет,
хотя бы все крыльцо заняли лужи;
что здесь, в дому, еще сверкает свет,
 хотя темно, совсем темно снаружи...
- но не тогда, когда молчун, старик,
 во сне он видит при погасшем свете
 окрестный мир, который в этот миг
плывет в его опущенные веки.

"Fenêtres", Joseph Brodsky (1963)

La maison à l’écart, résiste à la boue,
estompée dans l’étendue solitaire,
à laquelle elle est liée
par sa fumée, et la vue de sa fenêtre.
Les armoires regardent le jardin détrempé,
de peur, leurs battants, en pensée, rétrécissent.
Les trois lampes suspendues sont sur leur garde.
Mais les vitres n’expriment rien.
Sinon, peut-être, en étant de matière
douée de sympathie pour ces objets,
dont elles ne sont nullement les miroirs,
et qui semblent des armoires, ou des tabourets.
Et ce n’est que lors de l’offensive de l’obscurité
que, pour ainsi dire, elles déclarent
à une armada d’eau en marche,
qu’elles n’abandonnent pas le combat de la chambre ;
qu’elle n’a nulle raison de chanter victoire,
bien que des flaques inondent le perron ;
et qu’ici, dans la maison, brille la lumière,
tandis qu’au dehors il fait sombre, très sombre…
mais s’il est silencieux, le vieil homme,
c’est qu’en songe, il voit, dans la pénombre,
le monde alentour, en cet instant,
flotter sous ses paupières baissées.

Photographie de Chantal Bizzini.

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ANNEXE

Ο ίδιος ο Καβάφης γράφει για τα Παράθυρα, τα εξής : Constantin Cafafy, lui-même, à propos des "Fenêtres", écrit ces mots7 :

«Αι δυσκολίαι της ζωής. Τα καημένα συμβεβηκότα κ’ αι συνήθεια σχηματίζουν ένα σκότος ηθικόν (τες σκοτεινές κάμαρες), το οποίον προσπαθούμε να φωτίσουμε αναζητούντες αίτια και αρχάς (τα παράθυρα). Κι αποτυγχάνομεν, διότι τα αίτια μένουν κρυμμένα ένεκα της παρελεύσεως πολλού χρόνου και της μεσολαβήσεως πολλών περιστάσεων, αι δε αρχαί, εφαρμοζόμεναι εις τα παρόντα πράγματα, εις τα παρελθόντα, κ’ εις τας υποσχέσεις τα οποίας τα παρόντα δημιουργούν δια το μέλλον, φαίνονται πότε αντιφατικαί και πότε ακατάλληλοι. Κάποτε δε δύναταί τις να υποθέση ότι είναι καλύτερο ότι η έρευνα, κυρίως η περί τα αίτια, μένει ανεπιτυχής, διότι επιτυγχάνουσα ήθελεν ίσως δείξει πλείστα σφάλματα και πλείστην, αναγκαστικήν, αλλ’ ανυπόφορον εν τω μεγάλω φωτί, ασχημίαν και απρέπειαν».

“Les difficultés de la vie. De mauvais compromis et de mauvaises habitudes forment une obscurité morale (les pièces obscures), le fait que nous essayions de faire la lumière sur les causes et les commencements (les fenêtres). Et nous échouons, parce que les causes nous restent cachées en raison du temps long qui s’est écoulé et de la nécessaire prise en compte de circonstances multiples, et celles qui sont anciennes, appliquées au présent, au passé et aux promesses du présent pour l'avenir, semblent tantôt contradictoires, tantôt inappropriées. Auparavant, vous ne pouviez supposer qu'il valait mieux que la recherche, et en particulier celle des causes, restât infructueuse, voulant parvenir à montrer d’une part vos erreurs, et, d’autre part, que vous aviez été forcés à les commettre, mais insupportables sont, dans la pleine lumière, la laideur et l'indécence."

