Autour des éditions Aux cailloux des Chemins : Matthieu Lorin, Dominique Boudou et Thierry Roquet.

J'avais été enchanté par le premier livre de Matthieu Lorin, Souvenirs et grillages paru aux éditions Sous le Sceau du Tabellion. Il nous donne cette fois L'éboulement du temps qui procède du même principe qu’Un corps qu'on dépeuple paru aux éditions Exopotamie l'année dernière, sorte d'autobiographie où le rapport au corps est toujours présent. 

L'éboulement du temps serait donc un exercice de mémoire dans lequel les images avancent leur énigme pour ne rien dire trop frontalement. Le livre s'ouvre sur la naissance : Au commencement, il y a les eaux qui glissent le long de ma peau et la retroussent, comme on remonte les jupes d'une fille avant de s'enfuir en courant. Puis les poumons qui se déchirent.

Nul ne se souvient consciemment de sa naissance et Matthieu Lorin en invente des réminiscences afin de dire autre chose : un être social déjà en difficulté. On se penche au-dessus de moi mais je ne les reconnais pas : je n'ai jusque là fréquenté que les dieux et eux ont des cicatrices d'acné et des haleines de tisseurs de mensonges.

Cette petite enfance passée au crible particulier de Matthieu Lorin s'énonce  avec une causticité à peine masquée : Alors c'est ainsi que l'on vit : un mal de dents à arracher les vipères du trou où elles se terrent, des jambes qui ne nous obéissent pas, un corps protégé par une maison au crépi jauni.

Et toujours, même en grandissant, ce regard méfiant voire négatif sur tout ce qui entoure : On rencontre des personnes à qui l'on ne fait pas confiance, d'autres pour qui nous déracinerions nos rancunes à mains nues. Non sans une touche d'humour : J'apprends en percutant le monde. Je le jetterais volontiers au feu mais n'ai déjà plus le droit de m'en approcher. Regard porté sur soi également sans complaisance : J'ai six ans et des pensées qui ne débordent pas : ici, le lait ne reste jamais trop longtemps sur le feu.

Matthieu Lorin, L'Eboulement du temps, éditions Aux Cailloux des Chemins, 2023, 84 pages, 12 €.

On souffre avec cet enfant à propos duquel l'adulte qu'il est devenu relate : je n'ai pas le dixième d'un siècle et il faut déjà me comporter comme une croix de granit.

Dans cette chronologie, on trouvera des réflexions (pensées de la mère ?) : Tu n'étais peut-être pas mon préféré mais tu avais avec toi cette volonté de n'être rien, de ne pas vouloir faire plier le regard des autres. C'est l'expression d'une douleur et d'une solitude qui hante ces lignes, On se barricade avec ce que l'on trouve : l'amour, un morceau de tissu, le silence ou des mutilations.

C'est une personne en marge de la réalité qui se confie : On demande ses projets à l'adulte que je deviens alors que je ne connais ni mon groupe sanguin ni les dates de péremption. Ce qui occasionne un dire poétique particulier : Je me terre dans le creux de mes nerfs, espérant des mondes concaves où il est possible de s'abriter des visages gris.

Et après un déménagement, sans doute pour des études : On me dit qu'il s'agira de mes meilleures années, oubliant que les dents jaunissent et que je connais déjà Nizan. Clin d’œil à celui qui, dans Aden Arabie, écrivait : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. »

Même des événements importants sont énoncés froidement : On me pose la question : nous voilà mariés. Et plus loin, avec cette désespérance sourde qui trame le livre : nous voilà prêts à ranger notre existence dans une centaine de mètres carrés pour y dilapider nos rêves d'infortunés. Pourtant, une lueur semble se faire avec la naissance d'un enfant : Un visage sort de ce ventre. Il a la forme d'un bouquet de tendresse et son ombre projette des arabesques sur le mur encore blanc. Au final du livre cette conclusion douce-amère :

J'ai laissé mes souvenirs devant la porte d'entrée car il pleuvait fort et ils étaient détrempés.

Je les ai essorés comme on tord une serviette de plage. Seulement trois gouttes de mélancolie sont tombées, sur mon pied gauche.

Ploc, ploc, ploc.

Et ce fut tout.

Un très beau livre.

Premier titre 2024 de la Collection "Nuits indormies" Matthieu Lorin lit un extrait de L’Eboulement du temps.

