Dominique Malardé et Jigmé Thrinlé Gyatso, À l’estuaire du monde, Arcanes et arabesques de l’état naturel
Alors que je me trouve ici et maintenant dans cet ermitage vendéen – qui ressemble plus à un bungalow de vacances à l’extérieur, à une bibliothèque d’écrivain autour du bureau et à un temple près de l’estrade de méditation – je peux dire que mon travail poétique découle naturellement de la méditation et qu’il y participe à la fois. La poésie semble découler naturellement du silence de la méditation tout autant qu’elle semble le nourrir.
En vérité je vous l’écris :
la vraie poésie
ne nous met pas la tête dans les nuages
ni sous l’encre des mots,
elle nous remet le cœur à l’endroit
et le remplit d’espace.
Et quand il y a de l’espace
l’amour peut naître et croître.…
De l’espace
et des espaces de silence.
Du silence
entre les mots, les vers,
les idées, les vérités.Car les idées lumineuses
ont besoin d’espace
pour rayonner.
Les mots vrais ont besoin
de silence
pour résonner.
Le cœur a besoin
d’amour
pour s’ouvrir.
La sagesse a besoin
du réel
pour s’épanouir. »
Jigmé Thrinlé Gyatso ((L’oiseau rouge et autres écrits, L’Astronome, Thonon-les-Bains, 2012, p. 107-108.))
Réel et poésie : une histoire d’amour. Commençons par le réel et la poésie. « C’est seulement avec la fin des mots qu’on accède vraiment au Réel dans la non-dualité ! » ((Soûtra de la Liberté inconcevable, Les enseignements de Vimalakîrti, traduction de Patrick Carré, Fayard, collection Trésors du bouddhisme, Paris, 2000, p. 141-142.))
Je suis persuadé que la poésie peut permettre d’exprimer, si ce n’est une réalisation, du moins une perception directe du réel et qu’elle peut, par là même, désarçonner les concepts dualistes. Saint-John Perse, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature a dit et écrit ((Saint-John Perse dans : Les Prix Nobel en 1960, Göran Liljestrand, Nobel Fondation, Stockholm, 1961.)) : « Si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, “le réel absolu”, elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même. »
Kenneth White va dans ce sens également lorsqu’il écrit : « Et la pensée, à ses limites, devient poésie » ((Kenneth White, La figure du dehors, Grasset, Paris, 1982, p. 229, réédition chez Le mot et le reste, 2014.)). C’est une des raisons qui me pousse à continuer à écrire de la poésie.
L’écriture poétique et spirituelle est aussi pour moi – j’espère sans prétention de ma part – un moyen pour favoriser le rapprochement entre la culture de mon pays et ma voie spirituelle en tant que moine bouddhiste. Cette approche ressemble à un chemin de traverse, et ce chemin est assez ingrat. Car les bouddhistes, pour la plupart, ne s’y intéressent guère, et les intellectuels, écrivains, éditeurs et médias français, pour la plupart, préfèrent rester dans leur entre-soi, sans considération pour ce genre travail ni pour ceux qui osent s’y adonner… Il faut donc sans doute beaucoup de folie et peut-être un peu de sagesse pour écrire de la poésie spirituelle aujourd’hui ! C’est Edgar Morin qui écrit : « L’état poétique nous transporte ((Edgar Morin, Amour poésie sagesse, Seuil, 1997, p. 10.)) à travers folie et sagesse au-delà de la folie et de la sagesse. »
Le livre d’art À l’estuaire du monde s’inscrit totalement dans cette démarche d’approche du réel au-delà de la dualité et dans ce chemin de traverse par rapport à “bouddhisme et culture occidentale”. En cela, le travail artistique de Dominique Malardé m’a beaucoup inspiré. C’est d’ailleurs la première fois que j’écris d’après des peintures, et j’ai pensé au début que ce serait difficile, d’autant qu’il était hors de question que j’écrive de manière didactique sur ses œuvres. Mais finalement, il m’a suffi de les contempler pour que l’écriture poétique jaillisse naturellement, avec force et beauté. Le moine n’est cependant pas dupe quant au caractère illusoire de la beauté et à l’attachement qu’elle peut susciter. Sur ce point, le poète et le moine sont en accord parfait avec cette phrase de Ryokan Taïgu (Japon, 1758-1830) (qui « met en garde contre “tout propos qui sent le pédant, qui sent l’esthète, qui sent le religieux, qui sent le maître de thé”. Il déteste trois choses : “la poésie de poète, la calligraphie de calligraphe et la cuisine de cuisinier”. ») :
Qui dit que mes poèmes sont des poèmes ?
mes poèmes ne sont pas des poèmes
si vous comprenez que mes poèmes ne sont pas des poèmes,
alors nous pourrons parler poésie. » ((Ryokan, Le moine fou est de retour, traduction de Cheng Win Fun et Hervé Collet, Moundarren,Millemont, 2009, p. 19.))
Il en va de même de la peinture et de l’attitude de Dominique Malardé : sa peinture n’est pas de la peinture et c’est pour cela qu’elle a pu m’inspirer ! Du cœur de cette compréhension et de cette expérience simples et profondes à la fois, naissent inévitablement l’amour, la compassion et la bonté. C’est donc aussi par amour pour les autres que l’on écrit de la poésie et que l’on peint, dans la joie de partager ce qui est commun à chaque individu mais qui pourtant demeure ineffable.
Christian Bobin m’avait gentiment encouragé dans ce sens à la sortie de mon livre L’oiseau rouge et autres écrits ((J. T. G., op. cit. cf. note 4.)) : « Il y a toujours dans un livre un mot pour sauver quelqu’un. Je souhaite à votre bel Oiseau rouge de voler jusqu’à ce lecteur. Je vous souhaite de poursuivre ce travail sans fin qu’est celui de l’écriture. »
Sarah Chalabi et les éditions Dongola
À l’Estuaire du monde est la première publication des éditions Dongola (www.dongola.com) basées au Liban.
Sous forme d’un livre d’art bilingue français-anglais (traduit par Véronique Gira), en édition limitée de 121 tirages, le livre aspire à refléter une expérience de lecture : les 14 poèmes et les œuvres d’art associés sont imprimés sur papier d’archivage, en folios non reliés, dans une boîte de présentation toilée.
Dongola est une maison d’édition dédiée au travail de création et de collaboration entre un auteur et un artiste, entre le mot et l’image, entre l’idée et le produit fini. En recherchant le lien et l’union plutôt que la division, Dongola rejoint le poète et l’artiste dans leur vision du monde et sa globalité.
« Dongola », une ancienne ville au nord du Soudan, était un centre de la civilisation nubienne au Moyen Âge. Ce choix pour une maison d’édition renvoie au lointain et au traditionnel ainsi qu’à l’inattendu et l’exploration.