Lettre ouverte à Florence Saint-Roch à propos de Préparer le ciel, sept fois quatorze stations

Chère Florence Saint-Roch

J’ai lu Préparer le ciel ces 4, 5 et 6 juillet 2024, c’est-à-dire entre les 2 tours des élections législatives françaises. Et c’est un choc émotionnel (« Alors dans la tête / On distend la corde / On défait les nœuds »). Une découverte esthétique (« La page est immense »). Une jouissance de la langue (« Une phrase se forme / Incontinent se défait / Dans un poudroiement de poussière »). 

On pourrait penser : tout de même, lire et parler de poésie dans des temps pareils ! Mais voilà qu’une poésie, cette poésie, parce qu’elle injecte le monde et la société dans sa parole, s’injecte elle-même, en retour, dans ce monde et cette société. Ce n’est pas si courant. Et pourtant ! 

Voilà des décennies que je répète que la poésie s’adresse en premier lieu à ceux qui ne la lisent pas. Qu’il me revient, avec les moyens qui sont les miens (Les parvis poétiques, depuis 1982), d’œuvrer à faire se rencontrer des voix solitaires et des oreilles multiples. Encore faut-il que ces voix, tout en évitant l’écueil des « Paroles grossières cris épais », sachent prendre à bras le corps la réalité tout sachant « Garder intacte la perplexité », et sauvegarder la complexité. 

Vaste est l’horizon qui s’offre à la poésie, une fois passés les obstacles des préjugés entretenus de part et d’autre du langage. Mais si « Le chemin commence l’espace », il n’est jamais tard pour être à l’heure. La preuve par ce livre. Combien ces textes parlent en – et de - ces jours-ci que nous vivons. A l’heure où on peut se demander « Où sont donc passées nos belles idées » (« Se pourrait-il qu’arrive une nuit / Où même les plus brillantes étoiles / S’éteindraient »), c’est dire combien ce livre « Avec vigueur empoigne le présent ». 

Et quand bien même : «  Si le monde autour s’éteint / Faire venir le ciel dedans », et pour ce faire, « Défatiguer les mots » est œuvre de salubrité publique.

Merci Florence, et si je suis triste de ne pas vous avoir lue/connue plus tôt, je suis heureux de vous découvrir enfin ! Comme quoi vieillir a parfois du bon…

Marc Delouze

PS Au lendemain, et comme en écho à Préparer le ciel (et à cette lettre), les résultats des législatives sembleraient exprimer un désespéré et néanmoins furieux désir de réparer la terre… La poésie n’a pas fini d’en finir !




Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy

Courir avec Lucy, de Florence Saint-Roch est l’un des premiers recueils de la toute récente collection de poésie des éditions Invenit, nommé Déplacement. Une collection originale, sous forme de livres-carnets qui conjugue les mouvements du corps avec la poésie des mots, plus précisément qui explore comment l’écriture poétique se fait l’écho des perceptions, des sensations, des visons et émotions que provoque le déplacement des corps dans l’espace.

Florence Saint Roch nous emmène dans une course méditative et poétique sur les bords de l’étang de Saint-Omer. Son texte, magnifique, est une longue respiration, ininterrompue autant que fluide, que chaque lecteur peut rythmer à sa guise, selon son propre souffle de ponctuation. Le parcours est sublimé par les encres de chines et les pastels d’Élise Kasztelan.

Mais il y a un détail d’importance dans ce recueil. L’auteure ne court pas seule. Lucy, la plus célèbre des australopithèques qui vivait en Afrique il y a 3,18 millions d’années, s’est invitée dans la course : « je ne suis pas restée seule très longtemps Lucy oui Lucy vous avez bien lu est venue courir à mes côtés ne vous en déplaise et tant pis si je passe pour une cinglée ...c’est avec elle que je cours désormais » (8). Une rencontre à vrai dire inattendue, moment de grâce, d’humour et d’une vraie complicité qui laisse monter d’intimes messages à la surface des eaux de l’Aa et de l’awash. « Elle n’est pas un bon génie que je fais apparaître à volonté je ne la suscite pas c’est elle qui vient à moi comme si deux versants du monde allaient se rejoignant » précise l’auteure (45).

Pourquoi et comment est-elle arrivée là Lucy, sur les bords de l’étang de Saint-Omer ?

Premier indice incontestable et essentiel : son appartenance à une même famille, celle des homininés (16) « quand on court on est debout, c’est inscrit depuis la nuit des temps, et on n’y pense pas à chaque fois explique l’auteure émerveillée par le miracle d’une verticalité fondatrice, d’un « corps redressé » (32), qui avance par le surmontement de la chute et opère ce troublant face à face avec le vide.

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, éditions Invenit, Collection Déplacement, 60 pages, 13 euros.

Mais il y a, nous explique l’auteure, une fascination d’enfant qui fait retour, « Lucy avait illuminé les heures de mon enfance ...puis sans crier gare une vision d’antan surgit et là rien à faire, vous êtes rattrapés » (9).

