Doina Ioanid: Histoires du Pays des Babouches

Doina Ioanid: Histoires du Pays des Babouches (le titre en français du recueil Cele mai mici proze, Editura Nemira, București, 2017)

Traduit du roumain par
Jan H. Mysjkin

Préambule – PoèmAnvers

Une veilleuse qui peut prendre les formes d’une cache-abri. Deux pigeons blottis à côté d’un tuyau de descente. Un plancher blanc où glissent un cheveu et un harmonica dans l’appartement au-dessous. Des persiennes rouge brique esquissant un sourire de loin. Et puis les quiétudes. Les quiétudes du soir. Les quiétudes alléchées. Tu écoutes comme elles se meuvent, comme elles sonnent. Tu les vois briller sur un ongle. Quiétudes du soir. Une veilleuse. Un visage sous une veilleuse. Des polders traversés par le vent. Les quiétudes volant comme des foulques au-dessus de moi. Je me souviens de ton baiser bien ajusté à mon pied, le bas le plus fin, dans un ici, dans un ailleurs.

 

 

 

 

 

 

Je me tiens dans une main et je mendie l’histoire de quelqu’un d’autre. Un après-midi d’été indien. Un café, je me dirige vers une table. Un homme se dirige vers la même table. C’est une grande table ronde. Partageons-la, dit-il. Un moment de gêne. Il s’appelle Lemi, il fume des Marlboro. Il habite tout près, il n’avait plus de sucre. Peut-être juste un prétexte pour un café, un après-midi d’été indien. Lui, un café, moi, une bière. Il est venu à Anvers quand il avait dix-sept ans, de l’ex-Yougoslavie. Le hasard : un régisseur l’avait remarqué dans une discothèque, il cherchait quelqu’un avec l’accent et une gueule de l’Est pour jouer un KGB-iste. Il est parti spontanément. Le sort. Il a ensuite joué dans d’autres films. Il est spontané. Spontané et direct. Il a un nez de boxeur et ressemble à Robert De Niro. Maintenant, il est dans le business, quelque chose avec la mode, l’art. Il cuisine bien la paella. Mais il est seul, divorcé. Une femme marocaine. Deux enfants. Les enfants te coûtent une fortune en Belgique. Le soleil sur le plateau de la table. Quelques feuilles qui froufroutent. Au départ, un bras sur mon épaule. Nous, gens de l’Est, nous devons nous soutenir les uns les autres. Je me promène dans la vieille ville, parmi des immeubles givrés. Je fais des photos, je bois une bière. Je me mets de nouveau en route. Un œil s’ouvre dans mon dos, un œil avec un doigt sur ses lèvres. Ensuite, je longe le jardin du béguinage, là où l’oignon donne des fleurs violettes. Et je me tiens de nouveau dans une main et je mendie l’histoire de quelqu’un d’autre. En fait, mon histoire, en quelque sorte. L’histoire d’une main mise dans une autre main.

 

Une image pivotant sur un tambour, une apparition dans une tour à Bruges. Autour de moi, sept lits, et dessus, sept femmes en blanc, avec un turban orange. La réalité du jour commence avec un battement d’ailes contre la fenêtre à côté de mon lit. Un vitrail sonore. L’aile ouverte d’un oiseau m’habille discrètement à l’intérieur. Mes membranes matinales. Membranes protectrices.

 

Good morning sur un escalier bleuâtre aux taches de café. L’homme au sushi me sourit. Des propos recueillis dans la rue aux massettes. En face de moi, un cygne blanc, les ailes grandes ouvertes. Le tramway fait revenir sur ses rails toutes sortes de souvenirs avoisinants. Puis, je fais la cuisine pour quelqu’un d’autre que celui en face de moi. Quelqu’un qui essaie de m’entrevoir au-dessus de la tête des autres.

