Eva-Maria Berg, Étourdi de soleil

Eva-Maria Berg, poète allemande francophile, signe sa troisième collaboration en trois ans avec les éditions L’Atelier des Noyers. Il s’agit d’un ouvrage divisé en cinq parties dont la cinquième donne son titre au livre et dont la liste des titres constitue déjà, à elle seule, un poème.  Le livre est bilingue, la version française est le fruit du travail de l’auteure mêlé à celui de Max Alhau et d’Olivier Delbard.

Le premier poème nous plonge d’emblée dans l’univers bien reconnaissable d’Eva-Maria Berg, elle dont le regard fait toujours le lien entre un contexte particulier donné et des questions métaphysiques plus générales. « Comme si un matin / n’était que le commencement / » écrit-elle. Et tout tient dans le comme si, car en fin de compte ce qu’elle décrit est un début de la fin, un automne, des corps morts jonchant une plage, cadavres de migrants, nommés « coureurs des vagues »,  chassés de leurs pays comme les feuilles sont chassées des arbres après l’été.

Le deuxième court poème saisit en huit vers la condition aussi bien humaine qu’animale dans un contexte citadin : pour les humains les parcs, pour les oiseaux les toits, et pour tous une fois la mort arrivée, les plus ou moins grandes profondeurs de la terre, symbole d’oubli. Et c’est sur l’oubli que rebondit et s’attarde l’auteure dans le troisième poème en évoquant cette conscience humaine ayant la capacité de s’étendre aux dimensions de la planète, prévenue qu’elle est des drames et des conflits, de la diversité menacée, et tout cela se passe sous un ciel nuageux. Ciel qui avec la complicité du soleil, mais aussi du vent, à l’en croire le quatrième et cinquième poème, n’est peut-être pas aussi innocent qu’on veut bien le penser. Là encore on retrouve la touche et la palette d’Eva-Maria Berg, celle qui égalise et universalise, celle qui fait des humains des frères et sœurs aux rêves équivalents et dont les peaux, ainsi que le veut le mélange des couleurs, se déclinent « dans toutes les nuances de gris ».

Eva-Maria Berg, Étourdi de soleil, œuvres plastiques Yannick Bonvin Rey, L’atelier des Noyers, hors collection, 113 pages, 15 euros.

Grâce à la justesse de son regard, relativisant l’échelle du temps, Eva-Maria Berg nous invite à une mise à distance cosmique, elle forge pour nous une forme de sagesse qui permet d’écrire :

Comme le sommet
de l’iceberg
la plus haute sculpture
de la ville brille
sous le soleil
peut-être un jour
son or
fondra aussi 

Poésie sans majuscule, sans ponctuation, poésie verticale dont nous sommes, lecteurs, les témoins ; poésie verticale au sens de Roberto Juarroz, à propos de laquelle le poète Philippe Jaccottet écrivait : "Dès les premiers vers, on entend une voix autre, décidée, tranchante et rigoureuse. L'homme... médite avec hardiesse sur le lieu qu'il occupe, les rapports du dedans et du dehors, du centre et de la périphérie, de la parole et du silence, de l'absence et de la présence. »  C’est bien entre ces pôles que le regard de la poétesse, tout au long du recueil, navigue, en décrivant des tours du monde à sa façon.

« oublier veut dire aussi / se rappeler / l’essentiel / qui est absent » écrit Eva-Maria comme pour répondre à Roberto Juarroz qui lui affirmait :

« Et en faisant l’appel / il s’agit de ne pas se tromper : / aucune chose ne peut en nommer une autre. / Rien ne doit remplacer ce qui est absent »

Eva-Maria Berg nous offre une poésie de l’intérieur nourrie par l’extérieur, qui sans apprêt, sans fioriture, tranche certes mais sans cruauté, nous expose la condition dérisoire non seulement humaine (exils, épreuves, solitude, extrême pauvreté, espoirs et rêves), mais aussi condition de tout ce qui est vivant et sur lequel l’impact des activités humaines est hélas, malgré quelques héros exemplaires, le plus souvent néfaste, nuisible. L’œil du poète, puis celui du lecteur, est à la fois impuissant et salvateur :