 

∗∗∗

Avec Dominique Boudou, c'est une tout autre forme de prose qui se déploie. Le titre, Choses revues dans Bordeaux et ailleurs, parle de lui-même. D'ailleurs, les poèmes portent majoritairement le nom de lieux (rues, places, quais...) et une trentaine s'intitulent (Off). Le premier (Off), donne, poétiquement là aussi, une sorte de grille de lecture : J'ai toujours aimé marcher dans la ville. Quelques signes du hasard imposent parfois un itinéraire qui brouille les chemins. Il existe une durée où le corps cesse de s'appartenir. Et l'esprit à la traîne en suit les flottements, au gré des vents et des oiseaux.

C'est donc bien le hasard qui guidera les pas de l'auteur et ceux du lecteur dans cette déambulation principalement girondine. Au-delà de la simple description, les petits pavés d'écriture proposent un regard révélateur de l'état d'esprit du poète, souvent comme une douce rêverie :

 

Rue Vital-Carles, 1

La lumière est douce sur les hauts murs des grands hôtels. Les jardins ont des bruissements de gaufres sèches. Quelqu'un peut-être tourne en rond. Le tram qui monte n'en couvre pas les langueurs. Il a les siennes avec son œil borgne et son silence. […]

 

Dans un de ces (Off), l'auteur cite Nuno Júdice  : La mélancolie enseigne que le trait définit tout, depuis l'émotion du visage jusqu'à la montagne au soleil couchant. 

Dominique Boudou, Choses revues dans Bordeaux et ailleurs, éditions Aux Cailloux des Chemins, 2021, 112 pages, 12 €.

Et de poursuivre : Bordeaux n'est pas une ville mais un trait qui s'étire dans mon corps quand la lumière faiblit.

La réalité, évoquée par quelques détails et événements banals, est parfois saisie sur le vif. Ainsi de ce cours Victor Hugo, que j'ai beaucoup fréquenté il y a longtemps (et les quartiers Saint-Paul et Saint-Michel) :

Cours Victor Hugo, 3

Trois hommes aux chiens font le guet autour de la porte de Bourgogne. Une berline aux vitres teintées, longue comme un corbillard, immobilise la circulation. Thrombose du paysage. Quelques passants rabattent sur leur corps un pan de manteau qui n'existe pas. Une mère avec landau se précipite vers un étal de fruits. Une trottinette s'échappe vers la rue des Faures. Ne reste plus qu'un papillon sur un monticule de goyaves. Il n'a pas peur d'un mauvais film. Il sait depuis toujours que la réalité n'est jamais si fragile.

 

Les menus détails relevés sont toujours prétexte à réflexion, non pas dans une forme de dissertation mais par touches poétiques et suggestives.

Place Saint-Sernin, 5

Un chien qui saute en l'air dans un rayon de soleil et cherche à saisir son ombre. Sous les yeux d'un enfant incrédule. L'instant va si vite. A-t-il vraiment eu lieu ? L'image ne sera pas retenue comme elle a surgi. La mémoire en retouchera les lignes de fuite. Les contours du chien et les aplats du soleil sur l'herbe couchée manqueront de vérité. Le réel est toujours un corps improbable. Presque liquide.

 

Il me faut dire un mot de ces pages (Off) qui nous emmènent loin parfois de Bordeaux, par exemple à Alcalá de Henares, lieu de naissance de Miguel de Cervantès : Un avion entre deux nuages cherche un couloir parmi les vents contraires. Don Quichotte, amoureux des immensités chimériques, irait jusqu'en Patagonie. Et Sancho Panza l'attendrait au bout d'une piste avec des chevaux de trait. Pour lui remettre les pieds sur terre.

Dominique Boudou, tel Don Quichotte, n'a pas tout à fait les pieds sur terre et c'est tant mieux car ainsi, il nous fait le cadeau de ces belles pages. Rien n'est vraiment abouti dans le monde. L'espace et le temps, les êtres et les choses sont incomplets même quand rien ne leur manque. J'aime que les listes, écrites à la va-vite sur un coin de table ou longuement réfléchies, en expriment l'empêchement. Pari réussi et plus encore. Cette promenade Avec quelques fantômes de rencontre, pour le plaisir du texte enchanteront ceux qui connaissent Bordeaux aussi bien que les amoureux de la langue.

Dominique Boudou présente son ouvrage Choses revues dans Bordeaux et ailleurs aux éditions Aux Cailloux des Chemins. Librairie Mollat.