Lucy, vient de loin, du passé, des temps premiers, des entres-monde. Elle courait sur les berges de la rivière Awash, et aujourd’hui, intrépide radieuse, souveraine, elle poursuit sa course le long du fleuve Aa, en son éternelle jeunesse, immortalisée par le fait qu’elle a déjà traversé la mort (18). Elle s’impose au temps. Dans la cadence persévérante de ses foulées, l’une devant l’autre, elle conjure l’équilibre, se prolongeant toujours un peu plus en avant d’elle-même. Toujours en avant.

Une ancêtre inspirante, une marathonienne modèle, « douée d’un génie particulier ». Il est vrai que les femmes ont mis du temps à s’imposer dans le monde de la course à pied. Avec elle, écrit la poète « éternelle mouvante au creux de la vie » (25), je courrais jusqu’au bout du monde, je ferai reculer la nuit » (24).

Les deux femmes s'accordent l'une à l'autre, l’une pour l’autre, dans un partage de l’effort, par l’épreuve d’une solidarité́ silencieuse, recueillie, on pourrait dire méditative : « Lucy ne dit mot et pourtant les méandres de nos pensées se croisent, sa présence à mes côtés me réconforte comme si en son silence elle répondait de moi ». Coude à coude, elles recommencent le même circuit, rive gauche, rive droite, elles longent successivement les deux bras du fleuve a la sortie d’Arques, une même boucle de 15km jamais close, bien au contraire, qui ne cesse de s’ouvrir sur une multitude de nouveaux chemins, d’activer « des circuits encore inemployés » (46). « Je ne tourne pas en rond », écrit la poète, « courir m’ouvre en permanence le paysage déplace les lignes redistribue les contours on croit connaître par cœur pourtant l’oeil sans cesse se laisse surprendre lacis de reflets mouvements des feuillages fantaisie d’oiseaux jeudi après-midi se constitue un immense répertoire de sensations déclinaisons subtiles ou flagrantes recompositions vraies je ne me lasse jamais Lucy c’est sûr donne à mes foulées une valeur ajoutée. (41).  Les sentiers foisonnent de ressentis inédits et d’images nouvelles. « D’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille ». Sur les rives de l’Aa, la pêche est particulièrement fructueuse en « pensées frétillantes et petits poissons d’argent » (38).

Au-delà de ses légendaires bienfaits physio-psychologiques de « bien-être », d’évacuation des tensions et sans doute au travers d’eux, la course est ici métaphore d’un cheminement existentiel. Au sens d'un voyage, d’une traversée de l’espace, sans aucun doute d’un voyage initiatique en direction de l’infini, en ouverture vers les mondes qui nous débordent.  L’auteure décrit ces moments d’éblouissement (46), qui, si on les réfère à l’expérience de la transe, représentent un passage vers un état autre : « quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire, au commencement de l’énergie » (37). Être en transe, c’est être traversé » écrit la danseuse Mathilde Monnier et par là même, c’est traverser un réel encore inconnu de nous-même, et ainsi prendre la mesure d’une part invisible en soi, en même temps que d’un invisible dans le monde1. Aux côtés de Lucy, l’auteure est traversée d’émotions tellement inattendues qu’elle les croirait venues d’autres vies que la sienne (46), « elle m’emmène au-delà de moi-même » écrit-elle, «me fait voir du pays » (63). Et si personne ne la voit c’est parce qu’elle évolue « dans une autre dimension, une réalité contiguë un espace parallèle invisible et incontestable » (57). C’est bien cette dimension que traduit et célèbre cette course-transe avec Lucy, dans la répétition rythmée des foulées qui en frappant le sol produisent un répertoire de percussions envoûtant et incantatoire. Cette mystérieuse musique, si vivante, favorise un état de réceptivité, une aptitude à créer, à accueillir cet autre/ailleurs, qui échappe et s’échappe. Fragilité d’une présence qui en se mêlant à la brillance argentée de l’eau, pose sur le paysage parcouru une mystérieuse lumière, un mouvement de renouveau que traduit magnifiquement l’écriture de ce texte. Une écriture qui fait vibrer le corps des mots à l’unisson des corps physiques, qui prend le temps, s’allonge et qui, paradoxalement bondit à grandes enjambées, non pas dans la précipitation, mais dans une progression vers la clarté.N’est-ce pas la force du désir et de l’écriture poétique ?

Esprit d’ancêtre, double littéraire, ou peut-être sublimité innommable, peu importe le terme, Lucy diffuse, irradie, de toute sa puissance universelle, représentant cet « invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps » (22). Pour Florence Saint Roch « courir avec Lucy » est un rendez-vous nécessaire, un lien premier, exceptionnel, une sorte d’alliance créatrice profonde avec cet autre, ce double féminin. L’étendue symbolique, temporelle et poétique que tracent leurs déplacements révèle une expérience existentielle des plus essentielles : s’approprier son monde, s’enraciner en lui, en choisir les directions et fondamentalement habiter sensoriellement son propre espace intime : « Plus je cours, plus j’apprends quelle femme je suis » confie l’auteure. « Grâce à Lucy je me dessine plus nettement le chemin possible m’apparaît je prends confiance et courage » (41).

