Eric Dubois, Consentir
Consentir
à l'oubli
au souvenir
prescripteur
C'est puiser à
l'eau des ciels changeants
C'est ici c'est là
la question primordiale
Juin 2014
Consentir
à l'oubli
au souvenir
prescripteur
C'est puiser à
l'eau des ciels changeants
C'est ici c'est là
la question primordiale
Juin 2014
Eric Dubois est une présence dérangeante dans le milieu culturel contemporain. Il n’arrête pas de clamer la vocation maîtresse de la littérature, parmi les arts, et de la poésie, dans la littérature ; il ne cesse de s’agiter, du coup, pour dénoncer le succès marketing et commercial des auteurs en série, et revendiquer la place du poète dans la société, et partant son droit à la reconnaissance publique. Manie de la persécution, narcissisme, paranoïa, se hâtera-t-on de dire, pour retomber au plus vite dans le politiquement correct : mais quoi, la société ne reconnaît-elle plus ses poètes ? Mais c’est faux ! Voyez un Tel ou un Tel… Non seulement ils sont publiés par la plus grande maison d’édition de ce pays, traditionnellement et si religieusement respectueux de ses génies littéraires (!), mais encore, ils sont invités et adulés publiquement sur les plateaux de télévision…
Mais nous, laissons de côté ces vaines polémiques, dont la postérité se rappellera ou non, cela importe peu après tout, et tournons-nous vers les livres. Heureusement, ils existent encore ! Les blogs, les réseaux dits « sociaux », les écrans, le numérique en tout genre ne les ont pas complètement éliminés… noyés dans l’écume inconsistante des jours (bien qu’elle soit également féconde). Ils sont là, à nous parler à chaque page défoliée comme un pétale, dans le silence du contact intime de cœur à cœur, d’esprit à esprit. Dans ce sens c’est un heureux événement que les éditions numériques publie.net dirigées par François Bon se soient résolues à lancer aussi une collection sur papier… Qu’inaugure parmi les premiers le poète Eric Dubois, avec un volume regroupant trois de ces précédents recueils, parus en édition numérique chez publie.net (C'est encore l'hiver, 2009, Radiographie, 2011, et Mais qui lira le dernier poème ?, 2011).
Les textes qu’on découvre dans ce livre sont faits d’objets vivants. Ils ont beau être rangés, alignés, cloués à la page… À l’intérieur, presque invisiblement à l’œil nu, les poèmes bougent, glissent, crépitent, tremblent, balbutient, halètent, s’essoufflent, expirent sous vos yeux, se posent en silence sous vos pieds comme des pierres dans une eau vive, vous entraînant dans une souffrance muette et lourde qui pourtant vous enveloppe sans vous peser. Elle est si transparente, si ouvertement présente, qu’on n’a pas besoin à en entendre les arguments pour la comprendre ; et de fait, vous ne trouverez dans ces textes ni complaintes, ni dénonciations, ni drames secrets… Le poète n’a rien à cacher, rien à exhiber non plus, sa souffrance est là sans signes ostentatoires. Et alors vous le reconnaissez, cet auteur qui vous tient en haleine sans en avoir l’air : c’est votre voisin, votre conjoint, votre parent, votre vous-même de tous les jours... Cette voix vous parle de telle manière que vous pouvez sans mal la comprendre, et pourtant… elle est unique dans la poésie contemporaine. On ne peut la confondre avec aucune autre.
Eric Dubois a le génie de dire (« exprimer » serait déjà une surcharge) ce que tout un chacun vit dans son quotidien ici et maintenant, et de le faire sans se prendre ni pour un persécuté, ni pour un héros. Le « moi », d’ailleurs, quand il paraît à la surface des choses, est complètement anonymisé, dépossédé de tout contenu « égotiste » – ce qui tranche définitivement avec le portrait d’un égo exacerbé que peut laisser paraître le personnage publique. Et il y a aussi cette confession qui devrait, enfin, convaincre : « Il m’en coûte beaucoup de parler de moi dans ces textes, je n’ai pas le beau rôle et je me présente tel que je suis, je l’espère sans complaisance, et le masque que j’ai ôté est libérateur en quelque sorte. Cela dit, je ne m’épanche pas dans l’effusion sentimentale ou la complainte lyrique. Il s’agit bien d’une ‘Radiographie’ à un instant T, d’une mise à nu, d’un déshabillage de soi, mais aussi d’une graphie à ondes électriques des mots pas seulement vecteurs du langage, mais vecteurs de l’être. »
Cette dégradation de la note du « moi » semble survenir naturellement, néanmoins on devine chez l’auteur un long exercice de « déshabillage de soi », de sublimation, de maturation, d’élimination et d’assimilation, qui l’amène à pouvoir donner voix aux choses, extérieures ou non, aux sentiments, au corps, à l'être, tout en éliminant le « je » sujet. L'humain est pourtant tellement présent, avec tout son contenu sensuel et sentimental, mais comme expurgé de lyrisme, comme dépouillé de tout masque personnel... pour mieux se laisser percevoir.
