Trois écritures de femmes
L'écriture n'est ni féminine, ni masculine. Le travail d'écrire, avec la matière du langage, puise à l'universel, par-delà les genres, ce que démontrent ces lectures des derniers recueils d'Elodia Turki, Anne-Lise Blanchard et Isabelle Groult
Elodia TURKI : « L’Infini Désir de l’ombre ».
On connaît ( ? ) le roman de Georges Pérec, La Disparition. Cet ouvrage est un lipogramme, il ne compte pas une seule fois la lettre e. Élodia Turki offre à la curiosité du lecteur un recueil composé de poèmes lipogrammes : la lettre a en est absente. Que signifie cette non présence voulue délibérément ? Sans doute cette question est-elle malvenue puisque Élodia Turki affirme en quatrième de couverture : « Une centaine de poèmes lipogrammes, comme des gués sur le chemin étrange que je découvre avec eux, avec vous, et qui ne mène nulle part ailleurs que le chemin lui-même qui, comme le dit Antonio Machado, n’existe pas : il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en cheminant »
Tout langage écrit est lipogrammatique puisqu’il n’utilise qu’un nombre fini de lettres et exclut les autres alphabets… Il serait donc vain de chercher à élucider de quoi la lettre a est le symbole. Et sans doute est-il plus utile de voir ce que ces poèmes disent en dehors du jeu gratuit auquel semble s’être livrée Élodia Turki dans sa jeunesse. Car elle continuera d’écrire de tels poèmes. Voilà pour la genèse du recueil.
Notons que le poème est court, la plupart du temps. Élodia Turki donne l’impression de décrire ses relations avec un tu jamais identifié. S’agit-il de la description de l’amour, de la passion ? Notons aussi le goût de l’image : « Et j’invente pour nous une très lente nuit / tissée de peurs et d’innocence / qui nous dépose sur les grèves du temps / ensoleillés de lunes » (p 8). Est-ce le stupéfiant image dont parlait le surréalisme ? Élodia Turki ausculte son corps car elle est sensible à ses changements. Cela ne va pas sans obscurités que soulignent ces mots : « entourés d’ombres longues » (p 11). Elle a le goût des mots rares comme ouroboros sans qu’elle n’éclaircisse le sens de ce terme mais sa forme la plus courante est celle d’un serpent qui se mord la queue, le plus souvent. Ce vers « Et voici le poème d’où surgit le poète ! » n’est-il pas éclairant (p 16) ? Élodia Turki souligne qu’elle ne facilite pas la lecture de ses poèmes : « Je signe enfin de cette encre furtive / quelque chose de moi qui se rebiffe // L’irréversible plonge ses griffes d’ombres / fige notre désir pour toujours différent » (p 21).
Élodia Turki, L’Infini Désir de l’ombre, Librairie-Galerie Racine (Collection Les Homme sans Épaules), 68 pages, 17 euros. (L-G Racine ; 23 Rue Racine. 75006 Paris).
Et puis, il y a cette soif inextinguible d’écrire : « Terrible est le silence » (p 25). Et puis, il y a cette attirance de l’ombre… Etc !
Élodia Turki dit haut et fort sa féminité et la passion amoureuse. Et si ce recueil n’était qu’un éloge de la gratuité du jeu poétique ? Mais je ne peux m’empêcher de penser que la lettre a est l’initiale du mot amour : Élodia Turki n’écrit-elle pas « Première lettre et premier leurre » (p 41)
Anne-Lise BLANCHARD : « Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux ».
Que les choses soient claires : je ne partage pas la foi chrétienne d’Anne-Lise Blanchard (je suis athée résolument, définitivement), je ne suis jamais allé en Syrie ou en Irak, je ne fais pas partie de SOS Chrétiens d’Orient. Et je ne prends pas pour argent comptant ce que dit ici la télévision. Mais j’ai lu attentivement son recueil de poèmes et j’en ai été bouleversé, si le besoin s’en était fait sentir. Jusqu’à faire mien ce mot de Voltaire:
Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?
Mais voilà, Anne-Lise Blanchard est allée en Syrie et elle a vu les maisons des quartiers chrétiens incendiées, le sang couler, la cruauté des djihadistes, les bombes et les obus tomber du ciel… Et elle écrit une poésie qui dénonce le sort fait aux populations civiles, sans effets de style inutiles : elle a su trouver le ton juste pour exprimer l’absence de liberté : la juxtaposition de citations et des vers est bienvenue. Les propos rapportés (« Dommage que Daesh ne vous ait pas tous exterminés » p. 34) sonnent comme un tocsin ; cela compense la présence d’anges, de pape et de Christ. Mais on ne peut décemment pas demander à Anne-Lise Blanchard de faire silence ! Cepandant, je préfére les poèmes sobres qui disent l’indicible…
« Nous, chrétiens, avons toujours réussi à vivre avec tout le monde, nous voulons simplement être sûrs que ceux avec qui nous vivons acceptent également notre présence » : belle exigence en même temps que belle leçon de tolérance, la paix est à ce prix. N’est-ce qu’un vœu pieux ? La paix nécessaire suppose la condamnation sans exclusives du colonialisme, l’éradication du fanatisme religieux ou ethnique, des compromissions politiques, la fin du militarisme… Cela fait beaucoup pour que l’aspiration à la mort pour être enfin tranquilles connaisse une fin. Mais restent les poèmes… Et la vie !
Anne-Lise Blanchard, Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux, Éditions Ad Solem, 112 pages, 16,90 euros. En librairie.
Isabelle GROUT : « Pour déchirer la page » .
« Pour déchirer la page » est le premier recueil publié d’Isabelle Grout. J’apprends par son éditeur qu’elle a perdu son père d’une leucémie foudroyante lorsqu’elle avait cinq mois et que « son recueil est une réflexion sur le manque, l’absence ». Dans sa préface, François David écrit que « déchirer la page, déjà froissée » est impossible. Sauf que le peintre Kijno a fait du froissage la raison d’être de son exploration de l’art.
Mais voilà, Isabelle Grout dit parfaitement le manque de père, manque grâce auquel elle devient poète. Et puis, un recueil qui porte en exergue quatre vers de Léo Ferré ne saurait être mauvais, raison de plus pour que j’en rende compte…
Vers brefs (réduits parfois à un mot ou deux), vers plus longs, prose, justification par le milieu, justification à gauche : tout se passe comme si Isabelle Grout entendait se saisir de toutes les ressources poétiques pour mieux traquer cette douleur, cette absence… Personnellement, je préfère les vers longs comme « Tout s’achève là et recommence dans l’enfer d’une / éternité qui pleure la mort du soleil » (p 13). M’a particulièrement plu le poème de la page 39 : le décompte du temps qui passe se termine par ces deux vers : « Reste la douleur / plantée au cœur ». Par contre, les jeux de mots comme « en / saigne / hante » me laissent froid…
« On ne guérit pas des blessures d’enfance » affirme (p 66) Isabelle Grout. La poésie le pourrait-elle ? En tout cas, j’attends avec confiance son prochain recueil de poèmes…
Illustration : collage © Ghislaine Lejard
Isabelle Grout , Pour déchirer la page , La Feuille de thé éditeur, préface de François David, 80 pages, 20 euros.