∗∗∗

On définit fréquemment la poésie du quotidien comme narrative et réaliste, simple, ne recherchant pas les effets de style. Parmi ses représentants, citons Georges Louis Godeau et François de Cornière. Une de ses fonctions serait de trouver une réconciliation avec le monde et avec soi-même.

Thierry Roquet s'inscrit dans cette mouvance qui, partant de soi, de l'intime et de l'observation du proche, peut toucher tout un chacun, par une expérience similaire, ou par cette magie qui la rend commune : le rapport du lecteur au texte.

 

on me demande si j'ai de l'ambition
si j'ai vraiment envie de m'investir ici
si j'ai confiance en moi
ma mise en scène est bâclée
et mes yeux passent de l'un à l'autre
[…] j'aimerais pouvoir me détendre
raconter une bonne blague
leur avouer que je m'en fous complètement
de leur offre de la santé de leur entreprise
de notre prétendu projet d'avenir commun

Thierry Roquet, D’ordinaires cascades, éditions Aux cailloux des chemins, 2024, 92 pages, 12 €.

 

L'auteur se tient au plus près — pour reprendre le titre d'un livre d'un autre poète du quotidien, Roger Lahu — de la réalité et son écriture également, dans une sobriété qui ne voudrait retenir que l'essentiel, y compris dans cet auto-portrait en creux :

 

Je n'ai pas d'armes chez moi
ni fusil d'assaut
ni sabre laser
ni 22 long rifle
ni rien de tout ceci
je me contente (à dessein)
de quelques babioles non létales
d'une vieille télé
de quelques bières
d'un ordinateur qui tourne
dix-huit heures sur vingt-quatre
et
de bons livres d'écrivains
qui n'ont pas grand chose
ni armes
ni rien de tout ceci
et
c'est déjà pas mal
pour sentir la mesure
d'un cœur qui bat
d'un cœur qui encore bat
la mesure

 

L'humour est présent, façon de dénoncer les travers et désagréments de notre société, comme dans le poèmes Enquête téléphonique : Pensez-vous / qu'il y a de la luzerne dans l'espace ? / Je peux comprendre que vous n'ayez pas / le temps de me répondre. […] Je vais donc poser ma question différemment. / La rendre plus globale. / Pensez-vous qu'il y aura assez de luzerne / pour tous les ânes de l'espace ? Humour qui, mine de rien, pointe des choses plus graves, jusque dans l'auto-dérision dont l'auteur sait faire preuve.

 

Je sais ce que vous allez penser
que c'est assez ridicule
C'est pourtant la vérité
Je devais avoir quoi 16 ou 17 ans
oui j'ai envisagé d'en finir
ne trouvant plus aucune autre issue
avant de finalement me rétracter
parce qu'il y avait un film
avec James Dean à la télé
La fureur de vivre
Je ne l'avais encore jamais vu

 

Il y a une manière américaine dans ces poèmes narratifs. Quoi de plus normal de trouver en exergue du livre une citation de Charles Bukowski : « Comprends-moi. Je ne vis pas dans le monde ordinaire. J'ai ma folie. Je vis dans d'autres dimensions, et je n'ai pas de temps pour les choses sans âme. ». Thierry Roquet raconte pourtant l'ordinaire, mais de celui-ci il tire de l'extraordinaire : Buster Keaton sourit enfin / sur le poster et le poisson dans l'aquarium / a changé de couleur       Je ne dors pas / Ce qu'il faut retenir c'est sa respiration

S'il fallait résumer ce livre par quelques vers, je choisirais les suivants : c'est un poème de soi qui / ressemble à la poussière des jours c'est / en fin de compte un poème / sur une solitude terre promise je crois

 

Seizième titre de la collection "Nuits indormies" : D’ordinaires cascades de Thierry Roquet, lecture par l'auteur. 

Présentation de l’auteur

Matthieu Lorin

Né au début des années 1980 en Normandie, Matthieu Lorin vit actuellement à Chartres où il enseigne.

D’abord nouvelliste (prix de la nouvelle Crous de la région Centre-Val de Loire, prix de la ville de Rouen), il écrit aujourd’hui à la poésie. Ses premiers textes ont été publiés en revues : Lichen, Décharge et surtout La page blanche dont il est devenu l’éditeur associé. 