Une telle expérience de liberté est en soi un partage : « Lucy je la partage avec toutes les femmes que j’aime » (64). Déjà l’auteure organise autour de son texte des manifestations qui couplent la course et la lecture, sous formes de performances de revendication de la dignité des femmes, de dénonciation de ce qui l’entrave, l’empêche et la maltraite, plus radicalement des féminicides. Ainsi le rassemblement « courir sa chance » qui a eu lieu récemment à Saint-Omer en mai 2022. D’autres sont en préparation.

Courir et écrire depuis les rives de l’Aa pour écouter et entendre l’autre, l’autre côté des choses, traverser les versants méconnus du monde, pour faire la clarté sur les obscurités et « reverticaliser » ce qui en l’être ne peut plus (ou pas encore) se tenir droit.

Note

1. Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, avec la participation de Denis Claire, Allitérations, Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005. Cf Christine Durif-Bruckert, Transes traditionnelles, Transes profanes,  In Christine Durif-Bruckert, Transes, Ouvrage collectif, Paris, Classiques Garnier, 2021.

Présentation de l’auteur




Florence Saint-Roch, Au bout du fil, encres de Maud Thiria

Pour présenter le sens de cette démarche d’une création à quatre mains tentant de conjurer l’oubli, la maladie et la mort, rien à ajouter à la précision délicate de la quatrième de couverture de cet ouvrage condensé à l’essentiel, resserré, sur un fil, ce fil d’humanité si fragile : « Ce livre est une composition à deux voix, une écriture au cœur de la maladie d’Alzheimer.

Au bout du fil, la mémoire d’une mère s’effiloche jour après jour. Pourtant, malgré l’éloignement des corps, le lien est encore là – vivant – cheminant peu à peu vers l’inutilité des mots. » La première, Florence Saint-Roch nous invite donc au plus intime de cette relation, puis, la seconde, Maud Thiria en explore tous les aspects avec profondeur, la poésie touchant ainsi à « l’expression nue de notre rapport à l’inéluctable oubli ».

Cette écriture en dialogue voit le passage d’une voix à l’autre, dont l’effacement de la première devient l’écho de la seconde, des textes de Florence Saint-Roch des pages 11 à 21 aux textes de Maud Thiara des pages 25 à 35, dont le poème liminaire de la page 11 donne l’enjeu crucial : « au bout du fil, une heure par jour et plus encore, ma tête occupée par l’oubli qui évide la tienne, je ne sais pas exactement à qui je parle quand je t’appelle, tu t’effiloches, t’embrouilles, confonds tout, vite, je redéfinis les paramètres, pour toi je refais le monde avant qu’il ne s’effondre pour de bon », ainsi le rendez-vous quotidien de l’appel téléphonique sonne comme un double appel, appel à la lutte contre la mémoire défaillante et appel au secours dans un monde qui vacille…

Florence Saint-Roch, Au bout du fil, encres de Maud Thiara, collection Poésie, Éditions Musimot, 38 pages, 12 euros.

Les textes suivants se tissent, se mêlent les uns les autres dans ce combat au jour le jour dont le contexte du confinement exacerbe le tragique : « confinement et maladie t’assignent à résidence, te ferment les portes à double tour, tu marches à pas comptés dans ton deux pièces, un rien te désoriente, t’enlève tes repères, pour te sortir de ton errance, en ce moment, je n’ai qu’une seule solution, composer ton numéro tous les jours ». La bienveillance de l’attention dans cet exercice de la lenteur fait de la toile de fond des habitudes, la trame où se rejoignent l’infime et l’intime pour mieux dire l’éphémère de l’existence : « depuis des lustres, grâce à toi, j’ai appris l’attente et la patience, pendant si longtemps je t’ai regardée de loin, jumelles ferventes ou lunettes d’approche, quand désormais tu me racontes ta vie en ses détails infimes, bouts de vaisselle, menues lessives, là, changement de focale, je t’observe au microscope »…

Du macroscopique au microscopique, ce « changement de focale » indique combien la vie est ténue, ne tient qu’à un fil, celui minuscule, à l’unisson de ces deux voix dont l’une cherche l’autre, dont l’une a pour mission de faire tendre l’autre à l’éveil, de venir la réveiller, de maintenir dans la conscience lucide, les noms et les choses, le savoir du mot juste qui fait que chacun, chacune se trouve à sa place adéquate, en vain, à peine avant que les termes perdent leur sens et que le silence de connivence s’impose : « sept jours sur sept, opiniâtre, fidèle au rendez-vous, je t’épelle, implacablement je te force à toi-même, je te redonne les noms et les choses, sachant que bientôt, il n’en sera plus question, tout sera oublié, nous serons dans la relation à l’état pur, nous n’aurons plus besoin de mots »…

Enfin, c’est sous la plume de Maud Thiara, l’image du cordon ombilical, symbole du lien de mère en fille comme de fille en mère dont l’écrivaine file la métaphore du rapport à la matrice au bout du fil téléphonique, en passant par les chemins, le labyrinthe ou le cordon littoral, vases communicants où la fille qui reposait jadis contre l’épaule de la mère, voit cette dernière reposer désormais contre son épaule, tant que dure la relation, et même au-delà des limites spatio-temporelles, dans ce lien indéfectible jusqu’à l’ultime murmure : « tu tiens la corde lourde / du temps et de l’espace / où les murs et les heures / infinis se rejoignent / sur vos cadrans lignés / méridiens de vos pôles / tu es / piste terre géomètre / aimant au cœur rougi / animant animal éperdu en sa course / d’un bout à l’autre du fil / votre cordon de chair / route de veines en tendons / vos vibrations de voix / échos désaccordés / jusqu’à ce qu’il n’y ait / plus mots / que / soupirs sources souffles / nus crus absolus »