« qui cherche la pluie / dans un poème écoute / les innombrables gouttes / qui arrêtent une montre / avant l’expiration / de sa garantie / il recueille les miettes / du pain mouillé / afin de les sécher / pour l’estomac / sensible d’un pigeon »

S’il est une vérité qui saute aux yeux en parcourant le livre, c’est bien, et c’est un lieu commun, Emerson et Wittgenstein l’ayant mieux exprimé, mais le redire encore, combien l’humain en se faisant acteur et responsable de son langage, définit la relation qu’il établit avec le monde et la réalité. Eva-Maria Berg fait plus que montrer, elle dit son expérience de vie, toutes antennes déployées elle sait assez du monde pour que, même les yeux fermés, elle puisse ressentir ce qu’elle ne voit pas. Dans son «  Sein und Zeit » à elle, elle corrobore par l’expérience l’idée que le Dasein se temporalise par son être au monde. Et quand langage et silence, quand jour et nuit coïncident, le mot s’accorde au souffle et cela ouvre un espace qui fait sortir du quotidien, propulse vers un avant du futur nourri par le passé.

Paysages aquatiques, ou bien feuilles dans le vent, les œuvres de Yannick Bonvin Rey, artiste Suisse, sont venues accompagner le texte d’Eva-Maria après écriture, comme pour illustrer ce poème de la page 36 qui ouvre la deuxième partie : « un jour / sans stylo / la lumière / écrit / toute seule / ». Teintes de petits jours ou crépusculaires, elles saisissent bien le ton grave et tendre de l’auteure, le contraste entre fin et commencement qui se poursuivent, se rattrapent, se rejoignent et font des cycles de la vie comme du recueil, une boucle « bouclée » sur les lignes de crête et les lignes de partage proposées par Eva-Maria Berg.  

Le parallèle avec Poésie verticale qui m’est venu très vite à la lecture d’Étourdi de soleil, conclura mes propos. Roberto Juarroz écrit ceci :

Mais toute perte est le prétexte d’une rencontre.
Les messages perdus
inventent toujours qui doit les trouver.
 

(In Poésie verticale, traduit par Roger Munier, Éditions Fayard, 1989)

Je crois que c’est exactement le rôle qu’Eva-Maria Berg donne aux lecteurs-trices, qu’ils-elles trouvent ses messages perdus, et par là rencontrent la poète à la lisière de son regard, là où ses mots s’accordent à son souffle et se jouent des antagonismes, des contradictions, des contrastes, pour les visiter dans la richesse de tous leurs replis, qu’ils soient heureux ou malheureux, banals ou extraordinaires.




Eva-Maria Berg, Pour la lumière dans l’espace, illustrations de Matthieu Louvier

Eva-Maria Berg écrit avec des mots transparents, translucides, trans/lucides. Il semble que ce qu'elle a toujours cherché est là, et s'offre comme un aboutissement dans Pour la lumière dans l'espace

La pensée appartient
à l'espace
mais celui qui sait
résister à la pression
abat les murs
et ouvre lui-même
un univers

Pour Daniel Meynen
mon merveilleux ami
et remarquable philosophe

In memoriam

Telle est l'entrée en matière, désintégrée, du poème, du langage, qui n'a d'autre objectif que de mener aux plages d'un silence cosmique.

Un jour
à demi un bout
du chemin un
morceau d'espace
une brèche dans la
fenêtre une vue
qui manque
à l'ensemble du texte

 

 

Eva-Maria Berg, Pour la lumière dans l'espace, L'Atelier des Noyers, 2020, 14 €.

C'est cette voie vers soi-même et la globalité que nous ouvre Eva-Maria Berg. La dédicace à Daniel Meynen homme dont la vie a été guidée par la spiritualité en page liminaire place dès l'abord les poèmes du recueil sous un horizon d'attente déterminé, et fait écho au titre. Lumière, mais celle que l'on porte, chacun, et philosophie qui n'a d'autre objectif que de libérer des systèmes de pensée qui par définition ne peuvent être qu'enfermement dans le concept alors lui-même réduit par le langage. 

Dès lors, les champs lexicaux sont servis par un vocabulaire léger, simple et doux, discret, caressant et lisse. Les références récurrentes à la vue et aux fenêtres constituent la métaphore  filée du regard introspectif, ce que l'on voit par la vitre renvoie à ce que l'on porte en soi. Paysages et sensations se mêlent, jour et nuit rythment l'avancée du temps, que le sujet observe, dans l'immuabilité d'une conscience accrue.

