La poésie, une liberté à arracher à la langue : Rencontre avec Émilie Turmel

En avril dernier, Montréal hésitait encore entre pluie et neige. Je me préparais à dîner avec quelques écrivaines et poétesses. Une jeune femme à la fois discrète et attentive a pris place à côté de moi. Nous ne nous étions pas encore parlé et les rencontres littéraires qui nous réunissaient commençaient seulement. Mais il existe des personnes dont la seule présence est déjà le début d’un échange.

Est-ce leur attitude, leur façon d’écouter ou de choisir des mots vrais, sans concession à ce qui ne serait qu’un échange superficiel et convenu ? J’ai tout de suite senti la qualité de son regard sur le monde, sans savoir que, parmi les nombreuses activités de son parcours déjà très riche, la poète Émilie Turmel avait étudié et enseigné la philosophie. Lorsque la conversation s’est engagée, j’ai été rapidement passionnée par ce qu’elle me racontait. Elle me parlait de Moncton, du Nouveau-Brunswick où elle vit depuis 2018. Elle répondait à mes questions sur cette lointaine terre acadienne qui me fascinait. Je l’entends encore m’expliquer que, contrairement à ce que l’on peut imaginer, l’eau de l’Atlantique y est assez chaude pour que l’on puisse s’y baigner. Puis elle a évoqué les différentes langues utilisées à Moncton, m’offrant presque les sonorités de ce qui est son paysage. La vie d’Émilie Turmel est toute dédiée à la poésie et aux arts, puisqu’elle est à la fois poète et éditrice aux éditions Perce-Neige, dont elle est la directrice littéraire à Moncton. J’ai été très touchée par ce questionnement du monde qu’elle poursuit avec authenticité et exigence, soucieuse à la fois d’écrire mais aussi d’explorer d’autres formes d’expression artistique, comme la sérigraphie. La poésie d’Émilie Turmel m’a émue et je la remercie chaleureusement d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Recours au poème.

Émilie Turmel, comment êtes-vous venue à la poésie ?
J’ai commencé à écrire des poèmes lorsque j’ai découvert la poésie québécoise contemporaine, vers la fin de l’adolescence. Jusque-là, on ne nous avait enseigné que quelques classiques français dont la forme, lourde de règles et de contraintes, me semblait rébarbative. Puis, au Cégep1, un professeur de littérature nous a fait lire Moments fragiles de Jacques Brault (Noroît, 1984). Il nous a demandé de tenir un journal de lecture et d’y noter nos impressions, les passages qui nous avaient émus ou ceux demeurés hermétiques, notamment. C’était la première fois que je lisais un texte en vers libres. C’était la première fois que j’écrivais librement sur la poésie. Et tout naturellement, dans mon journal, je me suis mise à répondre aux poèmes de Brault, à les poursuivre, à les pasticher, à les réécrire. Graduellement, j’ai compris que l’écriture de la poésie était une permission à se donner, une liberté à arracher à la langue et à ses normes, une manière de résister à l’ordre établi. Et la poésie ne m’a plus jamais quittée.
Le féminin est un de vos thèmes récurrents. Pourquoi ?
Dans Chasse à l’homme (La Peuplade, 2020), Sophie Létourneau écrit : « Comme tout le monde, je ne me suis jamais intéressée aux femmes jusqu’à ce qu’à vingt-six ans, je découvre que j’en étais une. Comme tout le monde, moi aussi, je voulais être un grand homme. » Je me reconnais dans cet aveu. Jusqu’à la fin de mon parcours universitaire en philosophie et en littérature, je n’avais étudié presque exclusivement que des œuvres d’hommes. Je voulais être un grand écrivain. Quand j’ai réalisé que mon cursus m’avait privée de toutes ces grandes penseuses et artistes qui auraient pu devenir pour moi des modèles, j’ai éprouvé à la fois une grande colère et une terrible honte. Comment se faisait-il que la moitié de l’humanité n’ait pas voix au chapitre, soit réduite au silence ? Et surtout, comment avais-je pu contribuer à cette invisibilisation, même inconsciemment, même involontairement ?

Émilie Turmel, L'Avenir à qui, lu par l'auteure.