Présentation de l’auteur




Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy

Courir avec Lucy, de Florence Saint-Roch est l’un des premiers recueils de la toute récente collection de poésie des éditions Invenit, nommé Déplacement. Une collection originale, sous forme de livres-carnets qui conjugue les mouvements du corps avec la poésie des mots, plus précisément qui explore comment l’écriture poétique se fait l’écho des perceptions, des sensations, des visons et émotions que provoque le déplacement des corps dans l’espace.

Florence Saint Roch nous emmène dans une course méditative et poétique sur les bords de l’étang de Saint-Omer. Son texte, magnifique, est une longue respiration, ininterrompue autant que fluide, que chaque lecteur peut rythmer à sa guise, selon son propre souffle de ponctuation. Le parcours est sublimé par les encres de chines et les pastels d’Élise Kasztelan.

Mais il y a un détail d’importance dans ce recueil. L’auteure ne court pas seule. Lucy, la plus célèbre des australopithèques qui vivait en Afrique il y a 3,18 millions d’années, s’est invitée dans la course : « je ne suis pas restée seule très longtemps Lucy oui Lucy vous avez bien lu est venue courir à mes côtés ne vous en déplaise et tant pis si je passe pour une cinglée ...c’est avec elle que je cours désormais » (8). Une rencontre à vrai dire inattendue, moment de grâce, d’humour et d’une vraie complicité qui laisse monter d’intimes messages à la surface des eaux de l’Aa et de l’awash. « Elle n’est pas un bon génie que je fais apparaître à volonté je ne la suscite pas c’est elle qui vient à moi comme si deux versants du monde allaient se rejoignant » précise l’auteure (45).

Pourquoi et comment est-elle arrivée là Lucy, sur les bords de l’étang de Saint-Omer ?

Premier indice incontestable et essentiel : son appartenance à une même famille, celle des homininés (16) « quand on court on est debout, c’est inscrit depuis la nuit des temps, et on n’y pense pas à chaque fois explique l’auteure émerveillée par le miracle d’une verticalité fondatrice, d’un « corps redressé » (32), qui avance par le surmontement de la chute et opère ce troublant face à face avec le vide.

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, éditions Invenit, Collection Déplacement, 60 pages, 13 euros.

Mais il y a, nous explique l’auteure, une fascination d’enfant qui fait retour, « Lucy avait illuminé les heures de mon enfance ...puis sans crier gare une vision d’antan surgit et là rien à faire, vous êtes rattrapés » (9).

Lucy, vient de loin, du passé, des temps premiers, des entres-monde. Elle courait sur les berges de la rivière Awash, et aujourd’hui, intrépide radieuse, souveraine, elle poursuit sa course le long du fleuve Aa, en son éternelle jeunesse, immortalisée par le fait qu’elle a déjà traversé la mort (18). Elle s’impose au temps. Dans la cadence persévérante de ses foulées, l’une devant l’autre, elle conjure l’équilibre, se prolongeant toujours un peu plus en avant d’elle-même. Toujours en avant.

Une ancêtre inspirante, une marathonienne modèle, « douée d’un génie particulier ». Il est vrai que les femmes ont mis du temps à s’imposer dans le monde de la course à pied. Avec elle, écrit la poète « éternelle mouvante au creux de la vie » (25), je courrais jusqu’au bout du monde, je ferai reculer la nuit » (24).

Les deux femmes s'accordent l'une à l'autre, l’une pour l’autre, dans un partage de l’effort, par l’épreuve d’une solidarité́ silencieuse, recueillie, on pourrait dire méditative : « Lucy ne dit mot et pourtant les méandres de nos pensées se croisent, sa présence à mes côtés me réconforte comme si en son silence elle répondait de moi ». Coude à coude, elles recommencent le même circuit, rive gauche, rive droite, elles longent successivement les deux bras du fleuve a la sortie d’Arques, une même boucle de 15km jamais close, bien au contraire, qui ne cesse de s’ouvrir sur une multitude de nouveaux chemins, d’activer « des circuits encore inemployés » (46). « Je ne tourne pas en rond », écrit la poète, « courir m’ouvre en permanence le paysage déplace les lignes redistribue les contours on croit connaître par cœur pourtant l’oeil sans cesse se laisse surprendre lacis de reflets mouvements des feuillages fantaisie d’oiseaux jeudi après-midi se constitue un immense répertoire de sensations déclinaisons subtiles ou flagrantes recompositions vraies je ne me lasse jamais Lucy c’est sûr donne à mes foulées une valeur ajoutée. (41).  Les sentiers foisonnent de ressentis inédits et d’images nouvelles. « D’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille ». Sur les rives de l’Aa, la pêche est particulièrement fructueuse en « pensées frétillantes et petits poissons d’argent » (38).