 

De la représentation
la vue peut-être
se vide
avant le silence
la lumière
a déjà
effacé
quand rien d'autre
ne fonctionne débute
aussi la fin
sans nom
le mot sans
commencement
cesse son errance

 

Les peintures de Matthieu Louvrier ponctuent les pages d'aplats de couleurs, surtout. Par delà le dessin s'évadent les contours de la représentation, rendant exactement la tonalité des poèmes, qui cherchent comment dire sans nommer, comment écrire sans enfermer le langage dans le carcan du sens. Tao, je parle pour énoncer le silence, le mouvement immuable de la vie qui commence et cesse dans le même moment. Il semble que l'écriture d'Eva-Maria Berg devienne ceci, cette limpidité du filet d'eau de source qui jamais ne tarit mais jamais n'existe autre que confondu avec la source elle-même.

Sur des pages écrues et épaisses la version allemande de chaque texte accompagne la version française. Lire à voix haute ces autres mots d'une autre langue qui  porte l'épaisseur de l'inconscient collectif d'autres hommes enseigne. Nous appréhendons comme une évidence combien est vaste la poésie, et la musicalité qui apparaît dans chacune des version, différente,  mais signifiante, pourtant. Ensuite cette langue maternelle de la poète qui porte encore les déchirures d'un histoire insensée et terrifiante est là posée comme un calice dont les sonorités ouvrent l'espace à la lumière. Il s'opère une magie, qui montre combien est diverses la vie, combien l'humanité est plurielle, multiple, mais une, noyau de lumière dont il s'agit de réveiller la conscience. 

 

sie steigen die treppen
stufe um stufe
schlägt ihr herz
luftiger lassen
sie mehr und

mehr zurück

Ils montent l'escalier 
marche après marche
le cœur bat
plus légèrement ils
laissent derrière eux
de plus en plus

 

Le poème d'Eva-Maria Berg aussi laisse derrière lui toute tentative d'écrire, et devient alors poésie, grâce à  cette évidence qu'il est, sans autre désir qu'exister dans cette référence à lui-même destitué de cette volonté de nommer quoi que ce soit d'autre que sa propre existence.




Eva-Maria Berg, Eine schneise im wasser / une brèche dans l’eau

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer

Eva-Maria Berg marche sur le rivage.

En écrivant une brèche dans l’eau,
elle rencontre Paul Valéry
avec qui elle partage
          le goût de la nature,
          le sens de l’image littéraire 
          et une nostalgie diffuse, source d’une profonde mélancolie qui irrigue la création.

 

Comme lui, elle tutoie

La mer, la mer, toujours recommencée ! 
(Paul Valéry, « Le Cimetière marin », 1920)

 

Eva-Maria Berg, Eine schneise im wasser / une brèche dans l’eau, Éditions pourquoi viens-tu si tard ?, 2020.

Les vagues promettent un voyage baudelairien à Eva-Maria Berg, femme libre qui toujours chérira la mer et voudrait « supporter l’idée du lointain » (pages 38 et 39) de La Seyne-sur-Mer à Istanbul, de la Villa Tamaris à l’infini !

Je pense ici à Caspar David Friedrich, le grand peintre romantique allemand, et à ses figures de dos méditant sur l’ailleurs, en particulier au Lever de lune sur la mer (1822-23, huile sur toile, 135 × 170 cm, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie).

Il me semble que cette réminiscence de Friedrich se trouve aussi dans quelques photographies du livre, notamment celle de la page 35.

La mer dédouble le poète en photographe et les mots en images, même si, comme l’affirme paradoxalement l’auteur, « rien ne va de pair au bord de la mer » (page 17).

 

retrouver
la mer
ou cela
qui a l’air
d’être
la mer
l’illusion
frappe
ses vagues
jusque dans les oreilles (page 23).

 

Rythme du temps,
« cadence brisée » (page 76),
vagues instables dont la musique devient dialogue du vent et de la mer…

J’entends ici un écho du troisième mouvement de La Mer, trois esquisses symphoniques pour orchestre de Claude Debussy, 1905.