 

Te déplacer avec une chaise. Reculer avec une chaise. De combien de manières ? Jusqu’à ce que mes yeux dépassent les autres et s’assoient à ta table. Jusqu’à ce que tes yeux secouent les griffes de ton épaule, au détour d’une rue. Juste un regard parlant.

 

Les lignes d’un plancher blanc que tu suis des soirées entières. Le plancher blanc, rayé comme un cahier réglé. Réglé, réglé, feuilles rayées. Garde, regarde les lignes de ta paume ! Un arbre entouré de chrysanthèmes et une bicyclette posée contre lui. Je ne sais pas rouler à bicyclette. Alors ce sera taxiclette ou pédalo.

 

Sel et poivre. Prendre le chemin du poivre et du sel. Leurs histoires te rassemblent comme les doigts d’une main. Et de nouveau cette musique d’un tram qui ramène des souvenirs sur ses rails. Sel et poivre, le chemin de tes pas sur le plancher blanc.

 

 




Écritures féminines : découvertes de Claire Dumay, Doina Ioanid, Marcelline Roux

Il est des « découvertes » de pays, de nature, d’animaux, de science, etc.. Il en est une - plus secrète - « en poésie » que propose Recours aux poèmes en m’adressant trois recueils de poétesses dont j’ignore tout. Question poétesses, je note que sont citées obsessionnellement (?) Tsvetaieva, Akhmatova,  Dickinson et parfois…Sapho. Sont-elles des exceptions ? Sont-elles des arbres qui cachent la forêt des créatrices ? Tout semble à découvrir. Une chance. Il y a ces Grandes découvertes d’un continent entier soudain révélées aux envahisseurs (les Amériques) ou ce Palais de la Découverte où se muséifie ce qui a été trouvé (des nids d’abeilles aux illusions d’optique). Mais en poésie par où commencer aujourd’hui ? La France ou la Roumanie ? Claire ou Marcelline ? Les éditions Rhubarbe ou de l’Agneau ? Le plus grand ou le plus petit opuscule? La couverture noire, blanche ou bise ? Au demeurant, les mots ont-ils jamais un commencement ? Ils n’ont probablement pas plus de fin que celle de nos articles…

Claire Dumay

Pour liquider le choix du premier écrit, l’un des ouvrages au titre prédestiné - Liquidation - attire par la position extrême qu’il semble soutenir. Claire Dumay y pratique une introspection salvatrice en explorant sa « propre inconstance » écartelée entre ces « états vésuviens » que sont aimer et désaimer, le oui et le non. La « croyance utopique » en un amour inaltérable est un « leurre », une « imposture ».

Elle se sent alors « appariée » à cet enfant au point d’ « entrer dans le corps » de sa mère. Dans son univers, seules les cartes postales (pour lesquelles j’ai une ferveur similaire) échappent à son ressentiment. Elles sont porteuses de « tendresse pour des lieux » ou de personnages qu’elle a envie de « rejoindre » en intégrant « l’image, cette incarnation réussie d’un non-lieu ».

La poétesse (en prose) est la proie d’une « respiration chaotique ». Elle veut « éradiquer » la famille de diverses manières. Tout d’abord la chambre parentale où se passent des « choses corporelles » à la fois fascinantes et repoussantes. Sur le tard, elle y retrouve le père malade en pleine « décrépitude », avec les « flancs comme des douves asséchées »… Elle hait d’évidence «  la famille idéale », ce mythe du couple: une « damnation douce » dont le « modèle » suscite tant d’« amertume » et conduit à « l’ornière du divorce ». Elle « congédiera » le mariage, le « tuera » faute de pouvoir l’ « assimiler » : « Je ne peux accoucher que de moi ». Lorsqu’elle consulte ses propres photos de mariage, elle se trouve même « méconnaissable en mariée » : sa pupille « est morte ». Tenir un nourrisson dans ses bras l’ « ébranle » et la « violente », tant elle est hantée par des « flashes d’horreur » (idées de meurtre). Chaque matin, elle observe un petit voisin mongolien adulé par sa mère. Tous deux – mère et enfant - la renvoient à une « secrète discorde » qui fait monter « l’insurrection et l’insoumission ». 