Au-delà de ses légendaires bienfaits physio-psychologiques de « bien-être », d’évacuation des tensions et sans doute au travers d’eux, la course est ici métaphore d’un cheminement existentiel. Au sens d'un voyage, d’une traversée de l’espace, sans aucun doute d’un voyage initiatique en direction de l’infini, en ouverture vers les mondes qui nous débordent.  L’auteure décrit ces moments d’éblouissement (46), qui, si on les réfère à l’expérience de la transe, représentent un passage vers un état autre : « quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire, au commencement de l’énergie » (37). Être en transe, c’est être traversé » écrit la danseuse Mathilde Monnier et par là même, c’est traverser un réel encore inconnu de nous-même, et ainsi prendre la mesure d’une part invisible en soi, en même temps que d’un invisible dans le monde1. Aux côtés de Lucy, l’auteure est traversée d’émotions tellement inattendues qu’elle les croirait venues d’autres vies que la sienne (46), « elle m’emmène au-delà de moi-même » écrit-elle, «me fait voir du pays » (63). Et si personne ne la voit c’est parce qu’elle évolue « dans une autre dimension, une réalité contiguë un espace parallèle invisible et incontestable » (57). C’est bien cette dimension que traduit et célèbre cette course-transe avec Lucy, dans la répétition rythmée des foulées qui en frappant le sol produisent un répertoire de percussions envoûtant et incantatoire. Cette mystérieuse musique, si vivante, favorise un état de réceptivité, une aptitude à créer, à accueillir cet autre/ailleurs, qui échappe et s’échappe. Fragilité d’une présence qui en se mêlant à la brillance argentée de l’eau, pose sur le paysage parcouru une mystérieuse lumière, un mouvement de renouveau que traduit magnifiquement l’écriture de ce texte. Une écriture qui fait vibrer le corps des mots à l’unisson des corps physiques, qui prend le temps, s’allonge et qui, paradoxalement bondit à grandes enjambées, non pas dans la précipitation, mais dans une progression vers la clarté.N’est-ce pas la force du désir et de l’écriture poétique ?

Esprit d’ancêtre, double littéraire, ou peut-être sublimité innommable, peu importe le terme, Lucy diffuse, irradie, de toute sa puissance universelle, représentant cet « invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps » (22). Pour Florence Saint Roch « courir avec Lucy » est un rendez-vous nécessaire, un lien premier, exceptionnel, une sorte d’alliance créatrice profonde avec cet autre, ce double féminin. L’étendue symbolique, temporelle et poétique que tracent leurs déplacements révèle une expérience existentielle des plus essentielles : s’approprier son monde, s’enraciner en lui, en choisir les directions et fondamentalement habiter sensoriellement son propre espace intime : « Plus je cours, plus j’apprends quelle femme je suis » confie l’auteure. « Grâce à Lucy je me dessine plus nettement le chemin possible m’apparaît je prends confiance et courage » (41).

Une telle expérience de liberté est en soi un partage : « Lucy je la partage avec toutes les femmes que j’aime » (64). Déjà l’auteure organise autour de son texte des manifestations qui couplent la course et la lecture, sous formes de performances de revendication de la dignité des femmes, de dénonciation de ce qui l’entrave, l’empêche et la maltraite, plus radicalement des féminicides. Ainsi le rassemblement « courir sa chance » qui a eu lieu récemment à Saint-Omer en mai 2022. D’autres sont en préparation.

Courir et écrire depuis les rives de l’Aa pour écouter et entendre l’autre, l’autre côté des choses, traverser les versants méconnus du monde, pour faire la clarté sur les obscurités et « reverticaliser » ce qui en l’être ne peut plus (ou pas encore) se tenir droit.

Note

1. Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, avec la participation de Denis Claire, Allitérations, Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005. Cf Christine Durif-Bruckert, Transes traditionnelles, Transes profanes,  In Christine Durif-Bruckert, Transes, Ouvrage collectif, Paris, Classiques Garnier, 2021.

Présentation de l’auteur




Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge

Si les « Peaux rouges » sont déjà entrés dans la poésie française par Les Natchez de Chateaubriand ou par « Le bateau ivre » de Rimbaud (« Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles / Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs »), c’est grâce au dernier livre de Florence Saint-Roch qu’ils réapparaissent aujourd’hui pour apporter un don d’énergie à la vie comme à la poésie.

Mais avec Florence Saint-Roch, c’est moins « l’Indien » exotique qui est convoqué que « l’indien en chacun de nous », notre « indien intérieur ». Car, même si nous l’ignorons, nous avons tous un « indien intérieur ». Ces pages nous le font découvrir, ce livre est l’éveilleur de « l’Indien » en nous.

Composé de dix « chants » en vers non ponctués, porté par des strophes courtes et denses, ce recueil monochrome donne la parole aux « Indiens » qui, dans une forme de prosopopée libre et joueuse, parlent d’eux-mêmes à la première personne du pluriel (« nous ») ou par l’entremise du pronom indéfini (« on »). Ce dispositif ingénieux permet peu à peu l’identification des lecteurs aux « Indiens » qui, dans une relation spéculaire, sont de plus en plus nous-mêmes.