Eva-Maria Berg affirme que la mer est « une image usée » (page 13) mais ajoute aussitôt qu’elle « ne rentre jamais dans le cadre de l’imaginaire des hommes ». Paradoxe renouvelé, vague après vague, d’un poète regardant l’horizon avec la clairvoyance d’un marin dont la vue est

 

troublée
par la connaissance
des crimes qui
ont affecté
d’inhumanité
un paysage
sans tache  (page 69)

 

Inhumanité ? Eva-Maria Berg connaît l’histoire brutale comme une tempête qui emporte

 

tous les
disparus
dans les océans
du monde  (page 59)

 

Le lecteur comprend que « le navire de guerre » qui « bloque toute la baie » (page 20, photographie page 21 ; de semblables navires apparaissent aussi pages 29 et 37) à la fois protège, alarme et menace les hommes.

La « brèche dans l’eau » (page 59 et titre) est, pour Eva-Maria, le seuil qui ouvre à l’humanité, à l’amour, à la paix. Si elle invite à un fondateur « désir de l’imprévisible » (page 41), elle est aussi et surtout lumière. Encore faut-il ne pas plonger dans les abysses, ne pas sombrer, ne pas céder à la nostalgie des âmes noyées.

Dans le miroir d’une « nuit sans repos » (page 17) s’allonge l’attente fébrile de la lumière. Le travail poétique est à la fois solitude et ouverture au monde, contemplation et souffrance.

 

et ce que l’on appelle nuit
ressemble au Bosphore
si variée la lumière
plus rouge et plus verte
que le jour (…)  (page 46)

 

Ces mots font écho, selon moi, aux vers de Paul Celan :

 

Vert d’huile, saupoudrée de mer l’heure
impénétrable (Esquisse de paysage, 1958)

 

Car il y a chez Eva-Maria Berg comme chez Paul Celan, une forme de désespérance, une douloureuse mémoire dont la lumière garderait la trace :

 

la lumière blanche
s’inscrit
dans la mémoire
et sèche le sang (page 83)

 

jusqu’à l’effacement :

 

tu fermes
les yeux
ça brûle inexorablement
et efface
toutes les images » (page 95)

 

Toutes les images ? Restera celle de la « brèche », ouverture/brisure par où passent la vie, la mort et l’espoir.

J’y vois, pour ma part, l’attraction/répulsion du gouffre amer qu’évoque Baudelaire dans son poème « L’Homme et la mer » (Les Fleurs du mal, 1857) :

 

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. 

 

Le recueil d’Eva-Maria Berg se termine d’ailleurs ainsi :

 

et la vague
semble douce comme si
elle berçait tous ceux
qui ont quitté le rivage » (page 99)

 

Quitter le rivage, c’est mourir pour mieux revivre avec et par la poésie.

De quoi la mer est-elle le nom ? Cette question essentielle est, je le crois, écrite comme un palimpseste dans le livre. Eva-Maria y répond en être sensible, avec ses mots et ses photographies.

 

 

Post-scriptum

La réalisation de ce livre est très soignée, avec une impression claire et des reproductions photographiques de qualité. Il faut souligner la qualité de la traduction (par l’auteur elle-même et Albertine Benedetto). La préface (pages 5 à 8) et la « préface antérieure » (pages 101 à 103) de Marilyne Bertoncini éclairent le texte avec justesse.

 




Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé

un article de Béatrice Machet, suivi d'un article de Carole Mesrobian

Par Béatrice Machet

 

Traduit en français par l’auteure en collaboration avec Max Alhau, le livre nous attire d’abord par son titre énigmatique, titre accompagné sur la couverture d’un dessin de Bernard Vanmalle qui suggère déjà ce que le lecteur-trice vivra : soit il (elle) fera l’expérience d’un éclat dans le mental , comme s’il (elle) se heurtait dans une vitre opaque afin de parvenir à la « vision juste » posée sur certains éléments du monde ; soit il (elle) sera happé-e, pris-e dans une toile d’araignée comme la mouche, et dans cette position, il (elle) touchera certaines vérités du « réel »…

Le premier poème du recueil annonce la couleur, il s’agit de jouer, de mettre en jeu, et de faire gagner au langage tons et sons, afin que jamais ne soit perdue la jubilation enfantine de combiner les mots entre eux, même si le résultat donnait à voir des images absurdes comme un chapeau sans tête ou des plumes aux chaussures.

Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé, édition bilingue,
Traduit de l’allemand par l ‘auteur en collaboration avec Max
Alhau, Editions Villa-Cineros, Marseille, 2018, 100 pages, 14 euros.

Comme s’il fallait prendre au pied de la lettre le sens d’expressions imagées, qui ferait que le sable versé sur nos sommeils avait pour conséquence dernière de faire que le soleil se lève plus tard. Comme si le génie des mots, comme si leur évocation, avaient des pouvoirs magiques capables de faire oublier l’hiver et la vieillesse, et de substituer dans le ressenti, l’expérience du printemps.

Le deuxième poème pose la question du regard, et comment l’imagination nous transporte dans les airs, ou à bord d’un bateau, ou encore dans un paradis haut en couleurs, dont on ne connait pas de frontières, mais pénétrable malgré tout. Page 31 s’effectue comme un revirement, car le pouvoir du regard comme celui des mots sont aussi faits pour témoigner des abominations perpétrées en ce monde. Comme chacun sait, il y a des privilégiés et puis ceux qui, avec papiers ou pas, ayant une existence « légale » ou non, n’ont d’autre possibilité que de végéter au lieu de vivre. Comme si tout d’un coup l’enjeu était aussi, « basiquement », de survivre. Et le recueil se poursuit ayant créé une atmosphère particulière, guidant la pensée dans un décalé, afin d’éviter les écueils de « l’opinion » telle que la majorité des gens la poursuivrait. La logique intime de l’auteure cherche des façons de poser un regard inédit afin de comprendre autre chose que ce qu’il est habituel et « autorisé » de comprendre dans le mécanisme des phénomènes manifestés au monde. C'est à la fois ludique et très sérieux, avec des constats qui forcent à méditer l'épuisement de l'humanité à trouver encore un sens à sa toute-puissance, ou bien une raison de se réjouir de son inhérente et absolue faiblesse.

Dans ce recueil, l’œil d’Eva-Maria Berg renverse les codes jusqu’à « expliquer » un pourquoi possible à des choses aussi futiles que la mode : atteindre la beauté éternelle. Expliquer, c’est-à-dire mettre tous les plis de la condition humaine à plat, tous les plis des vagues de la mer en position d’aborder afin que nul homme ne puisse sombrer,  afin que chacun trouve son paradis sur terre … Il n’y a aucun message, aucun slogan, aucune leçon de morale dans ce livre, et pourtant nous nous laissons toucher. Nous comprenons qu’une tâche de ré-enchantement du monde au final nous incombe, à nous aussi d’endosser cette responsabilité : ne pas la négliger.

 

Par Carole Mesrobian

 

Une édition bilingue qui nous offre un accès à la musicalité de la langue allemande, langue maternelle de l’auteure. Tant de vent négligé, So viel wind ungenutzt, est d’abord un beau recueil. L’amplitude de la poésie d’Eva-Maria Berg y est tout entière portée par le blanc brillant et pur de la couverture où les lettres noires de l’appareil tutélaire chapeaute une calligraphie de Bernard Vanmalle qui représente une étoile formée par du verre brisé. Tel est le poème, lorsqu’Eva-Maria Berg s’empare d’une modernité dont elle décrypte les aberrations, les abus, la folie. Le regard de la poète ne cesse de nous montrer  l’envergure des multiples désastres auxquels nous devrons bientôt faire face. Ce manque de conscience, cette cécité, qui s’est installée, adoubée par les siècles passés.

 

sur combien de couches
d’humanité
a-t-on bâti nous
collons l’oreille
au sol
bouleversé
est-ce que quelqu’un fera
des recherches sur nous
et y aura-t-il
encore une raison à cela 

 

Ce regard, empreint d’une sagesse ancestrale, d’une spiritualité qui devra guider nos pas, et nous indiquer les directions à prendre pour nous sauver, nous hisser enfin à hauteur de ce que nous devons et pouvons devenir, se pose sur notre quotidien. Et alors le poème, par la grâce de ce travail sur le langage, dévoile toute l’absurdité de notre monde, tout ce que nous avons oublié à force de l’accepter.