Je me suis alors promis de lire les femmes et de relayer leur parole ; et j’ai commencé à combler les cases vides de mon arbre généalogique intellectuel, à retracer ma lignée artistique matriarcale. Ce faisant, j’ai buté sur certaines influences moins heureuses que d’autres ; des modèles que j’avais imités en pensant correspondre à une certaine idée du féminin, pour entrer dans le moule de la bonne élève, de la femme fatale, de l’épouse, de la mère, etc. La poésie s’est alors avérée une arme de choix pour sortir de ces cadres étouffants, pour questionner et déconstruire les rôles traditionnellement attribués aux femmes dans nos sociétés patriarcales.
Dans Vanités, il y a du feu et de la colère rentrée. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce recueil ?
Vanités est mon second livre de poésie. Il aborde la notion de transmission entre une mère et sa fille, ce qu’on lègue à la génération suivante, parfois malgré soi. Si certains passages relèvent de l’autobiographie, la figure de la mère doit aussi être prise au sens large de tous ces modèles (privés ou publics) qui forgent notre idéal de la féminité et des rôles que doivent endosser les femmes pour y correspondre. Dans Vanités, je m’intéresse à l’image, à la réflexion que nous renvoie la société de notre propre corps. Le livre aborde notamment le besoin de plaire et les contradictions qui habitent une femme souhaitant tout à la fois être convoitée comme objet de désir et s’émanciper comme sujet agissant. En cherchant des « coupables » à la honte que j’éprouve de m’être moi-même retrouvée prise au piège par certains diktats de beauté, j’ai pris conscience que le processus de réparation ne passe pas uniquement par une révolution du monde extérieur et le changement de mentalité d’autrui, mais aussi par une sorte de désintoxication personnelle. Il s’agit en fait d’expurger la misogynie internalisée pour se réconcilier avec la Mère, toutes les mères. Le souhait du recueil est donc que la colère se transforme éventuellement en une solidarité et une bienveillance envers toutes les femmes.
Berceuses, comme le titre le suggère, évoque beaucoup la maternité. Est-ce que vous la ressentez comme l’espace d’un retournement possible dans ce qui nous est transmis de génération en génération ?
Mon troisième recueil, Berceuses, est le premier où le « je » (parfois camouflé sous l’adresse à un « tu » impersonnel ou plus universel) se retrouve dans le rôle de la mère. Lorsque j’ai eu mon premier enfant, en 2021, mon rapport à la maternité s’est approfondi. J’ai entamé une longue réflexion sur l’être et le devenir mère. J’étais notamment habitée d’une peur viscérale de transmettre à mon enfant des traumatismes familiaux dont j’avais hérité et dont je n’avais pas encore entièrement su me débarrasser ; et d’une peur de ne pas réussir à le nourrir adéquatement – d’abord au sens littéral, mais surtout au sens spirituel et intellectuel –, une peur d’élever un garçon qui perpétuerait les cycles de la violence patriarcale plutôt que de s’en émanciper grâce au féminisme. Ce sentiment montre que quelque chose de crucial se joue au moment de passer le flambeau à la génération suivante ; que la maternité, voire la parentalité en général, est bel et bien un espace de retournement possible, un espace de réparation, de guérison. Et tout ceci passe selon moi par le langage, par le fait de nommer, de raconter… pour que le vécu des femmes entre dans la grande histoire, dans la grande mémoire.

Émilie Turmel, Journée du poème à porter.

Vous évoquez aussi le chêne, ce bois dont on fait le berceau. Quelle importance donnez-vous aux arbres en général ? Appartiennent-ils seulement au mythe et à notre imaginaire ou sont-ils aussi pour vous une préoccupation particulière ?
Dans Berceuses, le chêne est évoqué comme symbole de la transformation du vivant et comme témoin du passage du temps. L’arbre devient chaise, devient plancher, devient maison. Ainsi, même « mort », le bois continue de nous bercer, de nous soutenir, de nous protéger ; tout comme nos ancêtres. Le chêne – ses branches, ses veines, ses racines – nous rappelle que nous faisons partie d’un cycle immuable, que nous faisons partie de la nature, que nous sommes soumis à ses lois au même titre que ce les êtres qui pourraient nous sembler « inanimés ». Le chêne nous rappelle aussi de porter attention à la trace laissée par celles et ceux qui nous ont précédés : de ne pas voir la chaise comme simple meuble inerte et anodin, mais comme le résultat d’un travail, d’un soin apporté. Le chêne nous dit cet amour trop souvent invisibilisé. 
Quelle place a la sérigraphie dans votre chemin de poétesse ?
J’ai découvert la sérigraphie dans le cadre d’un programme universitaire de deuxième cycle en création de livres d’artistes auquel je me suis inscrite après avoir terminé ma maîtrise en littérature française. J’avais alors pris la décision de ne pas poursuivre mon parcours académique au doctorat parce que la pratique artistique m’interpellait davantage que la recherche, et je me suis offert ce cadeau pour entrer pleinement dans cette nouvelle étape de ma vie professionnelle. Quelques années plus tard, j'ai obtenu une bourse de perfectionnement professionnel du Conseil des arts du Canada afin d'approfondir mes connaissances et ainsi être en mesure de réaliser des projets d'estampe-poésie. J'envisage la sérigraphie comme une pratique me permettant de pousser plus loin ma réflexion sur la répétition et sur la trace, déjà entamée en poésie, en plus d'explorer de nouvelles contraintes formelles, tant du côté du texte que de l'image. En effet, le poème ne se déploie pas de la même manière sur un écran d'ordinateur ou sur la page d'un cahier que sur une estampe. Cela m'amène à réfléchir à l'aspect visuel et matériel des mots (geste de l'écriture manuscrite, lettrage et calligraphie, typographie et police d'écriture, encre, couleur, taille, espacement, blancs, etc.). Ces considérations d'ordre esthétique entraînent également des réflexions d'ordre sémantique et sémiotique. Autrement dit, je me demande toujours comment le signe est relié au son ou au sens. En estampe-poésie, je privilégie l'espace négatif plutôt que l'encre pour mettre le texte en valeur, ce qui me permet d'explorer le « con-texte », c'est-à-dire ce qui vient avec le texte, voire carrément ce qui lui permet d'exister dans un espace donné.
Quelles poétesses et quels poètes ont nourri votre œuvre ?
Je suis une lectrice avide. Et j’aime créer des espaces d’intertextualité où me lover. Je nomme donc quelques influences en rafale (des poètes, mais aussi des romancières et des essayistes) comme autant de clés de lecture pour mes recueils : Carole David, Sylvia Plath, Martine Delvaux, Nelly Arcan, Geneviève Desrosiers, Catherine Lalonde, Josée Yvon, Denis Vanier, Daria Colonna, Denise Desautels, Georgette LeBlanc, Jacques Brault, Hector de Saint-Denys Garneau, Louise Dupré, Anne-Marie Desmeules…

