Lisant Gueule noire, on parcourt ce qui pourrait être aussi bien un album pour enfants, au double niveau de lecture tapi sous l’apparente simplicité.
Usant du vers court souvent assonancé, sur un rythme de comptine, Gueule noire nous fait donc entrer dans un conte d’enfance, le titre en situant le contexte et en désignant le héros.
Surgit d’abord la figure fière, héroïque, du mineur de fond, celle qui est associée aux grandes luttes sociales, au travail dangereux, physique. Gueule noire : dans la crudité de cette expression, il y a la noblesse de ce labeur, la fierté des métiers de la mine.
Le grand-père était « gueule noire », c’était son métier, le livre fait de « gueule noire » un personnage, au centre de la légende familiale.
Gueule noire, le colosse mineur de fond, est le premier personnage du conte, l’ogre bienveillant.
D’une grande densité, l’écriture « croque » les scènes avec une saisissante efficacité évocatoire, inspirante pour Colette Reydet :
Alors tu surgissais
les bras levés en arc
dans de grands rugissements
L’assaut était terrible
mêlait rires et cris
Nous avions l’avantage
du nombre
Mais tu restais debout
solide comme un chêne
un enfant suspendu à chacun
de tes poings
A cet homme, mineur hors de la mine, le poème rend hommage, avec respect et affection, dessinant les éléments d’un portrait à hauteur d’enfant, à qui rien n’échappe :
Je revois
du siège pliant
la toile tendu
la bourriche
presque immergée
ton large dos penché
comme en prière
sur l’eau
De la berge
montagne qui pense
tu prenais soin des heures
du silence à défendre
peut-être
d’une sorte d’éternité
Le poème Super 8 nous avertit ; il y a un léger tremblé dans la mémoire, qui brasse passé réel et passé fantasmé :
Dans ma mémoire
Ça fait comme ces
films
Noir et blanc
Qui sautillent un peu
Une histoire familiale est évoquée, dans une série de scènes reliées par la figure du grand-père, un journal de souvenirs peuplé de personnages à la fois archétypaux et uniques : Man’za, Mémé Gaby…
Man’za
Avait toujours été vieille
Sa main droite appuyée
Sur ses reins courbés
…un journal de moments de vacances collectés par la mémoire sociale et familiale (la pêche, le jardin, la fête foraine, le Tour de France, les cabanes avec les cousins). On feuillette l’album photo ouvert dès le premier texte :
Un portrait de soleil
L’été au jardin
Je ne me souviens plus
de ton visage animé vraiment
mais de cette photo
Et, au fil des textes, on va penser aux photographes du temps de l’argentique, qui ont su révéler la profondeur des scènes de la vie quotidienne. Pouvoirs de la photographie, mémoire collective, inconscient collectif…
Cette enfance est datée par des « marqueurs d’époque », pour lui faire rejoindre un temps universel : le caractère révolu du temps d’où l’on vient est commun à toutes les enfances ; quelque chose de ce temps-là, avec certains être aimés, a disparu, et lui donne son prix.
Au chaud
de la lessiveuse
nous écrivions
nos prénoms
sur les carreaux
pleins de buée
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Tu soignais
une Panhard sublime
qui faisait ta fierté
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Ta maison ressemblait
à toutes les autres
Trois pièces en enfilade
les cabinets loi
au fond de la cour
(….)
Et
la gueule
la gueule noire
profonde
le trou béant imaginé
cerné de crocs sanglants
Le pays d’enfance est parcouru, c’est un espace-temps de bonheur simple et fort, dans le climat d’affection d’une famille unie. Sans linéarité, une histoire se construit, faite d’instants dissociés, de ressentis puissants, partagés par la grâce de la poésie :
Dans tes yeux
les terrils
ce n’étaient pas ces déchets
montés du fond
ces débris en colline
plus tristes que le ciel
C’étaient
des seins d’ébène
de la poudre de volcan
soufflée d’un sablier brisé
Le très beau texte La première à mourir, dans un dialogue émouvant, évoque en quelques vers la condition de mineur et son histoire, un temps où planent le risque et la tragédie. On sait ce que faisait un pinson dans une cage à la mine. Sa mort alertait sur la présence de grisou ; son rôle terrible était, par cette mort, de sauver. L’ogre ému de la fragilité donne dans ce rapprochement la mesure de son affection.
Dis Pépé
si t’avais encore travaillé
si t’étais pas silicosé
tu m’aurais emmenée
Je serais descendue
galibot à la fosse
comme tu l’as été
puis remontée le soir
le visage plein de suie
de fatigue
Oh ma douce
si petite
fragile et fille
Tu n’aurais pas
été galibot
Tu aurais été
le pinson dans la cage
Tu aurais été la première à mourir
La matière de l’enfance est délicatement travaillée par le conte, la comptine, la berceuse, où l’écriture cisèle l’émotion dans la simplicité :
Jardin sandalettes
tendre petit frère
tribu de cousins
Maman belle
Papa vivant
Cette évocation pudique des « souvenirs lumineux d’une enfance en pays noir », qui se termine avec la maladie et la mort du colosse,
en trois semaines
balayé
Une herbe sèche
vaincue par le vent
a la puissance poétique des chansons
que les enfants chantent
lorsqu’ils sont heureux.
Merci à Estelle Fenzy et Colette Reydet pour cette escapade en pays d’enfance, territoire partagé, pays qui n’est jamais perdu, temps retrouvé.