Les pas ne sont pas attachés
à leur propriétaireIls marchent seuls
dans la nuit (Les pas, dans C’est encore l’hiver)
Le poète se fond dans le vécu, le vécu fait une avec la vie, la vie est faite de choses qui nous empoignent – hivers, nuits solitaires, ponts sur des eaux glacées, rues grouillantes et pourtant vides dans lesquelles des gens s’affèrent sans se parler, se heurtent sans se voir, usines, hôpitaux, pluies, cartables d’écolier, famille dispersée, souvenirs, « visages entrevus dans un rêve », « sentiments / qui nous font chanter », « pensées luxuriantes / comme des bras », portes, serrures, vents, plages, berges enneigées, RER ligne A, « les draps / de l’autre », « traces de rouge à lèvre / sur le marbre froid », « mots illisibles », « noms qui s’effacent », chaussures, ordinateur la nuit, pages blanches, pages noircies, cimetières, chiens, arbres, et même Dieu de temps à autre, comme une hypothèse ni de salut ni de damnation mais simplement d’une autre chose encore…
Le sentiment d’appartenir
à plus grand que soiEst-ce Dieu
ou autre chose ?tout en étant semblable à toute chose – et à tout un chacun :
Nous sommes tous Dieu
en puissanceNous sommes comme lui
nusNous lui ressemblons
il est des nôtresIl est dans le geste
le regardLa peur et la joie
L’amour
Il s’endort avec nous
il a la même odeur que nousIl est dans le corps
dans l’espritExtase et orgasme
Il est dans nos pas
dans nos errements
– et alors la perspective se perd dans l’infini du retour à l’immédiateté du geste qui unit, dans le plus humble mot écrit sur la peau du poème, les asymptotes du soi et de l’univers :
Il est dans ce poème
il m’écritC’est lui qui guide ma main
qui trouve les motsIl me parle
Le mot est Dieu
Le mot est l’univers
Dieu est l’alphabet du silence (Mais qui lira le dernier poème ?)
La vocation du poète apparaît à ce moment-là clairement : c’est de transcrire les lettres de cet alphabet, pour capter avec elles, mais avec ses propres mots, la voix de Dieu-tout le monde, ses semblables, ses frères :
Quand tes pas
décrivent un arc de cercleOu rien de particulier
tu entends quoi au juste ?L'appel du monde
quelque chose comme celaDes mots frères
des phrases familièresSi tu écoutes bien
si tu es dans de bonnes dispositionsC'est bien un appel
plus qu'un criDes milliers de voix
et tu les entends
… car une osmose corporelle s’établit où solitude et solidarité se confondent, le poète et le monde s'appartiennent mutuellement :
Ton corps est une antenne
et ta bouche parle d'autres bouchesParle d'autres cœurs
parle d'autres languesSans effort
tu y consensLe monde a tes bras
tes jambesTes yeux (L’appel du monde, dans C’est encore l’hiver)
Le secret du poète réside en cela même qu’en passant au-delà de soi, il accède à la racine du langage, là où toutes formules faites à étiqueter le ressenti et à formater la pensée sont nulles, et la rhétorique grandiloquente du « je » est abolie :
Il faut que le Je s’éteigne une fois le verbe consommé. (Mais qui lira le dernier poème ?)
C’est alors que le poète trouve sa voix, et pose ses phrases pour durer ; des phrases qui appartiennent à l’universel :
Elles restent
ces phrasesEt contaminent l'ensemble
elles disentCe qu'elles ont à dire
vraimentArguments
ou pasTu ne leur opposes pas
de résistanceElles viennent de toi
de nousDites par un autre
ou nonElles ont des millions
d'auteurs (Phrases, dans C’est encore l’hiver)
Dans les poèmes d’Eric Dubois, les mots ont la nudité de ceux de tous les jours ; ils le sont, mais avec une densification du sens qui en fait des matières essentielles, sans adjectifs, sans métaphores, sans innovation factice :
Des mots toujours des mots
à creuser dans ses pas (…)Nous ne sommes que des pieds
écorchés sur la terre fermeDes pieds qui croisent d’autres pieds
Des poèmes sanglants
qui avancent le long des routesDes mots lourds de reproches
qui s’enlisent sur la terre fermeNulle mansuétude pour ces pieds
qui claudiquentQui s’en iront un jour les pieds devant
dans la terre ferme (Mais qui lira le dernier poème ?)