Nutri, Vidéopoème. Poème / Voix : Émilie Turmel. Vidéo / Performance : Annie France Noël. Ce film fut réalisé lors d'une micro-résidence à Caraquet (NB) dans le cadre du Festival acadien de poésie. © Annie France Noël & Émilie Turmel - Tous droits réservés - 2022

Comment naissent vos recueils ? Écrivez-vous au jour le jour pour construire ensuite ? Ou suivez-vous des chemins déjà esquissés au préalable ?
Mes recueils naissent dans les marges des livres de ma bibliothèque. Depuis ce fameux exercice de journal de lecture qui remonte à mes dix-sept ans, j’ai pris l’habitude de lire avec un crayon à la main. Je n’ai pas de routine d’écriture au quotidien. Cela vient par vagues, par bouillonnements, après une lecture ou un événement auquel je réagis. C’est très impulsif. C’est pourquoi j’écris d’abord directement dans mes livres, au dos d’une facture, sur un dépliant promotionnel, dans mon téléphone, etc. Puis, quand je sens qu’un projet demande à naître, qu’un fil doit être tiré, je commence à transcrire les marginalias et les annotations dans des carnets. J’accumule ainsi beaucoup de matériel brut que je retravaille d’abord à la main. Lorsque les brouillons commencent à dialoguer entre eux, j’en fait un tapuscrit. Puis, quand le fruit me semble mûr, j’imprime l’ensemble des poèmes et je les dispose sur une très grande surface plane (un plancher, un mur) afin d’avoir une vue d’ensemble. À partir de là, je parfais l’architecture du livre : je peaufine les symétries, boucle les boucles, comble les vides, etc. C’est un processus assez instinctif et très visuel.
Vous habitez à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Vivre en Acadie donne-t-il une dimension particulière à votre quotidien de poétesse ?
Je suis née à Montréal et j’ai grandi à Hull, Laval et Cap-Rouge avant de quitter les maisons familiales et de déménager dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, puis à Donnacona, et ensuite dans le Vieux-Québec… pour enfin atterrir à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Après avoir passé trente ans au Québec, ce changement de province a été une étape décisive de ma vie professionnelle et personnelle. Il faut savoir que le Nouveau-Brunswick est la seule province officiellement bilingue du Canada. La ville de Moncton, dont la population compte environ un tiers de francophones, est l’épicentre de la culture acadienne. J’ai donc la chance de vivre au cœur d’une communauté artistique vibrante et tissée serrée. En raison de l’histoire du peuple acadien, qui a été marquée par le Grand dérangement2, la question identitaire y est omniprésente et passe inévitablement par la défense de la langue française dans toute sa pluralité et sa complexité. En Acadie, les auteurs et les autrices utilisent plusieurs variantes régionales du français dans leur écriture : le chiac dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick, le brayon dans le Nord-Est, l’acadjonne à la Baie Sainte-Marie (Nouvelle-Écosse), le cadien en Louisiane, etc. La littérature est donc abordée de manière beaucoup plus décomplexée et libre qu’ailleurs. La proximité avec l’oralité ainsi que la découverte de nouvelles graphies m’ouvrent des perspectives fort stimulantes du côté de la poésie, tant comme autrice que comme éditrice. La proximité avec l’océan Atlantique et le rythme de vie des Maritimes influencent aussi mon écriture ; le paysage qui m’habite et m’inspire n’est plus le fleuve St-Laurent, mais plutôt la baie de Fundy, là où se produisent les plus hautes marées du monde…