Notes

[1] Constantin Cavafy, poète grec, est né le 29 avril 1863 à Alexandrie, en Égypte, et mort le 29 avril 1933, dans la même ville. Joseph Brodsky, poète russe, est né à Léningrad le 24 mai 1940 et mort à New York le 28 janvier 1996.

En 1977, Joseph Brodsky a écrit un texte sur Cavafy intitulé "Du côté de Cavafy". Эссе "On  Cavafy's Side" опубликовано в журнале "The New York  Review  of Books" (February 1977), в русском  переводе  Алексея Лосева -- в  парижском журнале "Эхо" (1978, N° 2).

[2] "the whole scope of observation is dwarfed into the narrow chamber of the individual mind. Experience, already reduced to a group of impressions, is ringed round for each one of us by that thick wall of personality through which no real voice has ever pierced on its way to us, or from us to that which we can only conjecture to be without. Every one of those impressions is the impression of the individual in his isolation, each mind keeping as a solitary prisoner its own dream of a world". (Pater, 1980: 187-188.) PATER, W. 1980. The Renaissance: Studies in Art and Poetry (1873). Berkeley : The University of California Press. Cité par S. D. Kapsalis, dans "Privileged Moments: Cavafy's Autobiographical Inventions", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983. Traduction personnelle.

[3] mais également les poèmes "Murailles", et "La Ville".

[4] Peter Bien. "Cavafy's Three-Phase Development Into Detachment", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983.

[5] L'automne 1963 et les premiers mois de 1964 furent très durs pour Brodsky. Sa relation avec Marina Basmanova approchait de sa fin. Et, en ce moment de vulnérabilité, il devenait la cible de plusieurs groupes aux intérêts différents : la police idéologique de Nikita Khrouchtchev, la police de Leningrad au zèle ambitieux, ainsi que les réactionnaires de l'Union des Écrivains. Voir Лев Владимирович Лосев. Иосиф Бродский. Опыт литературной биографии. — М.: Мол. гвардия, 2006./Lev Loseff. Joseph Brodsky - A Literary Life, Yale University Press (2011).

[6] Photo de son père A. I. Brodsky.

[7] Voir le document recto-verso : "Handwritten notes on the poem “The Windows” in ink, on both sides of a sheet of paper", ainsi que le manuscrit du poème sur le site : https://cavafy.onassis.org/

Présentation de l’auteur

Constantin Cavafy

Constantin Cavafy ou Cavafis, connu aussi comme Konstantinos Petrou Kavafis, ou Kavaphes(en grec Κωνσταντίνος Πέτρου Καβάφης), est un poète grec né le 29 avril 1863 à Alexandrie en Égypte et mort le 29 avril 1933 dans la même ville.

Très peu connu de son vivant, il est désormais considéré comme une des figures les plus importantes de la littérature grecque du xxe siècle. Il fut fonctionnaire au ministère des travaux publics d'Alexandrie, journaliste et courtier à la bourse d'Alexandrie.

© Crédits photos Constantin Cavafy (1927) © CC/Cavafy Archive Onassis Foundation.