Et le poème d’Eva-Maria Berg est court, vif, foisonnant de combinaisons démultipliées grâce au jeu avec la syntaxe qui lui permet de mettre en exergue certains mots, des les offrir au vers qui les accueille sans les retirer de la phrase qui précède. Le poème devient alors un espace dévolu à une combinatoire savamment orchestrée. Le lexique est doux, simple et fluide, ce qui facilite ces passages d’un sens à un autre, comme si le réel se métamorphosait devant le regard de la poète, comme si son verbe devenait, tout à coup, créateur. Et n’est-ce pas de cela dont il s’agit, et n’est-ce pas là le pouvoir de cette alchimie qu’est la poésie ?

 

remettre le langage
en cause un bateau
sans eau l’avion
sous-marin l’air
qui manque
de poumons

 

Remettre le langage en cause, comme la réalité, comme notre rôle sur cette terre que nous maltraitons… Remettre tout simplement le rôle du poète en cause… Ne devra-t-il pas être celui qui prend la parole ? Ne devra-t-il pas être celui qui guide vers la liberté, celle offerte par le langage délivré de ses carcans, celle que nous montre celui qui prend la parole pour la laisser se perdre ?

 

tant de vent
négligé
les hommes
incapables
de voler
les maison
ancrées
jamais
à déplacer
l’énergie
trop polluée
pour se dissoudre
dans l’air
mais les yeux
il est facile
de les entraîner
n’importe où




Eva-Maria Berg, poésie, engagement, mémoire 

 

poesie, engagement, gedenken

 

 

 

wieviele fragen
kannst du ertragen
wieviele antworten
darauf geben was
lässt du ungesagt
was in der schwebe
was vorerst offen
um nachzudenken
was übergehst du
als unzumutbar
oder weigerst dich
stellung zu nehmen
gibt es auch fragen
die kommen aus dir
neugierig unsicher
skeptisch erschüttert
angesichts dessen
was du siehst hörst
spürst ohne eine
erklärung und
ohne das wissen
wohin sie dich führen
wenn du dir selbst
gegenüberstehst

 

*

 

Photo d'Eva-Maria Berg prise par Roswitha Strüber.

kein blatt
von den mund
inmitten schweigens
aus ensetzen angst
oder gleichgültigkeit
kein blatt
vor den mund
dorch suchen
in blutrot auf
schwarz auf weiß
nach worten
der empörung
des zweifels
und widerstands
so schmerzhaft
sie sind für
einen selbst
und vielleicht
treffen sie
auch andere

 

das erinnern beginnt bei sich selbst
es gibt keine ausflucht
was geschieht geht dich an
ganz gleich wo du lebst
du bist mitbetroffen
von jeglichem unrecht
ein zeuge der zweifelt
ein zeuge der empört ist
ein zeuge der angst hat
sich aufzulehnen ein zeuge
der sich auflehnen will ein zeuge
der keine ruhe findet solange
er schweigt ein zeuge
der versucht um worte
zu ringen die seine wahrnehmung
wiedergeben und du suchst
eine stimme suchst sie für
die menschen die kein
gehör finden versuchst
zu schreiben gegen
das vergessen im bewusstsein

 

inauguration à Waldkirch du monument aux victimes lithuaniennes
de l'Holocauste, janvier 2017 ©badische-zeitung.de 

 

poésie, engagement, mémoire

 

combien de questions
peux-tu supporter
combien de réponses
peux-tu apporter qu'est-ce
que tu laisses non-dit
ou en suspens
ou tout d'abord ouvert
pour y réfléchir
qu´est-ce que tu écartes
comme inacceptable
ou à quoi refuses-tu
de te rallier
y a-t-il aussi des questions
qui viennent de toi-même
curieux embarrassé
sceptique bouleversé
en face de ce que
tu vois écoutes
perçois sans aucune
explication et
sans savoir
où elles te mènent
quand tu es confronté
à toi-même

 

*

ne pas fermer
la bouche
au milieu du silence
par horreur peur
ou indifférence
ne pas fermer
la bouche
mais chercher
en rouge-sang sur
noir et blanc
les mots
de la révolte
du doute et
de la résistance
aussi douloureux
qu´ils soient
pour soi-même
peut-être
touchent-ils
d'autres aussi

