Denis Emorine, Mots déserts, suite russe, Emmanuel Moses, Tout le monde est tout le temps en voyage
Denis Emorine, Mots déserts, suite russe
Les mots sont déserts parce qu'ils renvoient à des images de souffrance et de deuil. Dédiés à nombre de figures russes (le poète est lui-même de cette ascendance-là), les poèmes signalent un travail âpre et vigoureux autour de souvenirs liés aux camps, à l'Est, aux forêts de bouleaux, à tous ces morts et absents.
Carmen , Anna, Dominique, Marina, Boris, des noms célèbres souvent, ponctuent ces messages d'une empathie brillante et singulière car le poète n'arrive pas à évacuer ce lourd passé, ces « mots déserts » alors qu'il faudrait une matière vive, réconfortante.
Ce sont des textes pleins de sang, de sève, de vie ; il en faut du courage pour remuer toute cette désespérance humaine :
Sont-ils vraiment morts
les bourreaux de l'Est...
Du fond de la nuit russe
monte une voix brisée
celle de ton passé
lorsque le sang
coulait sur ta poésie...
Denis EMORINE, Mots déserts, suite russe, éditions unicité, 2021, 86p., 13 euros. Préface incisive de Giovanni Dotoli. Page de couverture signée Colette Klein .
Hommages aux siens, à la « voix étouffée » de son père, ces poèmes conjurent comme des prières les pires moments pour les transcender et faire de ce noeud de douleur quelque chose qui s'apparente à la vie retrouvée.
L'écriture, pour signifier cette souffrance, tempère le lyrisme de constats graves, évite le ton du sentimentalisme pour offrir au lecteur des blasons de vérité. Chaque poème ne dépasse pas la page. Chaque poème s'inscrit dans un devoir de mémoire, clair et prenant. On sent la traque de tendresse, la trace de l'effroi, la trame du souvenir.
Un beau livre de deuil.
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Emmanuel MOSES, Tout le monde est tout le temps en voyage
D'un titre qui résonne – en ces temps de Covid 19 – comme un détour ironique, puisque tout voyage est désormais interdit, le poète tire toutes les ficelles de voyages imaginaires entre peinture, terre sainte et traces familiales.
En plusieurs sections, puisque le réel est lui-même sectionné, Moses décline son amour de la peinture, qui puisse condenser la réalité et qui sait , mieux la refléter. Tel poème cligne la référence à Brueghel, d'autres à Poussin, certains à de vraies natures mortes, où Moses, tel un Quignard classique, évoque « un moustique qui a dépassé Dieu » ou encore, « deux guêpes bourdonnent autour de mon sexe ».
Le sentiment de la perte est aigu (« Tu as encore ton ombre / Ton nom et tes chagrins »), il cisaille ces poèmes où des « moineaux me suivent / Comme une langue maternelle ».
Le chemin est ardu : les traces que l'on souhaitait retrouver sont invisibles, et le fils a beau remuer la terre de Pologne, rien n'y fait. De quoi est faite notre généalogie ? Notre âme ? Dispersée ? Sans doute.
Comme l'enfant du « Silence » bergmanien, le poète se colle le « nez au crépuscule », dans une attente fiévreuse, son « plancher est criblé de trous », la mort rôde et complique les choses.
Quant aux jardins de l'espoir, il sont entretenus « par des mains invisibles ». Moses a beau se muer en « verdier » et se poser « sur son épaule de mort », « les mots sont des revenants » têtus, tenaces, et « la saison d'homme » se doit d'être assumée.
Emmanuel MOSES, Tout le monde est tout le temps en voyage, Al Manar, 2020, 68p., 16 euros ; Très beaux dessins de Tereza Lochmann, qui font penser à la porcelaine de Delft.
Sinon, il reste à longer la mer, à se mettre en surplomb, pour oser regarder le monde, tout le temps absent, tout le temps en voyage.
Il y a, dans certains poèmes de ce recueil lunaire, écho de « Monsieur Néant », où, à force de tisser des liens impondérables entre l'intérieur et le monde, entre la chambre et l'espace, le lecteur n'en finit pas de creuser sa propre route « nourri par une rage de mainmise et de destruction ».
Dans l'attente des sens.
Ou de soi.