Vous êtes aussi éditrice. Pourquoi avoir choisi de s’engager aussi dans cette voie ? Pouvez-vous nous parler un peu de votre maison d’édition ?
J’ai commencé à travailler pour les Éditions Perce-Neige en septembre 2022 et j’en assume la direction littéraire depuis mars 2023. Fondée en 1980, il s’agit de la plus ancienne maison d’édition acadienne toujours en activité. Il faut savoir que la littérature acadienne a une histoire relativement récente ; la première maison d’édition acadienne, les Éditions d’Acadie, a ouvert ses portes au début des années 70 en publiant coup sur coup trois recueils de poésie fondateurs : Cri de terre de Raymond Guy LeBlanc (1972), Acadie Rock de Guy Arsenault (1973) et Mourir à Scoudouc d’Herménégilde Chiasson (1974). Cette maison a fermé ses portes au début des années 2000, ne laissant dans le paysage littéraire que les Éditions Perce-Neige, basées à Moncton, les Éditions La Grande Marée, basées dans la Péninsule acadienne, et Bouton d’or Acadie (jeunesse). Chez Perce-Neige, je succède aux poètes Gérald Leblanc et Serge Patrice Thibodeau, qui ont respectivement tenu la barre de l’organisme de 1991 à 2005 et de 2005 à 2023.
C’est un grand privilège de prendre le relais pour continuer à développer la littérature acadienne et la faire rayonner dans toute la francophonie. Mon rôle d’éditrice me permet d’être continuellement en contact avec les artistes, immergée avec elles et eux dans une démarche créative. Je les aide à donner corps à leurs idées, à donner vie à leurs émotions. C’est un rôle qui se rapproche de celui de la sage-femme, de la maïeutique socratique. Je donne tout autant que je reçois ; c’est un travail très gratifiant, mais aussi très nourrissant.
Quels sont vos projets en tant que poétesse et en tant qu’éditrice ?
En tant que poète, je travaille actuellement sur une exposition permettant à mon recueil Berceuses d’aller à la rencontre d’un nouveau lectorat par l’entremise de l’estampe et de l’installation audio. J’ai aussi entamé la phase de recherches et de lectures qui mènera à l’écriture de mon quatrième livre de poésie.
Du côté de la maison d’édition, avec mes collègues, je travaille notamment sur la publication d’une importante anthologie thématique pour souligner le 45e anniversaire des Éditions Perce-Neige, que nous célébrerons en 2025. Nous souhaitons également développer notre réseau à l’international en participant à des foires comme celles de Londres et de Francfort et à des événements comme le Marché de la poésie de Paris et le Poetik Bazar de Bruxelles. Bref, nous avons l’ambition de faire connaître la richesse de la littérature acadienne par-delà les frontières parce que nous croyons qu’elle est résolument singulière et inimitable.

Présentation de l’auteur

Émilie Turmel

Émilie Turmel est née à Montréal en 1988 et a grandi à Québec. Elle a obtenu une maîtrise en littérature et un diplôme en création de livres-objets de l’Université Lavalet a été enseignante de philosophie.

Elle a travaillé en tant qu’adjointe à la programmation à la Maison de la littérature de Québec. À partir de novembre 2018, elle est directrice générale du Festival Frye, le plus grand festival littéraire du Canada atlantique. Basé à Moncton, ce festival bilingue, nommé en l’honneur du critique littéraire Northrop Frye, se déroule depuis l’an 2000 et a accueilli plus de 800 auteurs provenant de la région et de l’étranger4. En mars 2023, les Éditions Perce-Neige annoncent sa nomination au poste de directrice littéraire de l'organisme.

Bibliographie 

  • Casse-gueules, Montréal, Poètes de brousse, 2018.
  • Vanités, Montréal, Poètes de brousse, 2020.
  • Berceuses, Montréal, Poètes de brousse, 2023.

Distinctions

  • 2019 - Finaliste du prix Émile-Nelligan, Casse-gueules.
  • 2019 - Récipiendaire du prix René-Leynaud, Casse-gueules.
  • 2020 - Lauréate du prix Louise-Labé pour Vanités.
  • 2024 - Finaliste du prix Émile-Nelligan, Berceuses.

Poèmes choisis

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