 

Claire Dumay, Liquidation, Ed. Henry, La main aux poètes, 8€

Claire Dumay, Liquidation, Ed. Henry, La main aux poètes, 8€

Son écriture fouaille et dissèque nombre d’instants de « ressentiment », explorant un mal-être avec une énergie telle qu’elle captive et ensorcelle. Rien ne lui échappe : « J’entre dans une intimité forte avec le monde mouvant qui me forge ». De tels instants de violence intime - ces bouts de vie réelle et/ou fictive - s’articuleraient aisément pour explorer la continuité de ce malaise (avec ses écrits antérieurs Arracher le tapis et Les étreintes bloquantes). Sans doute car la lectrice se laisse asphyxier- avec un certain délice - par ces écrits si attachants dans leur désespérance.

Doina Ioanid

Passer à un deuxième recueil est plus aisé, car celui de Doina Ioanid propose justement des Poèmes de passage dans Le collier de cailloux ! Il a en commun avec le précédent un net intérêt pour la famille (ici grand-père, grand-mère, mère, etc.), une entrée en écriture au nom du « je » d’une « femme mûre » (chez C. Dumay, c’est une « adulte vieillissante »), lequel se dévoile ici peu à peu en mini-récits classés en deux ensembles Intervalle et Lettres à Papy Dumitriu

Or ces ensembles s’ouvrent avec le fac-similé manuscrit par la poétesse de ses traductions en français. Son écriture soignée et attentive induit une lecture plutôt sereine.Les comparaisons révélant son univers intérieur sont cependant imprévues. La poétesse aimerait être « une boule de bowling » qui glisse et s’en va. Autour d’elle, on lui conseille d’éviter la fatigue pour ne pas ressembler à un « homard bouilli ». En proie à la tristesse dévergondée, elle la compare à un « millefeuille raté ». Les pleurs de sa mamie auraient pu être transformés en « gouttelettes de verre » par un maître-verrier. Là, elle voit une demoiselle (elle ? ) comme un « moineau sans plumes ». Elle porte enfin ses souvenirs en « pensées », comme autant de « boulettes de pain ». Au passage, elle évoque aussi les « cartes postales » : elle aime tant son papy défunt qu’elle rêve : l’ancien lui en envoie une de tous les endroits qu’il n’a pu visiter et « n’a jamais vus » (rien à voir avec les cartes postales de C. Dumay, encore moins celles de Derrida ! ). Quelle fonction Doina attribue-t-elle au langage ? Les mots étouffés, « avalés » après le deuil de l’ancêtre, lui sont une « échelle de Jacob du plus profond de  « moi »  jusqu’à la voûte de mon palais ».

Doina Ioanid, Le collier de cailloux, poèmes de passage, traduit du roumain par Jan h. Mysjkin, Ed. Atelier de l’agneau,17€

Doina Ioanid, Le collier de cailloux, poèmes de passage, traduit du roumain par Jan h. Mysjkin, Ed. Atelier de l’agneau,17€

Marcelline Roux

Les mots de Marcelline Roux, eux, sont moins parlés (cf. la voûte du palais de D. Ioanid) que vus et observés dans le recueil Celles qui regardent. Comme D. Ioanid, elle part à la recherche de sa pensée selon de courtes parcelles successives. Echappant à la solitude, cette auteure partage un projet avec la dessinatrice Francepol : dessiner et écrire les feuillets d’un Carnet de maisons afin de trouver une demeure pour y vivre ensemble. Toutes deux sont « maîtresses d’œuvres ». L’une esquisse d’insolites habitats (enroulés en escargot((Comme le logo-photo avec un escargot dodu de l’éditeur, la dessinatrice enroule parfois des méandres pour esquisser la coquille.) , emportés dans un tourbillon, superposés en coupe, imbriqués dans la nature) ; l’autre décrit son idée du domicile. Pour ce faire, le « Je » de M. Roux rencontre le « Elle » (celui de la dessinatrice) et croise aussi de mystérieux « ils » qui représentent « pudiquement » le couple traditionnel. Sa quête de poétesse l’incite à chercher jusqu’où investir pour « donner une âme à un lieu ». Comment « vouloir » une maison sans « risquer l’abandon » de la première demeure d’enfance ?