Son premier recueil, Le tour du moi en 31 insomnies, est publié aux éditions du Port d’Attache. Proses géométriques et Arabesques arithmétiques a d’abord été publié en 2021 par les éditions du Nain qui tousse, accompagné par des aquarelles de Marc Giai-Miniet. Puis il publie  Souvenirs et Grillages.

Bibliographie

  • Le tour du moi en 31 insomnies éditions du Port d’Attache.

  • Proses géométriques et arabesques arithmétiques éditions du Nain qui tousse.

  • Souvenirs et grillages, éditions Sous le Sceau du Tabellion.

Poèmes choisis

Autres lectures

Matthieu Lorin, Un corps qu’on dépeuple

Un corps qu’on dépeuple : l’arroi du désarroi Matthieu Lorin survit à lui-même comme aux faux-semblants, une face rieuse tournée vers un monde dévasté, l’autre, tragique, greffée à ses ruines d’enfance. Entre les deux [...]

Matthieu Lorin, Souvenirs et Grillages

C’est un recueil qu’il faut ouvrir en deux pour y déambuler librement. Après avoir « coupé le grillage des mots », on « pénètre les textes ». Le seuil est franchi. L’auteur nous invite à le suivre [...]

Présentation de l’auteur

Dominique Boudou

Je suis né à Paris en 1955 et vis à Bordeaux depuis un demi-siècle où je me laisse cultiver par mon jardin. J’ai survécu au métier d’instituteur grâce à de nombreux chemins de traverse. Ceux de la littérature m’ont conduit à écrire quelques livres. Des romans (2) et des recueils de poésie (7). Parmi mes dernières parutions : Poète de la face nord aux éditions Recours au Poème, Dans la durée des oiseaux aux éditions du Cygne et Vos voix sur mon chemin avec des images de Virginie Vandernotte chez Double Vue éditeur dans la collection Voleur de feu. Les toutes nouvelles éditions Aux cailloux des chemins publieront mon texte Choses revues dans Bordeaux et ailleurs à la fin de l’année en cours.

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Thierry Roquet

Thierry Roquet Né en 1968, à Rennes. Vit à Malakoff, banlieue parisienne, depuis 16 ans. Avec squaw berbère et singe miniature au banjo. Boulots alimentaires, type télémarketing.

Bibliographie sélective

  • Comme un insecte à la fenêtre (Gros Textes / 2011),
  • Le cow-boy de Malakoff (Pédalo ivre / 2014),
  • Pleines lucarnes (avec FX Farine) (Gros Textes / 2016),
  • Luberon-Malakoff, chroniques électroniques (avec Hélène Dassavray) (Gros Textes / 2016),
  • L'ampleur des astres (Cactus inébranlable / 2016).

 

© photo Isabelle Poinloup




Dominique Boudou, Les arbres écrivent aussi, photos Cédric Merland

Les grains du sable et les grains du ciel. L’accord des ocres et des bleus. Dans le premier silence du monde. Parfois, au pli d’un contrefort, le vent exhume des restes indéfinis, des empreintes qui ne témoignent de rien. L’image ne dure pas. Ne peut pas durer sans mémoire. Des animaux pourtant ont passé comme passent les nuages. Des meutes. Des hardes. Des envolées. Des processions ténues de petits peuples. Chassées par les orages des confins et le fracas monté de la chair. Vers la mort qui n’avait pas encore de nom. Rien n’était désigné du visible et de l’invisible. Aucun regard ne faisait la part de l’eau et du feu qui régnaient sur les choses. Puis. Mais dans quel temps ? Quelle durée à même de dissoudre le flou des illusions ? Des humains sont venus. Ont découvert le paysage sous le silence. Ajusté leurs gestes aux courbes des étendues. Le ciel et la terre se sont apaisés. Des ocres plus profonds ont tracé des lignes nouvelles, inventé de nouvelles correspondances avec le passage des bleus. Bientôt, des rehauts de rouge feraient corps avec les veines blanches de l’horizon. Et le regard enfin trouverait sa juste mesure. Entre les remuements du sable et l’énigme des étoiles. Mais les humains s’inquiétaient des longues fatigues qui suintaient dans leur sommeil. Rêver ne les tenait plus debout. Trop de sang avait coulé pendant le voyage, parfois jusqu’à la dernière goutte en emportant les viscères. On ignorait pourquoi. Aucune blessure préalable. Aucune douleur. Les rescapés avaient chargé sur leurs épaules ce qui restait de peaux et d’os et le voyage s’était poursuivi tant bien que mal. Avec les mêmes paroles économes, à bas bruit contre le charivari universel. Celui-là même qui, désormais. Insidieux jusque dans la mélancolie. Les songes pesaient de plus en plus lourd. Les gestes s’étrécissaient. Les grains du sable et les grains du ciel oxydaient la pensée élémentaire. On ne comprenait plus le vent. On doutait de la présence de la lumière. On. On.

