Pierre d’attente (élément d’un discord)

Le terme de « discord » qui apparaît dans le sous-titre du livre semble important pour l’auteur, puisqu’on le retrouve dans le titre d’un premier volume paru ailleurs : « Le Grand Discord ».

Le dictionnaire de l’Académie française nous donne de ce mot la définition suivante : « réfection de l’ancien français descort, « brouille », déverbal de descorder ». En musique, qui sonne faux, discordant. Commentaire : le mot est « vieilli ou litt. »

Littéraire, en effet, dans le mauvais sens du terme. Esthétisant. Pourquoi cette vieillerie alors que la langue de Didier Gambert est résolument moderne, en rien poétisante ? Je prends cette esthétisation pour la mise à distance d’une violence radicale qui parcourt la première partie du livre ; d’autant plus pressante qu’elle se trouve refoulée, comprimée sous ce bel atour.

« Pierre d’attente » : on pourrait prêter à ce titre une jolie brume poétique… alors que c’est un terme technique. En architecture, c’est une pierre faisant saillie à l’extrémité d’un mur, pour faire liaison avec une autre construction à venir.

Ainsi tout est posé dès le titre : il y a discord, et l’attente d’un accord.

On ne pouvait mieux attendre d’un érudit éditeur d’auteurs oubliés du siècle des Lumières, tel l’impertinent Henri-Joseph Dulaurens.

La première moitié du livre commence par une partie titrée « Poème cruel », suivie de « Discorde », « Brisure » … que résume cet extrait du premier poème bâti suivant la métaphore de l’aimant, dont les pôles se repoussent dès qu’ils sont tous les deux également  nord, ou sud :

Didier Gambert, Pierre d’attente (élément d’un discord), Éditions Sans escale, 2022, 120 pages, 13 €.

 

Mais si d’un choc d’une fracture d’une blessure
la haine entre eux s’installe
d’un horizon à l’autre
on les verra se fuir
se rejeter
d’un pôle à l’autre
se défier s’éviter
sans que jamais
la victoire 

Entre eux se décide

La suite est une déclinaison de ces deux mots posés : fracture, haine. L’une et l’autre se trouvent fracturés, défigurés, « c’est d’abord ça » :

visage de lit défait
draps mal tirés fin de partie
visage qui n’a pas d’yeux
ou cousus d’un épais fil de fer qui le fait saigner
et plus loin
silence en lame de couteau
qui tient lieu de visage

Il ne s’agit pas d’une perte seulement affective, c’est le corps lui-même qui est attaqué, défait de sa peau, « écorché sublime » dit le poète qui n’est pas plus épargné :

alors tu te rappelles œil encore gonflé
de toutes les visions des paradis perdus
que tu es bien cet être
mauvais
qu’on écrase comme une mouche sur une vitre
sans plus y penser

Donc pas d’appel désespéré (plein d’espoir puisqu’on appelle encore), pas de plainte destinée à émouvoir l’objet de l’amour, pas de douce nostalgie, le désaccord a fait exploser un monde entier. Nous voici au cœur de l’irréparable qui survient quand l’une ignore l’autre, radicalement. Alors ne subsistent, si l’on peut dire, que la destruction de l’une dans la colère et la disparition de soi dans l’affliction. On parle rarement de ce drame avec cette intensité.

Il faut donc tout reconstruire. C’est l’objet de la seconde moitié du livre, qui s’ouvre sur des « Méditations sur les espaces », et commence ainsi :

bénie soit
l’ombre unique
de l’arbre
dans le paysage dévasté
par cette guerre  

Voici que l’arbre acquiert une vertu tutélaire. Tous les arbres, les tilleuls, les sureaux  les frênes, leurs cimes mouvantes telles des houles laissent entrevoir un monde dénué de drame…

Dans une suite de courtes scènes sensuellement décrites, comme autant d’épiphanies, le monde est progressivement rendu au poète. La mer en Bretagne tout d’abord, « la rencontre du sel de l’eau de la terre et du vent ». Puis « Là-haut » :

Se purifier dans l’effort
franchir le col
là où le vent joue de la lyre
dans les câbles du télésiège

Après avoir retrouvé une stature avec l’arbre debout, s’être baigné dans l’eau régénératrice, avoir conquis les terres les plus hautes, le poète est prêt à redescendre dans les plaines. Ce qu’il nomme l’« Ailleurs » : il lui faut passer par des villes qui lui sont étrangères, Nantes, Passau, Karlsruhe, Valence,  Barcelone, Gand, pour fréquenter à nouveau l’humanité, et écrire :

Passé la frontière 

tout s’éclaircit
le froid purifie l’air
et l’on crierait

Merci
                     Merci

Je suppose que le parcours que j’ai ici  reconstruit n’était pas intentionnel, il ne serait dû qu’à mon interprétation. Il n’empêche : je fais confiance à l’inconscient du poète pour avoir dessiné cette résurgence suite au naufrage.

On aura saisi dans mes citations les qualités d’écriture de Didier Gambert : chacun des poèmes est dicté par une sensation, le sens émane d’un réel qui nous est rendu dans une langue à la fois simple, évidemment concrète, et pourtant chargée de discrètes réminiscences littéraires. L’auteur n’a-t-il pas avoué qu’il avait en ligne de mire un poème de Maurice Scève (1505-1569) quand il écrivit son « Poème cruel » ? On le sait, la Délie fut dédiée à une femme aimée d'un amour impossible.