L’écriture se laisse voir en toute simplicité, mais exige un regard vif, qui sache surprendre l’entrelacement des fils. Les distiques courent parfois comme des partitions à deux mains où deux fils du discours se suivent par en dessous toutes les deux lignes, en alternance, à partir du premier distique, tout en offrant au-dessus l’option d’une lecture (dis)continue de ligne à ligne, le distique final du poème étant le point de mire où les deux partitions se rencontrent, comme des fractals sonores réduits à l’unisson : c’est jouissif, car riche en multiples découvertes de lecture… Un exemple :
Accorder du temps à
comme une voixCe chant entendu d’une oreille
un souffleDe l’âme entendu par les pores
une respirationEntendu par la bouche par les yeux
un halètementPar tout le corps
peut-être des crisToujours écrire
des sanglots des rires des silencesRésonne le cœur de l’universel
des onomatopées des motsÉcrire c’est ça
des mots oui des mots (Toujours écrire, dans Encore la nuit)
Eric Dubois évoque la lignée des poètes qui écrivent avec leurs tripes, et vous parlent avec leur vie : la lignée qui passe par Villon et Baudelaire. Accueillez-le, comme un passeur de naufragés qu’il vient de sauver sur sa barque de fortune, comme un porteur de messages qu’il vient délivrer sans se prendre pour un messager, comme un pauvre hère parlant en langues… C’est un don, il en est oint malgré lui, et rien des futilités de ce monde ne l’en met à l’abri, car il est seul avec, comme le prophète avec son Dieu :
Je suis un homme
Que ne protège aucune penséeJe suis dans la nuit
Adossé à l’insurmontable (Mais qui lira le dernier poème ?)
C’est vrai, « Il faut une certaine lenteur / pour voir les choses apparaître »… Il me semble voir apparaître, avec la voix si particulière d’Eric Dubois, une poésie majeure qui incarne, en toute humilité, une grande espérance.
Malgré les vents contraires
marcherDans les bruits
avancerParaphant sur la terre
une écriture indécise (Mais qui lira le dernier poème ?)
Eric Dubois est né en 1966 à Paris. Auteur, lecteur-récitant et performeur avec l’association Hélices et le Club-Poésie de Champigny sur Marne.
Principaux recueils de poèmes :
Aux éditions Encres Vives :
L’âme du peintre (2004)
Catastrophe Intime (2005)
Laboureurs (2006)
Poussières de plaintes (2007)
Robe de jour au bout du pavé (2008)
Allée de la voûte (2008)
Les mains de la lune (2009)
Le projet (2009)
Nous sommes du sel de l'autre (2010)
Ce que dit un naufrage (2011)
Aux éditions Hélices :
Estuaires (2006) (réédité aux éditions Encres Vives en 2009)
Aux éditions L’Harmattan (Accent tonique) :
Entre gouffre et lumière (2010)
Aux éditions Le Manuscrit :
Récurrences (2004)
Acrylic blues (2002).
Aux éditions Publie.net :
C'est encore l'hiver (2009 ; 2012 pour l’édition papier)
Radiographie (2011 ; 2012 pour l’édition papier)
Mais qui lira le dernier poème ? (2011 ; 2012 pour l’édition papier)
Collaborations à des revues :
Les Cahiers de la Poésie, Comme en poésie, Résurrection, Libelle, Décharge, Poésie/première, Les Cahiers du sens, Les Cahiers de poésie, Mouvances.ca, Des rails, Courrier International de la Francophilie, Esprits poétiques (Hélices).
Participations à des anthologies et recueils collectifs :
Anthologie poétique Francopolis 2008-2009 (2009), Et si le Rouge n'existait pas (Le Temps des cerises, 2010), Pour Haïti (Desnel, 2010), Poètes pour Haïti (L’Harmattan, 2011).
Références sur le Net :
Son blog : Les tribulations d'Eric Dubois.
Responsable de la revue de poésie en ligne Le Capital des Mots qui a fêté ses 5 ans.
Confession littéraire sur Francopolis dans Libre Parole à Eric Dubois (février 2010).
Chronique à C’est encore l’hiver sur le blog du poète (juin 2009).
Chronique à Mais qui lira le dernier poème ? sur le blog Pierre et sel (septembre 2011)
Chronique à Ce que dit un naufrage sur Francopolis (mars 2012).
Nous appréhendons les formes
dans l'éclat des gestes
Il y a l'écart
Le soleil des mots illumine le vide
chaque vocable appelle le résiduel
La nuit ouvre des paupières de lune
quand le silence défait les robes
Novembre 2012
Les mots légers
voilà
Un peu de blancheur
graphomane
Lexique du pourquoi
état critique du comment
Guerre du sens
et tension de l'ellipse
La route commande
le départ
Novembre 2012
Les mains du ciel
sont pliées dans la bataille
Et leurs paroles se sont perdues
dans la hâte des jours
Quand dodelinent la matière
et son soufflet de forge
Le temps alors est une caricature
Le commerce à la place
de l'affect
Mécanique d'un monde
qui crache des chiffres
Dont les reflets imitent
le vrai
Novembre 2012
La pluie battante
parle à coeur ouvert
Embrasse les pas de porte
et la courbure du ciel
Chaque mot ouvre un oeil
de combat
Et mord avec les dents
du courage
Je la regarde par la fenêtre
danser son menuet hautain
De fiancée délaissée
A l'ombre de quelques livres
taiseux
Novembre 2012
Il y a les mots
coupés au sel du geste
Découpés en filaments
brûlants
Leur portée d'espérance
Et l'ensemble bruit
de quelques rayons
Dont la lumière semble
préméditer l'influence
Et enfin le ciel
épaulé par des oiseaux rares
Pour la saison
Novembre 2012