Baudelaire rêvait d’une œuvre où « la couleur pense par elle-même ». C’est ce qui a lieu ici où la couleur « rouge », qui déjà encadre le titre, semble douée d’une force autonome grâce à laquelle elle a l’ascendant sur le langage. Mais qu’est-ce que le « rouge » pour Florence Saint-Roch ? Couleur emblématique des « Peaux-rouges », pour lesquels elle est dotée d’une force magique et thaumaturgique, le « rouge » ici a pour vocation de revivifier le mot et le monde. Le « rouge », qui submerge tout (« Rouge dedans rouge dehors », « Rouge esprit / Infusé en tout »), incarne la vie par excellence. 

Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge, Le Castor Astral, 2021, 88 pages, 12 €.

« Vivre » « rouge » : tel est l’enjeu. Détachée à la fin du poème initial en italiques, l’expression « on vit rouge », où le verbe « voir » et le verbe « vivre » effacent leurs dissemblances, est à la fois un art poétique et un art de vivre auquel nous invite Florence Saint-Roch. Ce don de vie à nos « mondes décolorés » est encore souligné par la dissémination du signifiant « vi » dans tout le livre : « vit » / « vif » / « vite » / « souvient » / « vivre » / « vibrations » / « vivant ». Comment résister à une telle perfusion de vie par le « rouge » ?

Si notre « Indien intérieur » exacerbe la vie en nous, qui en manquons trop souvent, cette exacerbation est encore accrue par la plénitude des cinq sens (en particulier l’olfactif : « Aussitôt on flaire les pistes ») démultipliée par les synesthésies. L’union sans cesse célébrée des quatre éléments (« Ciel et terre s’embrasent ») fait de Rouge peau rouge une poésie élémentaire qui travaille à l’avènement d’une éthique de « l’Indien intérieur » : éthique du mouvement ( « Aérien notre élan »), de l’osmose de l’être et du monde (« On gagne les hauteurs de l’arbre / Qui grandit en nous »)  et de la confiance dans l’avenir (« D’avance on fait alliance / Avec ce qui viendras ») ; éthique du peu (« On n’a pas grand-chose entre les mains »), du transitoire (« Nos campements sont provisoires ») et du départ (« Alors vite partir sans tarder »). Il y va de l’invention d’un nouveau rapport au temps et à l’espace (« Se dessine un autre temps dans le temps / Dans l’espace un autre espace ») à vocation thérapeutique (« Soigner et guérir ») où l’acte de vivre et de « danser » coïncident enfin (« On danse à l’aplomb du haut mât ») dans une invitation à la légèreté (« Notre usage du monde / Tenu et léger »). Ce que répare Rouge peau rouge, c’est la « peau » de l’être, qui engage à la fois la surface et la profondeur. Comment ne pas se rappeler, à la lecture de ce livre, d’une pensée de Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » ?

C’est bien à la métamorphose de l’être qu’œuvre ce livre, pour lequel Florence Saint-Roch invente une langue qui claque comme le « vent » qui traverse les pages : langue où les « pigments » de la couleur libèrent aussi le rythme ; langue qui travaille la matière sonore (« Syllabes rugueuses menées réfractaires ») ; langue qui revivifie les proverbes ( « Pas de fumée sans feu », « Fi du commerce de peaux / On ne vendra ni celle de l’ours/ Ni la nôtre ») ; langue dans laquelle le langage quotidien puisant sans cesse sa force dans l’oralité  (« On est des drôles d’Indiens ») alterne avec la saveur sonore de mots rares , botaniques ou gemmologiques, souvent groupés par triades scandées ( « Echinacée onagre hamamélis / Lobélie sassafras géraniums », « Jaspe calcite cornaline », « Amarante cadmium vermillon »).

Qu’est-ce que vivre en poésie ? N’est-ce pas libérer « l’Indien » en nous ? Car ces « Indiens intérieurs » ressemblent aux poètes. Comme les poètes, ils vivent de « signes » (« Les signes arrivent / brefs et urgents »), ils ont le sens de la tribu (« La tribu scellée / Grande âme vivante »), ils unissent les « mots » aux « choses » (« les mots jamais plus grands que les choses »), ils sont accordés aux « songes » (« Nos songes / Leur sens si aigu de la réalité ») et à l’« énigme » (« On s’endort on part / Rejoindre l’énigme »). Surtout, comme les poètes, ils identifient vie et « risque » : « N’importe / On se risque. Aussi le dernier vers du livre est-il fondé sur un travail de distorsion grammaticale du verbe « oser », qui en sort doté d’une énergie nouvelle : « Dans les yeux de ceux qui regardent plus loin / Qui s’osent plus avant ».

Dans notre modernité inquiète et instable, nous avons besoin de ce que j’aimerais appeler l’œuvre au rouge de Florence Saint-Roch, forme originale et neuve d’écopoésie qui, réveillant « l’Indien » en chacun de nous, invente une façon de répondre de la terre, d’en être enfin responsable.

