Dato Magradze, La Terre féconde
Dato Magradze est né à Tbilissi (Géorgie) en 1962. De 1992 à 1995, il a été ministre de la Culture de la jeune République géorgienne. Il est l'auteur de l'hymne national de son pays. Il a été rédacteur en chef de grands journaux géorgiens. En 2003, le Cambridge Biographical Dictionary lui a décerné la médaille d'or du meilleur écrivain de l'année. Il est candidat au prix Nobel de littérature.
Ce que l’on peut penser en prenant connaissance de ces éléments biographiques est que Dato Magradze est homme d’énergie, de volonté, et que ce désir de peu d’agir pour le nombre, de souffler ce vent de fraternité, celui-là même qui édifie la poésie, est ce qui a guidé ses actes. Homme de feu, à la forge des mots nommant l’espoir de liberté, Dato Magradze continue : Écrire, agir, sont ici faces d’une même pièce, celle d’une monnaie dont ne se paie que les justes.
Tout ceci, essence de son être, matière de ses mots, façonne son poème, et sculpte son œuvre. Chant unique salué mondialement, certainement parce qu’enfin le langage se fait javelot qui transperce les murs archaïques et envole la poussière de nos peurs séculaires pour nous conduire, Nous, semblables, frères, sœurs, hors de l’oubli de nous-mêmes, sur le seuil d’une terre sans frontières, enfin nommée par la densité du silence de cette poésie fédératrice et visionnaire.
du silence de cette poésie fédératrice et visionnaire.
Le troupeau du poète est le sel de la terre,
la plus infime partie de la population
qui ne perd pas la dignité́
quelles que soient mes aventures pendant l’épreuve.Le troupeau du poète est l’unique partisan du mot “déstabilisant”.
Puisque la mission de la poésie est de sauver
et de ne pas partager la névrose avec autrui,
face à l’incrédulité́, le poète se pose
en cible principale.
— “Défendez-nous, les gens ! –
comme si vous aviez construit l’église”...(…)
... L’horloge marque le dixième siècle,
sur la montre Tissot, par contre,
le 6 novembre 2020,
s’écrit la nouvelle poésie...
La pointe de la plume sait fort bien
que toutes deux sont détraquées
L’univers s’est coincé dans le temps, t
andis que dans la durée le poète voyage.Et il confie le temps
non aux aiguilles de l’horloge
mais aux ailes d’un épervier.(…)
Un spectre de poésie hante l’Europe
un spectre de poésie y erre trouver une place d’honneur
sur une étagère poussière, en attente de retrait de la croix.
Le soleil surgit à l’Orient
et se couche à l’Occident.
Le temps voyage entre les strophes,
il va et vient,
le monde entier prend place
au working lunch,
seul le poète ne renonce pas
au désir désespéré
de sauver l’homme
dans le citoyen...
Et il erre… erre...
Un spectre de poésie erre.La Terre féconde, p. 40
Le troupeau du poète est celui de la terre, il offre ses mots pour guider ses semblables. Et si l’on me demandait si la poésie engagée existe, si c’est son rôle de prendre racine dans les entrelacs sociétaux, si elle doit remplir une mission, je répondrais que quiconque cherche à la contenir dans des définitions et des carcans se trompe, et la connait bien peu. La preuve ici, où engagement ne se dissocie plus de la présence lyrique du poète, et devient consubstantiel à son existence, matière de sa langue, ligne de son destin. Poète est exister dans la société des hommes et ré-unir autour de ce talisman qu’est le poème. Unifiant le sacré et le profane, le lyrisme et le discours politique, présent et absorbé par le miracle de l’art lorsqu’il offre cette grâce de transcender sa propre existence pour ne plus énoncer que la parole universelle d’un sujet agissant au nom du nombre, la poésie de Dato Magradze est globale, dans le sens où elle unifie tous les potentiels du genre, toutes les strates temporelles de ses amplitudes, dans une œuvre puissante.
Treize recueils, des prix et des présentations, des colloques et des prises de paroles, des lectures et des rencontres, mais surtout ceci :
Un spectre hante l’Europe,
un spectre de poésie y erre
afin de sauver l’Homme
dans le citoyen. Notre époque a perdu son rédacteur,
Il manque trois choses au nouvel univers :
– L’échelle au ciel !
– Le pont à la mer !
– Le rédacteur à l’époque !
– « Le carré noir » du maître Malevitch –
est une métaphore sublime
entre l’interrupteur et l’ampoule,
entre l’instant et la terre
si vous voulez, entre moi et la flèche
que j’avais lancée comme un chevalier.Un spectre hante l’Europe...
– “Déstabilisant” – est un mot
que notre époque a avalé de travers
et qu’elle ne peut plus recracher.– “Déstabilisant” – ce mot
doit être puni
parce qu’il est inopportun sur la grand’place,
où les mass médias auront tous les moyens
de transmettre en direct comment notre époque
a pris congé de la dignité.Un spectre hante l’Europe,
un spectre de poésie y erre...À Florence, sur la Piazza della Signoria
on s’est moqué de nous en érigeant un monument de merde –
“Mettez-vous derrière votre Renaissance”–.
Mais quand les mouches y bourdonnaient,
respirer était devenu impossible
et on l’a emmenée.Un spectre hante l’Europe,
l’Europe se rend aux élections
comme si elle allait à la messe
afin de voter pour Barabbas et de prier Jésus
de la sauver de la disgrâce.
Dato Magradze, La terre féconde, traduction de Véronique Bergen, Editions du Cygne, 56 pages, 10 €.