Il y a tant de maisons possibles. Les maisons littéraires (celle de M. Duras, Neauphle le Château où les gestes de propreté ou de courses se transmettent entre femmes) ou cinématographiques (celle de C. Akerman, Jeanne Dielmann avec des séances de repassage devant la télévision, mais aussi le plaisir de siroter une tasse de café) ou intérieures (auteur Mariusz Wilk qui est son propre refuge) ou celle de grand-mère aux volets verts ou celle d’enfance ou… Tant et tant de demeures prennent place dans ce cheminement que l’auteure « porte »sa maisonnette imaginaire sur son dos « comme les escargots » ? De chaque habitation dérive un certain monde.

Cependant la femme-peintre « disparaît sans faire de bruit » (décès), renvoyant la poétesse à sa solitude originelle. Ne pouvant poursuivre le projet, Marcelline « ferme les écoutilles ». Elle en transcrira la mémoire à sa façon : sur son carnet de bord  s’invente « un antre » qui se « métamorphose » en livre. Quelle consolation ultérieure ? L’achat « d’un nouveau carnet » dont elle n’ose anticiper la fonction. Ah, si elle retrouvait cette maison et ce jardin avec des bouleaux, des rosiers, des brindilles pour des boutures, des repas, des lectures, de la musique dans le salon. Bref, un « ermitage » auquel elle continuerait de rêver, malgré tout, malgré la mort…Une façon d’être humaine que tant d’êtres partagent.

Peut-on pour autant prétendre connaître ce que l’on croit avoir lu et découvert? Les poétesses Claire la rebelle inépuisable, Marcelline la sédentaire rêveuse et Doina marquée par l’esprit de famille (lignage, fratrie), devenues à travers ces textes amies en écriture, ont encore tant à dire. Au demeurant, ne lit-on pas les autres en se lisant soi-même ? ne se lit-on pas soi-même en lisant les autres ?

 

Marcelline Roux, Celles qui regardent, Carnet des maisons, Ed. Rhubarbe, 9€




Ecritures féminines : découvertes

Il est des « découvertes » de pays, de nature, d’animaux, de science, etc.. Il en est une - plus secrète - « en poésie » que propose Recours aux poèmes en m’adressant trois recueils de poétesses dont j’ignore tout.

Question poétesses, je note que sont citées obsessionnellement (?) Tsvetaïeva, Akhmatova,  Dickinson et parfois … Sapho. Sont-elles des exceptions ? Sont-elles des arbres qui cachent la forêt des créatrices. Tout semble à découvrir. Une chance. Il y a ces Grandes découvertes d’un continent entier soudain révélés aux envahisseurs (les Amériques) ou ce Palais de la Découverte où se muséifie ce qui a été trouvé (des nids d’abeilles aux illusions d’optique). Mais en poésie par où commencer aujourd’hui ? La France ou la Roumanie ? Claire ou Marcelline ? Les éditions Rhubarbe ou de l’Agneau ? Le plus grand ou le plus petit opuscule? La couverture noire, blanche ou bis? Au demeurant, les mots ont-ils jamais un commencement ? Ils n’ont probablement pas plus de fin que celle de nos articles…

