Emmanuel Echivard, Pas de temps
Ce qui se présenta au début du livre, pour toi, ce fut la nuit, une nuit très noire et très rassurante, sur une route étroite qui s'ouvre au fur et à mesure de ton avancée.
Voici ce qu'écrit Emmanuel Echivard dans son AVANT-DIRE. Et l'on avancera avec lui, dans cette poésie du quotidien (pour partie) qui note avec l’œil distancié du photographe ce qui l'entoure, personnages et événements – on songe parfois à un François de Cornière qui en avait fait son miel.
C'est une boutique dans une rue de la ville
avec une enseigne des années soixante-dix
des lettrines jaunes
comme on n'en voit plus
je n'ai pas le temps de m'arrêter
de me rappeler l'année où j'en voyais de telles
dans une autre villecar il faut vite rentrer
sortir du sac en plastique
la paire de chaussures que le cordonnier réparera
des chaussures en cuir brun, éraflées
dont j'ai un peu honte
la semelle rongée par l'eau et par le temps
On retrouvera tout au long du livre ces scènes de petits riens (Riens est d'ailleurs le titre d'un poème), de portraits vite dressés, avec ce qu'on sent de sympathie de la part de l'auteur vis à vis de ceux qu'il croque ainsi. Il est présent également dans ces poèmes, personnage lui aussi, avec l'emploi du je.
Un vieux couple se tient la main
une petite fille se tourne vers son père
un homme cherche du regard des fruits et des fleursC'est un jour blanc arrosé de pluie
je voudrais m'arrêter
fixer les êtres
il suffirait de m'immobiliser
de rester là
de laisser parler la pluie, les pas
de m'absenter
Présence au monde (cet extrait provient du poème Ici ; quelle injonction plus juste?) et absence dans le même temps, sorte de rêverie, de flottement. C'est une autre caractéristique de cet auteur que de ne pas se contenter d'une poésie descriptive mais s'interroger sur ce qu'il est, sa propre consistance parmi – partant, la séparation ontologique, la difficile appartenance :
Est-ce que je suis
ceux que je regarde
ceux qui passent
à côté de moi
impassibles
avec leurs chaussures mal cirées, leurs manteaux gris
qu'éclaire parfois
le bleu roi d'une écharpeest-ce que j'existe vraiment
et suis-je ici pour m'arrêter
et les traverser du regard
supplier
la pierre que l'on cogne est aussi
lourde que moi
ou bien, au milieu des mouvements
moteurs et marchands dans la ville
vais-je me fondre, me répandre
m'illuminer, devenir
contemporain
On trouve, en alternance avec ces poèmes où figure la première personne du singulier, d'autres poèmes où c'est le on qui mène la danse, dans la nuit (celle évoquée en début de livre), une nuit pas tant physique, ou pas seulement, mais aussi intérieure, qui bizarrement, malgré l'emploi du pronom impersonnel, suscite l'introspection, des sensations et des souvenirs individuels.
on voudrait se souvenir
on voudrait lever la tête ouvrir la boucheproférer
on formerait un passé
composé d'images anciennespar exemple un midi d'enfant où l'on traverse la rue sans regarder
où le capot de la voiture a balayé le corps
que rien ne retient plus qui flotte délié pour retomber
sur le sol avec douceuron se sent puissant de tout ce qui a été vécu
Et toujours cette part qui questionne :
que reste-t-il de soi
quand la nuit noire est absolue
quand son eau son huile ne laissent rien transparaître
que reste-t-il de soi les mots que l'on chantonnait
sont tombés on marche sans
Mais ces mots, tombés, dans leur impuissance à dire parfaitement, réussissent, dans la poésie d'Emmanuel Echivard, à suggérer au point le plus haut et l'on se sent dans un esprit d'absolu partage en les lisant. Un livre exceptionnel.