Présentation de l’auteur




Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch, Tu dis délivrer la lumière

Voici un charmant petit ouvrage où se mêlent de façon rigoureuse et harmonieuse la photo et le texte. Cela est rare et mérite d’être souligné.

Dès le début, se précise comment un protocole s’est mis en place, fondé sur le don et le contre-don. Entre deux femmes, deux amies. « Lorsque Florence m’a offert la première photographie, je me suis sentie délicieusement entraînée dans une démarche inédite » dit Sabine. Et Florence de lui répondre : « Alternativement, chacune de nous deux proposait à l’autre une photo qu’elle avait prise, à charge d’écrire l’une et l’autre un poème en regard. Puis, après avoir partagé nos poèmes, nous en écrivions un second en répons. (…) » Treize fois, donc, revient un ensemble formé d’une photo, alternativement proposée par Florence puis Sabine (sauf une exception), suivie par quatre poèmes, deux de Sabine, deux de Florence. Les polices de caractère, italique ou romaine, permettant de reconnaître les deux poètes et les deux voix.

Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch,Tu dis délivrer la lumièreEditions Pourquoi viens-tu si tard, ISBN 978-2-919113-99-6.

Il s’agit, en « sautant dans l’inconnu de l’Autre » de trouver « de l’inédit en soi », en même temps « préserver l’énigme » et « trouer l’obscur ». Quel beau projet ! Chacune à sa manière et selon sa complexion ou son énergie répond à l’autre, répond de l’autre, se répond à soi l’autre et les textes se tissent ainsi à l’écoute de ce que « Tu dis ». Ce « Tu » qui dit, ou qui tait autrement, il convient d’en entendre sans pour autant la saisir, la singularité. Et les photos qui ouvrent ainsi les échanges sont le plus souvent évocatrices, énigmatiques.

Un livre sans verso, tout s’y écrit et s’y voit au recto, comme s’il fallait laisser de la place au blanc, au silence, à l’envers, à la lenteur de ce qui est dit, de ce qui est écouté, de ce qui est « tu » dans le « Tu ». Ainsi glisse-t-on d’un dialogue à l’autre de façon fluide. Et se tissent ensemble le « on », le « nous », le « je » le « tu » comme autant de déclinaisons au mystère d’être, de dire, de voir, d’entendre, de s’entendre.

Un livre questionnant, où chacune propose et répond et chaque réponse, à son tour, questionne « On appareille pour cesser d’être les mêmes » et chacune se demandant tour à tour jusqu’où cela va la mener : « Cela ne nous mènera pas loin / On le sait » Pourtant, « Bondir de l’avant » (…) « On comprend l’essor et l’envol / Jusqu’au chant des oiseaux qui s’élucident » … « l’eau elle ira jusqu’au bout » et le petit livre, lui, nous conduit des feuilles mortes jusqu’aux étoiles.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Sabine Dewulf

Née en 1966 à Cambrai, agrégée de lettres modernes, docteur ès lettres et formée en psychanalyse rêve-éveillé, Sabine Dewulf se passionne pour la poésie, la connaissance de soi et toutes les formes de spiritualité. En 2003, elle a fondé avec Henri Merlin l’association des « Amis de Jules Supervielle », actuellement dirigée par Hélène Clairefond. Tous les ouvrages qu’elle a publiés sont en lien étroit avec la poésie.

 

Bibliographie

Jules Supervielle ou la connaissance poétique (2 tomes), L’Harmattan, 2001.
Les Jardins de Colette – Parcours symbolique et ludique vers notre Eden intérieur, illustrations de Josette Delecroix, éditions du Souffle d’Or, 2004.
La Fable du monde – Jules Supervielle, coll. « Parcours de lecture », Bertrand-Lacoste, 2008.
Pierre Dhainaut, coll. « Présence de la poésie », Les Vanneaux, 2008.
Jules Supervielle aujourd’hui, actes du colloque d’Oloron-sainte-Marie, textes réunis et présentés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall, Presses Universitaires de Pau, 2009.
Le Jeu des miroirs – Découvrez votre vrai visage avec Douglas Harding et Jules Supervielle, illustrations de Josette Delecroix, Le Souffle d’Or, 2011
Les Trois cheveux d’or – Parcours de guérison avec les frères Grimm et Pierre Dhainaut, avec la collaboration de Stéphanie Delcourt et Eric Dewulf, Le Souffle d’Or, 2016.
Raymond Farina, coll. « Présence de la poésie », Les Vanneaux, 2019.
Et je suis sur la terre (poèmes), avec les aquarelles de Caroline François-Rubino, L’Herbe qui tremble, 2020.
Tu dis délivrer la lumière, coécrit avec Florence Saint-Roch, poèmes et photographies, Pourquoi viens-tu si tard, 2021.
En regard, à l’écoute - La poésie de Pierre Dhainaut à travers les livres d’artiste, Ville de Lille et Invenit, 2021.

Poèmes choisis

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Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge

Le titre du nouveau livre de Florence Saint-Roch le place doublement sous le signe du « rouge ». « On fait corps avec lui », affirme la poète dès le premier poème. « On vit rouge », ajoute-t-elle…  J’ai donc choisi de poursuivre ce « rouge » comme un fil continu, tout au long de ces pages qui me semblent essentielles pour notre temps, dans leur quête d’une « peau » plus vivante que nos pâles oripeaux.