Elle hait d’évidence «  la famille idéale », ce mythe du couple: une « damnation douce » dont le « modèle » suscite tant d’« amertume » et conduit à « l’ornière du divorce ». Elle « congédiera » le mariage, le « tuera » faute de pouvoir l’ « assimiler » : « Je ne peux accoucher que de moi ». Lorsqu’elle consulte ses propres photos de mariage, elle se trouve même « méconnaissable en mariée » : sa pupille « est morte ». Tenir un nourrisson dans ses bras l’ « ébranle » et la « violente », tant elle est hantée par des « flashes d’horreur » (idées de meurtre). Chaque matin, elle observe un petit voisin mongolien adulé par sa mère. Tous deux – mère et enfant - la renvoient à une « secrète discorde » qui fait monter « l’insurrection et l’insoumission ». Elle se sent alors « appariée » à cet enfant au point d’ « entrer dans le corps » de sa mère. Dans son univers, seules les cartes postales (pour lesquelles j’ai une ferveur similaire) échappent à son ressentiment. Elles sont porteuses de « tendresse pour des lieux » ou de personnages qu’elle a envie de « rejoindre » en intégrant « l’image, cette incarnation réussie d’un non-lieu ».

Son écriture fouaille et dissèque nombre d’instants de « ressentiment », explorant un mal-être avec une énergie telle qu’elle captive et ensorcelle. Rien ne lui échappe : « J’entre dans une intimité forte avec le monde mouvant qui me forge ». De tels instants de violence intime - ces bouts de vie réelle et/ou fictive - s’articuleraient aisément pour explorer la continuité de ce malaise (avec ses écrits antérieurs Arracher le tapis et Les étreintes bloquantes). Sans doute car la lectrice se laisse asphyxier- avec un certain délice - par ces écrits si attachants dans leur désespérance.

Claire Dumay, Liquidation, Ed. Henry, La main aux poètes, 8€

Claire Dumay, Liquidation, Ed. Henry, La main aux poètes, 8€

Pour liquider le choix du premier écrit, l’un des ouvrages au titre prédestiné - Liquidation - attire par la position extrême qu’il semble soutenir. Claire Dumay y pratique une introspection salvatrice en explorant sa « propre inconstance » écartelée entre ces « états vésuviens » que sont aimer et désaimer, le oui et le non. La « croyance utopique » en un amour inaltérable est un « leurre », une « imposture ». La poétesse (en prose) est la proie d’une « respiration chaotique ». Elle veut « éradiquer » la famille de diverses manières. Tout d’abord la chambre parentale où se passent des « choses corporelles » à la fois fascinantes et repoussantes. Sur le tard, elle y retrouve le père malade en pleine « décrépitude », avec les « flancs comme des douves asséchées »…

Son écriture soignée et attentive induit une lecture plutôt sereine. Les comparaisons révélant son univers intérieur sont cependant imprévues. La poétesse aimerait être « une boule de bowling » qui glisse et s’en va. Autour d’elle, on lui conseille d’éviter la fatigue pour ne pas ressembler à un « homard bouilli ». En proie à la tristesse dévergondée, elle la compare à un « millefeuille raté ». Les pleurs de sa mamie auraient pu être transformés en « gouttelettes de verre » par un maître-verrier. Là, elle voit une demoiselle (elle ?) comme un «moineau sans plumes ». Elle porte enfin ses souvenirs en « pensées », comme autant de « boulettes de pain ». Au passage, elle évoque aussi les « cartes postales » : elle aime tant son papy défunt qu’elle rêve : l’ancien lui en envoie une de tous les endroits qu’il n’a pu visiter et « n’a jamais vus » (rien à voir avec les cartes postales de C. Dumay, encore moins celles de Derrida !). Quelle fonction Doina attribue-t-elle au langage ? Les mots étouffés, « avalés » après le deuil de l’ancêtre, lui sont une « échelle de Jacob du plus profond de moi jusqu’à la voûte de mon palais ».