Bibliographie

  • Poèmes, traduction de Théodore Grivas, Lausanne, Abbaye du Livre, 1947 ; Athènes, Icaros, 1973
  • Poèmes, traduction de Georges Papoutsakis, Paris, Les Belles Lettres, 1958
  • Poèmes avec une présentation critique de Constantin Cavafy, suivie d'une traduction des Poèmes par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Paris, Gallimard, 1958 (réédition dans la collection poésie/Gallimard en 1978 et 1994), (ISBN 2070321754)
  • Poèmes anciens ou retrouvés, traduction par Gilles Ortlieb et Pierre Leyris, Paris, Seghers, 1978, (ISBN 2232111075)
  • Jours anciens, traduction par Bruno Roy, Montpellier, coll. Dioscures, Fata Morgana, 1978, (ISBN 2-85194-163-1)
  • À la lumière du jour, traduction par Bruno Roy, Montpellier, Fata Morgana, 1989
  • L'art ne ment-il pas toujours ?, traduction par Bruno Roy, Montpellier, Fata Mogana, 1991, nouv. éd. 2011
  • Œuvres poétiques, traduction par Socrate C. Zervos et Patricia Portier, Paris, Imprimerie nationale, 1992, (ISBN 2-11-081127-7)
  • Poèmes, présentation et texte français par Henri Deluy, Fourbis, 1995, (ISBN 2-907374-71-0)
  • Poèmes, préface, traduction et notes de Dominique Grandmont, Paris, Gallimard, coll. Du Monde Entier, 1999, (ISBN 2-07-074309-8)
  • Κ. Π. Καβάφης [« C. P. Cavafy »], Απαντα Ποιήματα εν Όλω [« Œuvres complètes »], éd. Modern Times, collection Λογοτεχνική λέσχη, 2002, (ISBN 960-397-372-6).
  • En attendant les barbares et autres poèmes, préface, traduction et notes de Dominique Grandmont, Paris, Gallimard, 2003, (ISBN 2-07-030305-5)
  • Κ. Π. Καβάφης [« C. P. Cavafy »], Ποιήματα, [« Poèmes »], éd. Estia, 2004, (ISBN 960-05-1164-0)
  • Poèmes, traduits du grec par Ange S. Vlachos, Genève, Éditions Héros-Limite, 2010 (ISBN 978-2-940358-56-4)
  • Choix de poèmes, traduit par Michel Volkovitch, Aiora Press, Athènes, 2015
  • Notes de poétique et de morale, traduit par Samuel Baud-Bovy et Bertrand Bouvier (édition bilingue), Aiora Press, Athènes, 2016 (ISBN 978-618-5048-62-4)
  • Tous les poèmes, traduit par Michel Volkovitch (éditions le Miel des anges [archive]), Paris 2017. (ISBN 979-10-93103-16-7)

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Joseph Brodsky

Joseph Brodsky (en russe : Иосиф Александрович Бродский, Iossif Aleksandrovitch Brodski) est un poète russe né à Léningrad le 24 mai 1940 et mort à New York le 28 janvier 1996. Il est lauréat du prix Nobel de littérature en 1987.

Bibliographie

Parmi ses recueils de poèmes, on note La Procession (1962), Collines (1962), Isaac et Abraham (1962), Élégie à John Donne (1963), Gortchakov et Gorbounov (1965-1968), La Partie du discours (1977), Nouvelles Stances (1983), Uranie (1987), Paysage avec inondation (posth. 1996). Il est également l'auteur de pièces de théâtre telles que Le Marbre (1984) et Démocratie (1990). Il a aussi signé quelques essais critiques comme Loin de Byzance(1988) puis une Histoire du xxe siècle (1986).

Disponible en français :

  • Collines et autres poèmes (trad. Jean-Jacques Marie, préf. Pierre Emmanuel), Seuil, 1966.
  • Poèmes 1961-1987 (trad. Michel Aucouturier, Jean-Marc Bordier, Claude Ernoult, Hélène Henry, Ève Malleret, André Markowicz, Georges Nivat, Léon Robel, Véronique Schilz, Jean-Paul Sémon, préf. Michel Aucouturier), Gallimard, coll. « Du monde entier », 1987.
  • Loin de Byzance (trad. Laurence Dyèvre, Hélène Henry), Fayard, 1988.
  • Acqua Alta (trad. Benoit Cœuré, Hélène Henry), Gallimard, coll. « Arcades », 1992.
  • Vertumne et autres poèmes (trad. Hélène Henry, André Markowicz, Véronique Schilz), Gallimard, coll. « Du monde entier », 1993.
  • Vingt sonnets à Marie Stuart (trad. Claude Ernoult, Peter France, André Markowicz), Les doigts dans la prose, 2014.

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