 

*

la mémoire commence par soi-même
il n'y a pas d'échappatoire
ce qui se passe te concerne
peu importe où tu vis
tu es impliqué
par toute injustice
témoin qui doute
témoin indigné
témoin qui craint
de se rebeller témoin
qui veut se rebeller témoin
qui ne peut trouver la paix tant
qu'il se tait témoin
qui essaye de lutter pour trouver
les mots qui reflètent sa
perception et tu cherches
une voix tu la cherches pour
les hommes qui ne sont
pas entendus tu essaies
d'écrire contre
l'oubli dans la conscience

traduction de l'auteure

Eva-Maria Berg nous demande de joindre le poème suivant , qui lui a été envoyé par Pablo Poblete, en témoignage de son émotion à la lecture des siens. 

Auschwitz  après l'art.

finito la danse

finito la peinture

finito le dessin

finito la gravure

finito le tirage original

finito l’installation d’art

finito les critiques d’art

finito le théâtre

finito la photographie

finito la sculpture

finito la musique

finito le roman

finito la nouvelle

finito le manuscrit

finito la maquette de livre

finito le livre

finito le papier pour un livre

finito le crayon

finito la gomme à effacer

finito les études d’art

finito le journaliste d’art

finito les salons des livres

finito l’édition d’un livre

finito les éditeurs des livres

finito les lecteurs des livres

finito les bibliothèques

finito les librairies

finito la vente des livres

finito l’information sur les livres

finito le cinema

finito le conte

finito le conteur

finito la performance-Art

finito le performeur

finito l’art numérique

finito l’art digital

finito l’art virtual

finito la exposition d’art

finito la galerie d’art

finito le salon d’art

finito la Biennale d’art

finito l’art moderne

finito l’art contemporain

finito l’art post-moderne

finito l’art actuel

finito la vente d’art

finito le vendeur d’art

finito le vernissage

finito l’acheteur d’art

finito l’agent d’art

finito le créateur d’art

finito le concepteur d’art

finito l’obsédé de l’art

finito l’amateur d’art

finito le mot art

finito la mort de l’art

finito le mot finito 

Pablo Poblète

2017/12/31,  Île de la Guadeloupe

 

 

 

 




Alain Fabre-Catalan et Eva-Maria Berg : “Le Voyage immobile, Die Regungslose Reise”

On connaît les élégants volumes, au format carré sous couverture noire, «  reliés à la chinoise  » de la collection «  La galerie de l'or du temps  »s éditions du Petit-Véhicule, dirigées par Luc Vidal, éditeur, fondateur de la Maison de la poésie de Nantes, et lui-même poète «  orphique  ». Chaque volume met en résonance un texte poétique et des illustrations – ici une série de dessins en grisaille de Jean-Marie Cartereau, dont l'inquiétante étrangeté à première impression – images abstraites, évoquant des sortes de paysages sortant de la brume – prend tout son sens quand on y perçoit l'esquisse de charniers, des cadavres fumants, la façade du camp de sinistre mémoire de Birkenau...

Ce voyage immobile est un voyage de mémoire, dans la partie la plus tragique de l'histoire européenne du 20ème siècle, qu'explore avec constance Eva-Maria Berg dont nous avons sur ces pages déjà présenté l'engagement pour maintenir vivant le souvenir de ces morts.

Ici, c'est «  à quatre mains  » que le texte s'écrit  : la voix de la poète répond à celle d'Alain Fabre-Catalan pour tisser ce voyage bilingue, ouvert et fermé par une citation de Paul Celan, cité en exergue du prologue et servant d'excipit, avant un «  coda  » expliquant le projet du livre.

Et j'écris «  voix  » à dessein – car c'est d'elles qu'il s'agit  : les voix défuntes, les voix éteintes, «  empreinte d'une voix qui s'épuise  », auxquelles les deux poètes prêtent la leur – sans espoir de les tirer du néant, pourtant  : "Pas même l'envolée d'une phrase / ne saurait les tirer du néant, / de l'indicible vertige qui ravine le ciel / à la cime des bouleaux."

Alain Fabre-Catalan et Eva-Maria Berg,
Le Voyage immobile, Die Regungslose Reise,
dessins de Jean-Marie Carterau,
éditions du Petit-Véhicule, 2017, 64 p. 25 euros.