Puis le noir tomba.

Les arbres écrivent aussi. Le paysage à l’entour ne serait rien sans leurs courbes jetées en plein ciel. Les murs des hautes tours offrent à la lune des saillies plus profondes. Une conversation chuchotée, surtout ne pas déranger l’ordre de la nuit, pourrait suspendre la fatigue du promeneur. Les arbres durent si longtemps et le béton si peu. Comment faire alors le partage des mélancolies ? Dans quelles pliures des écorces ? Dans quel aplat des rectangles borgnes ?

Le promeneur prêtera l’oreille et le regard. Les signes sont des gestes. Le mouvement parle davantage quand il est immobile. Sa langue ne dissout aucune énigme sur les traverses du monde. Ne révèle que les ombres des présences.

Un frisson passe à fleur de peau. Le promeneur relève son col. Il aura besoin de beaucoup de lenteur pour comprendre ce qui guette sous le noir.

Personne n’est venu habiter là. Personne n’y viendra jamais. L’horizon n’est pas un lieu sûr pour les corps quand le vent reste à l’affût. Mais de quoi ? De qui ? Que disent les arpents de terre sèche entre les tours, les orties couchées sous les allèges ? 

Le promeneur a de sombres pressentiments. Trop de vide pèse sur ses épaules. Il cherche un autre décor dans les embrasures du décor. Les lignes y feraient des plis, dessineraient des envers. Un frisson traverse le regard. Les ombres non plus ne sont pas sûres.

L’arbre nu résiste seul à la poussée du ciel. Ses ramures noires soutiennent comme elles peuvent le paysage désemparé. Le petit peuple des écorces se blottit dans l’attente. Une trouée de blanc écarte déjà les nuages. Un oiseau la traversera. Ou un avion. Ou le rêve d’un enfant perdu.

Le promeneur sourit. Ressaisit son corps contre le vent. Il y a tant de coulisses entre les images. Entre le noir et le blanc.

Il y a eu un drame ici. Personne ne sait dire vraiment, accident ou suicide, meurtre pourquoi pas. Des murmures parfois, autour des poutrelles où le vent s’est pris, ravivent les inquiétudes. Quelqu’un aurait vu des choses. Puis a disparu.

Le promeneur n’est pas inquiet. Il aime disparaître quand il marche. Son corps s’efface parmi les herbes du talus au bord de l’autoroute. Son esprit va plus léger à la rencontre du fleuve en contrebas. La lumière suspend tous les mouvements. Ni les nuages ni les oiseaux ne font signe. L’eau reste sans tain.

Il faut descendre encore, disparaître davantage. Dans une durée plus ample du paysage. Où l’arbre se déplie comme un récit. Quatre cavaliers reviennent d’un lointain voyage. Ils ont des lévites et des aigrettes. Leurs yeux se sont étrécis d’avoir trop vu la débâcle du monde. La paix est là pourtant, sous le ciel de crépi qui s’ouvre aux ramures. Le sang ne coulera pas. Les oiseaux retrouveront le chemin des poutrelles.

Le promeneur remonte lentement vers l’autoroute. Mais à qui appartient cette silhouette assemblée sur le bitume ?

Le promeneur a toujours deviné que les arbres écrivent aussi. Que les empattements des branches jetées contre le ciel tiennent le paysage debout. Dans ses enfances déjà, il n’imaginait pas les échos de la rivière sans les jambages des saules. Les coulures des écorces au fond des marais traçaient des signes avec la terre qu’il aimait fouler.

Après tant et tant de marches, comment savoir ce qu’écrivent les vieux fûts des vieilles forêts comme les jeunes pousses des jardins verts ? Dans quelle épreuve du regard retremper la patience ?

Attendre encore. Interroger la matière noire des entrepôts déserts, sur le front du rivage. Oser des correspondances restées lettres mortes. Les créneaux du béton sont des chicots. Les vastes oiseaux des mers ne viennent plus là depuis longtemps. A quoi bon apporter des messages que personne ne lira ?