Présentation de l’auteur

Didier Gambert

Didier Gambert, né en 1963. A lu et pratiqué la poésie avant de s’en détourner pendant de nombreuses années. Spécialiste de littérature du 18e siècle, en particulier de l’œuvre libertaire de Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793), auteur du Compère Mathieu ou les Bigarrures de l’esprit humain (1766), son œuvre la plus connue, ainsi que de L’Arretin (1763). Ces deux ouvrages ont été publiés chez Champion et Hermann. Revenu à la poésie, il y a quelques années, grâce à la lecture d’un poète récemment disparu. Textes publiés dans Lichen, ainsi que dans les anthologies Ailleurs et Un Rêve des éditions de l’Aigrette.

Autres lectures

Pierre d’attente (élément d’un discord)

Le terme de « discord » qui apparaît dans le sous-titre du livre semble important pour l’auteur, puisqu’on le retrouve dans le titre d’un premier volume paru ailleurs : « Le Grand Discord ». [...]




Didier Gambert, Méditations sur les Espaces, extraits

Le vent rabattait…
Temps ralenti
L’odeur puissante et fraîche…
Au jardin à midi…
Et moi…
C’est l’heure crépusculaire…
La vieille lune au ciel…

 

 

 

Le vent rabattait cette après-dînée comme
Odeur de très ancien village
Puisée où donc

De ses paumes glacées

 

***

Temps ralenti à l’infini
Ivresse des glycines guindées et des lupins
Aux fureurs poivrées de loups végétaux
Face au sud
Et
La rivière en bas

La centrale électrique aux fanons d’acier
Y filtre depuis quand les eaux brunes
De la mémoire

Souvent tout ce qui reste ce sont
Quelques images cruelles
D’un jardin d’enfance à odeur
De puits
de buis
et d’eaux amères

 

 

***

 

L’odeur puissante et fraîche des pommes habitait seule
La maison posée sur le socle oblique des rochers s’égouttant vers la rivière
      Qui coulait vers l’ouest

      Quand elle s’ouvrait

L’enfant célébrait le mystère de l’arbre
Tant les rameaux figés des colombages
Tendaient encore leurs bourgeons
Vers la chaude promesse

     De l’abeille
                                   du soleil
                                                               du vent

 

 

***

 

Au jardin à midi
Un duo de papillons
Tourbillonne
à hauteur de tête d’homme

*

 

Est-ce
Ombres de la sœur
Papillonnant
Hors les chambres du deuil

 

***

 

 

Et moi seigneur régnant d’un jardin de lumière fraîche et verte

Payer mes sujets en monnaie de pape
Frappée au bord du chemin
Régnant seigneur d’une bambouseraie tendue à l’occident
D’un domaine clos
Où l’orage parfois faisait rouler des barriques
Dans ses greniers à ciel
Qu’étiez-vous jeune fille d’orient qui cherchiez
Trésors dans la terre brune
Pas de discord alors âge muet des déluges obscurs et bleus
Murets de pierre sèche était-ce
Chicots de maisons ou clôture de jardins à orties
Chélidoines et pensées sauvages face à la maison des morts
À tous les vents offerte
Où n’entrer qu’en tremblant
Car y dormaient
Calèches et carrosses funéraires

Maison de la mort et des commencements sans porte ni fenêtre
Habitée par des vivants quel étonnement

Morts masqués

 

***

C’est l’heure crépusculaire

Les murs libèrent la chaude haleine
Qu’on sent par tout le corps
On est surpris par la fraicheur des sables
Ils enveloppent les pieds
D’un remous
Froid comme l’eau
Devenue poussière

L’enfant aimerait que de nouveau
Face à l’obstacle

Surgisse l’instant bleu

 

***

 

La vieille lune au ciel ce soir

Dans son embrouillamini de nuées
Veille
Comme un cancer

Que de pâles radiographies rangées dans
Une armoire
Ont livré à des yeux enfants
Scrutant la nébulosité pâle et trouble des organes

Lisant dans le passé l’antique destin de ce
Pilier de famille
Effrité peu à peu

 

Présentation de l’auteur

Didier Gambert

Didier Gambert, né en 1963. A lu et pratiqué la poésie avant de s’en détourner pendant de nombreuses années. Spécialiste de littérature du 18e siècle, en particulier de l’œuvre libertaire de Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793), auteur du Compère Mathieu ou les Bigarrures de l’esprit humain (1766), son œuvre la plus connue, ainsi que de L’Arretin (1763). Ces deux ouvrages ont été publiés chez Champion et Hermann. Revenu à la poésie, il y a quelques années, grâce à la lecture d’un poète récemment disparu. Textes publiés dans Lichen, ainsi que dans les anthologies Ailleurs et Un Rêve des éditions de l’Aigrette.

Autres lectures

Pierre d’attente (élément d’un discord)

Le terme de « discord » qui apparaît dans le sous-titre du livre semble important pour l’auteur, puisqu’on le retrouve dans le titre d’un premier volume paru ailleurs : « Le Grand Discord ». [...]