Que reste-t-il de ces corps, de ces douleurs, de ces souffles disparus  ? «  Dans la chambre aux murs écroulés,  / le silence se taît  », écrit Alain Fabre-Catalan.

«  Implacable / le vide / à la place / des hommes  » répond la voix d'Eva-Maria Berg  :  des bouleaux, seuls muets témoins du deuil «  qui ne finit pas  » - et l'injonction de «  se taire // que les voix éteintes / résonnent encore  », dans un texte aux vers si brefs qu'ils semblent n'exister que pour donner sens au vide de la marge, où la poète espère retrouver les traces éteintes, les pas des «  pieds / brûlants et / les yeux / brouillés  / en face / du ciel  ».

«  Le silence en arrêt atteste de l'horreur sans nom  », reprend Alain Fabre-Catalan, dans d'ultimes pages qui tentent de susciter cette insoutenable «  image du monde  » qui vacille «  dans l'amoncellement informe des corps / qui s'  envolent en fumée jusqu'au dernier vivant  ». Comme écrire de ces cendres – comment garder mémoire de cette poussière  ? «  Tous les chemins se perdent sous les pas du passé  / à jamais éclipsé avec chaque présent  ».

Jean-Marie Cartereau

Et n'est-ce pas la mission de la poésie, que de tenir ardent toujours ce souvenir – si douloureux qu'il soit – si impensable même, qu'il importe plus que tout qu'il résiste à l'oubli. La voix du poète n'a de sens que s'il rend la parole possible pour ceux à qui on a  tout pris, qu'on a voulu – qu'on veut – anéantir. Le poème est cet ultime recours des sans-voix, des sans-patrie, oubliés, négligés, niés par le temps, par le présent qui efface leur trace aussi – et le poète ce témoin permanent qui, par le voyage immobile accompli dans les mots, ramène, comme avec un filet, ces bribes, «  ces braises qui dorment / et que nul n'éveille.  »




Eva-Maria Berg, poème pour le Mémorial de Waldkirch

Nous vivons une période trouble de transition, ballotée par les flux et reflux d'une histoire où le futur tarde à éclore, et nous laisse envisager le plus radieux, comme le plus terrifiant.
Nous vivons dans une société froide et mondialisée où nationalismes frileux, intégrismes religieux ou économique, fanatisme et populisme, se nourrissent des peurs, des frustrations et rancoeurs, et semblent chaque jour étendre leur domaine, tandis que dans ce délitement des liens sociaux, des liens avec l'histoire et la culture, l'humanité semble chercher son âme perdue. 
Pour éviter le naufrage de notre civilisation, la perte des valeurs qui sont les nôtres - et celles de l'humanité dans son ensemble -  il  importe de ne pas oublier ce penchant négatif de l'histoire : rendre hommage à ceux qui disparurent /disparaissent à cause de la barbarie est un acte vital, un acte de survie. 
Eva-Maria Berg, poète et humaniste - mais peut-on être l'un sans l'autre? - contribue  à ce devoir mémoriel : son poème, gravé sur la stèle dressée par sa ville,  Waldkirch,  à travers  les nombreuses victimes du nazisme auxquelles elle rend hommage, nous rappelle que le ventre de la bête est toujours fécond, et notre devoir de résister.  La chaîne de traduction suscitée par ce texte témoigne de notre force d'hommes - et de femmes - de bonne volonté pour faire re-naître l'avenir. (M.B)

 

Texte écrit pour le Mémorial de Waldkirch

 

Leurs bourreaux avaient été des membres de la Police allemande et des acolytes lituaniens.
D´après le rapport manuscrit du commandant de la Police de Sûreté (SIPO) et du Service de renseignement et de sécurité de la SS (SD) de Kovno, de février 1942, avaient été exécutés aux dites dates:
138.272 personnes, essentiellement juives, dont 55.556 femmes ainsi que 34.464 enfants.
Le responsable de ces crimes , SS-Standartenführer (colonel), avait été un citoyen de Waldkirch et, de sa profession, facteur d´orchestrions.
Par ce mémorial, les citoyennes et les citoyens de Waldkirch rendent hommage aux victimes de la barbarie nazie en Lituanie.