Mais le promeneur ne renonce pas. Il y a tant de rumeurs dans son corps et dans le corps du bois. Venues d’un temps si lointain. Au cœur de la chair comme au cœur de la cerne. Des réponses possibles. Ou rien.

 

Des rumeurs encore. On dirait qu’elles ont mille ans. Qu’elles viennent d’un autre monde. D’une autre langue. Les murs noirs ont chassé la lumière de l’espace et du temps. Les chemins se jettent dans le vide. Les troupeaux à l’écart ont les yeux qui éteignent. Et la tour veille comme elle a toujours veillé. Sur l’invisible. Un jour, il apparaîtra.

Le promeneur relève son col. Quelque chose en lui sourit. D’une mémoire plus ample que son corps. Avec ces mots qu’il saisit : L’univers passe par mailles comme l’air dans une vieille chaussette. L’infini n’est jamais qu’un fini qu’on ne sait pas finir.

Et il se met à rire en regardant le ciel. Cette mélasse tombée d’un faux plafond. Un machiniste grimaçant la verse à seaux percés. Le paysage peut bien tomber aussi. Qui voudrait le relever ? Au prix de quels mensonges ?

Le promeneur se réfugie sous l’arbre et s’apaise. C’est un lieu sûr même pour douter. Et si l’univers était vraiment une vieille chaussette ? Un frémissement traverse le feuillage, dessine une échancrure. Un autre récit pourrait se déplier. Avec l’assentiment du petit peuple des écorces. Il ferait cercle autour du promeneur et prêterait sa voix. Mais le conte serait bancal. Rien n’existe sans ce qui trébuche.

La route est le dernier vestige à faire corps avec le paysage depuis que les humains ont disparu. Quand le ciel a retrouvé ses couleurs à la suite d’une tempête magnétique, les arbres se sont repliés de l’autre côté du monde. Les animaux les ont suivis. Une longue procession par voie de terre, d’eau et de nuages, silencieuse. Obstinée. Puis le béton des enceintes et des tours s’est effondré en un souffle, comme s’il n’avait jamais été qu’un trompe l’œil. Quelques ombres sans objet témoignent encore de la vie qui clopinait là. Presque absente déjà sous les allèges affaissées. Dans les brisures aux angles de fuite. Les rêves grandissent mieux dans les espaces contraints où le noir persiste. Le promeneur n’est pas parti avec les animaux de l’autre côté du monde. Le ciel y est rouge comme s’il saignait et tombe trop bas sur les ramures. Un grésil crevassé étouffe la surface des rivières et des lacs. Le promeneur pense à un corps qu’on aurait battu à mort. Et frissonne. Le refuge de pénombre qu’il a creusé dans le sable ne durera pas. L’étayage des lauzes contre les parois craque déjà. Il devra quitter ce séjour où il pensait pouvoir accomplir sa solitude. Plus au nord, les ocres semblent plus tendres. Des nuances vert sombre laissent deviner des présences qui résistent. Quand le noir et le blanc reviendront ajuster le jour à la nuit, des herbes rases se lèveront avec le vent. Des remuements parmi les lichens et le long des hampes annonceront de nouvelles naissances. Quels signes adresseront-elles à son regard ? A sa patience dans l’épreuve des durées ? Il faudra marcher longtemps encore. Traverser de vraies coulisses et de faux décors. Ecouter les silences entre les bruits. C’est là que se trame la possibilité du réel. Les arbres le savent bien. Quand la route aura elle aussi disparu et que les couleurs se seront de nouveau effacées, ils reprendront le fil de leur écriture. Sous la terre et sous les étoiles. Dans la mire du noir et du blanc.

Présentation de l’auteur

Dominique Boudou

Je suis né à Paris en 1955 et vis à Bordeaux depuis un demi-siècle où je me laisse cultiver par mon jardin. J’ai survécu au métier d’instituteur grâce à de nombreux chemins de traverse. Ceux de la littérature m’ont conduit à écrire quelques livres. Des romans (2) et des recueils de poésie (7). Parmi mes dernières parutions : Poète de la face nord aux éditions Recours au Poème, Dans la durée des oiseaux aux éditions du Cygne et Vos voix sur mon chemin avec des images de Virginie Vandernotte chez Double Vue éditeur dans la collection Voleur de feu. Les toutes nouvelles éditions Aux cailloux des chemins publieront mon texte Choses revues dans Bordeaux et ailleurs à la fin de l’année en cours.

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