Denis Guillec, Au royaume de ON
À lire Denis Guillec, je constate que la politique est absente de la poésie… Serait-elle apolitique par nature, rejoignant ainsi, à force de bons sentiments et d’exaltation spirituelle, le camp bourgeois selon lequel il ne faut pas tout mélanger (soit une technique d’aveuglement assurant l’invisibilité de certains actes) … À moins que, avec Jacques Rancière, on estime que le travail de la littérature consiste à changer les sensibilités, plutôt que d’être engagée ?
Pour ma part je me reproche ce constat : si mes poèmes et romans n’abordent pas cette question, serait-ce par soumission involontaire à un certain establishment littéraire… pourquoi pas, après tout ? Puisque sous un autre nom que celui de Lair il m’est arrivé d’écrire des essais de caractère politique, chez Fayard ou Flammarion ? Denis Guillec me fait donc poser cette question : pourquoi évincer le politique du poétique ?
C’est que lui, on l’a compris, a choisi le chemin inverse : Au royaume de ON égrène les bonnes raisons d’être démocratiquement libéral, néo ou pas…
Au royaume de ON, on est contre la guerre
contre le mal
contre la mort
pour la paix
pour le bien
pour la vie
au Royaume de ON, on a des Valeurs
Denis Guillec, Au royaume de ON, Cactus Inébranlable éditions, 2022, 86 p., 8 €, chez librairiewb.com.
… ainsi, en soixante et onze poèmes, on passe en revue les grands aspects de notre vie : la justice et l’équité, le chômage, l’hygiène et la santé, l’écologie, la providence de l’État, le goût de soi… toujours avec une ironie qui mord là où ça fait mal… tant et si bien que le syntagme « démocratie libérale » devient ce qu’il est : un oxymore. Puisque le libéralisme tue la démocratie (en réduisant la démocratie aux règles de son jeu du laisser-moi-faire capital) … comme la démocratie tuerait le libéralisme si elle retrouvait son étymologie : la force au peuple !
J’ai utilisé le mot de « poème » alors qu’on pourrait arguer du caractère non poétique de ces éructations. Allez, je vous en remets une cuiller :
Au royaume de ON, la politique est morale
la société est éthique
l’économie est solidaire
le commerce est équitable
l’État est Providence
la soupe est populaire
au Royaume de ON, on est humanitaire
Bien sûr on ne frôle pas le sublime, on n’entrevoit pas de sentimentales nébuleuses, l’émoi est ici toujours du même tabac : l’ironie. Mais il y a une scansion, un procédé d’énumération qui au cours de la lecture s’élève comme une litanie, un répons que l’on verrait bien en scène, un récitant entonnant les six premiers versets, le chœur chantant le dernier :
au Royaume de ON, on est humanitaire
On est bien dans une construction, un maniement direct du langage de type poétique.
Au fur et à mesure des pages c’est toute une mécanique du discours qui se révèle, celui qui nous agite malgré nous (poètes compris !), celui du story telling libéral qui a gagné nos esprits depuis une trentaine d’années.
Au royaume de ON, l’argent ruisselle sur les sommets de haut en bas
on vénère les parvenu
félicite les premiers de cordée
encourage les seconds de cordée
tance les derniers de cordée
méprise les attardés d’en-bas
au Royaume de ON, rien n’est impossible si on le veut
Un tel « mécrit » a trouvé sa maison : les éditions du Cactus Inébranlable ont réalisé un joli livret en format à l’italienne. Une maison belge qui gratte et qui pique, paraît-il…