Passer à un deuxième recueil est plus aisé, car celui de Doina Ioanid propose justement des Poèmes de passage  dans Le collier de cailloux ! Il a en commun avec le précédent un net intérêt pour la famille (ici grand-père, grand-mère, mère, etc.), une entrée en écriture au nom du « je » d’une « femme mûre » (chez C. Dumay, c’est une « adulte vieillissante »), lequel se dévoile ici peu à peu en mini-récits classés en deux ensembles Intervalle et Lettres à Papy Dumitriu. Or ces ensembles s’ouvrent avec le fac-simile manuscrit par la poétesse de ses traductions en français.

Doina Ioanid, Le collier de cailloux, poèmes de passage

Doina Ioanid, Le collier de cailloux, poèmes de passage, traduit du roumain par Jan h. Mysjkin, Ed. Atelier de l’agneau, 17€

Les mots de Marcelline Roux, eux, sont moins parlés (cf. la voûte du palais de D. Ioanid) que vus et observés dans le recueil Celles qui regardent. Comme D. Ioanid, elle part à la recherche de sa pensée selon de courtes parcelles successives. Echappant à la solitude, cette auteure partage un projet avec la dessinatrice Francepol : dessiner et écrire les feuillets d’un Carnet de maisons afin de trouver une demeure pour y vivre ensemble. Toutes deux sont « maîtresses d’œuvres ». L’une esquisse d’insolites habitats (enroulés en escargot*, emportés dans un tourbillon, superposés en coupe, imbriqués dans la nature) ; l’autre décrit son idée du domicile. Pour ce faire, le « Je » de M. Roux rencontre le « Elle » (celui de la dessinatrice) et croise aussi de mystérieux « ils » qui représentent « pudiquement » le couple traditionnel. Sa quête de poétesse l’incite à chercher jusqu’où investir pour « donner une âme à un lieu ». Comment « vouloir » une maison sans « risquer l’abandon » de la première demeure d’enfance?

Il y a tant de maisons possibles. Les maisons littéraires (celle de M. Duras, Neauphle le Château où les gestes de propreté ou de courses se transmettent entre femmes) ou cinématographiques (celle de C. Akerman, Jeanne Dielmann avec des séances de repassage devant la télévision, mais aussi le plaisir de siroter une tasse de café) ou intérieures (auteur Mariusz Wilk qui est son propre refuge) ou celle de grand-mère aux volets verts ou celle d’enfance ou… Tant et tant de demeures prennent place dans ce cheminement que l’auteure « porte »sa maisonnette imaginaire sur son dos « comme les escargots»? De chaque habitation dérive un certain monde. Cependant la femme-peintre « disparaît sans faire de bruit » (décès), renvoyant la poétesse à sa solitude originelle. Ne pouvant poursuivre le projet, Marcelline « ferme les écoutilles ». Elle en transcrira la mémoire à sa façon : sur son carnet de bord  s’invente « un antre » qui se « métamorphose» en livre. Quelle consolation ultérieure? L’achat « d’un nouveau carnet » dont elle n’ose anticiper la fonction. Ah, si elle retrouvait cette maison et ce jardin avec des bouleaux, des rosiers, des brindilles pour des boutures, des repas, des lectures, de la musique dans le salon. Bref, un «ermitage » auquel elle continuerait de rêver, malgré tout, malgré la mort…Une façon d’être humain.e que tant d’êtres partagent.

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Marcelline Roux, Celles qui regardent, Carnet des maisons, Ed. Rhubarbe, 9€

Peut-on pour autant prétendre connaître ce que l’on croit avoir lu et découvert? Les poétesses Claire la rebelle inépuisable, Marcelline la sédentaire rêveuse et Doina marquée par l’esprit de famille (lignage, fratrie), devenues à travers ces textes amies en écriture, ont encore tant à dire. Au demeurant, ne lit-on pas les autres en se lisant soi-même ? ne se lit-on pas soi-même en lisant les autres ?