Qu’est-ce donc que vivre rouge ?

C’est d’abord, visiblement, se glisser doublement dans la « peau » des Amérindiens. Si, dans le titre, l’adjectif entoure ou encercle ce nom, très vite, dans le livre, cette double position se précise : « rouge » désigne à la fois ce qui rayonne sous et sur la « peau ». À celle-ci, en effet, d’autres peaux se surimposent, plus ardentes, pour lui apporter vitalité et protection : « Les peaux de bêtes nous enveloppent / Partagent leurs fragrances avec celles du feu ». Symétriquement, juste en dessous, « Notre sang parle vif ». Notre sang et nos « jours comme notre peau » deviennent alors « Cinabre posé dans son cri ». Le cinabre est un minerai de mercure  longtemps   utilisé dans diverses civilisations comme pigment dans des fresques murales, lors de cérémonies religieuses ou de séances divinatoires. Cette couleur peut également se peindre sur la (les) peau(x) : « On prépare les couleurs / Amarante cadmium vermillon / Au plus fort de la chaleur / Les pigments portés à leur plus vif ».

Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge, 
Le Castor Astral, 2021, 88 pages, 12 €.

Le fait de rougir le cuir des tuniques ou la peau humaine est plein de sens : cette couleur est universellement considérée comme l’expression du principe de la vie. Chez les Peaux-Rouges amérindiens, elle revêt une symbolique précise : diluée dans une huile végétale, la peinture rouge est censée stimuler les forces et réveiller le désir ; lui sont d’ailleurs attribuées des vertus médicinales, la poète le sait parfaitement : « Sur un feu qui n’est qu’à eux / Ils composent des remèdes » ; « Ecorces et peaux mêlent leurs tanins / Délassent notre fatigue ». On peut d’ailleurs aussi boire des remèdes teintés de rouge : « Décoctions d’hydraste et d’agripaume / Versent l’ardeur au cœur de chacun ».

En suivant la piste des Amérindiens, Florence Saint-Roch nous entraîne ainsi dans un tout autre monde, plus vivant que le nôtre. L’explorant avec la finesse et la précision qui caractérisent son écriture, elle nous y fait entendre les « voix » qui « soufflent dans le feu qui crépite ». Grâce à elle, nous prenons peu à peu conscience d’un « Rouge esprit / Infusé en tout ». Infusé, par exemple, dans « l’expansion charnue » de « ces baies que l’on cueille ». Du reste, « Pour ne pas céder au sommeil / On croque des baies d’aronia / Cenelles canneberges cynorrhodons ». On le rencontre par ailleurs dans les minerais souterrains, aux côtés de l’ « Antimoine » et du « pyrite de fer », à travers « l’orpiment », de couleur orangée, tel un « trésor » dissimulé qu’il s’agit de découvrir : « Mille soleils à notre portée ».

Plus généralement, le rouge, chez les Amérindiens, est lié à la direction du sud et, par là même, à l’élément feu. Rien d’étonnant si celui-ci est omniprésent dans ce livre, éclairant et vibrant : « Il fait bon être là à regarder / Le rouge dans ses vibrations / Courants de lumière / Jaspe calcite cornaline ». Ce feu n’occulte pas nos ombres ; bien au contraire, il les approfondit comme il ravive l’épiderme des visages : « Le feu agrandit les ombres / Sur nos visages grand teint de terre cuite ». Dans ce monde singulier, le feu le plus intime, autour duquel chacun trouve sa place, reflète le feu universel, celui qui illumine les espaces intersidéraux : « Rien de mieux que le feu / Pour dire les astres / Qu’on porte en nous / La façon dont ils nous orientent / Et nous colorent ». La poésie de Florence Saint-Roch relie les feux sous toutes leurs formes, jusqu’à plonger au sein de la terre, nous évitant ainsi de perdre le contact avec la matière, notre matrice, le lieu de notre ancrage : « Nos pieds reçoivent la chaleur de la terre / Ils naissent à eux-mêmes ».

La rougeur du feu devient alors symbole de vigilance profonde, de conscience lumineuse et ardente, garante de la justesse de nos actions et de nos liens au monde : « Une flamme attentive réconcilie / Nos tristesses et nos faveurs » ; « On tient conseil / Sur nos visages se décident / La pourpre et le charbon ». Ne gagnerions-nous pas à nous dresser dès le réveil, « À l’affût dans l’aube rose » ? Voilà qui nous entraîne dans une forme de compréhension, au sens premier du terme (prendre ou saisir avec) : « On suit le trajet des sèves / On comprend mieux les yeux dorés du lynx / La danse enfiévrée des noctuelles ». Vivre rouge conduit à une observation plus fine, plus attentive aux éléments du monde, jusqu’aux simples « cailloux » : « Chaque face décline sa subtilité / Café au lait chocolat caramel / Nuances de rose et de violet ».

Pour autant, le rouge n’est pas qu’une couleur dans ce livre ; il est d’abord un mot dont rayonnent les significations et que nourrissent les sonorités : dans l’adjectif, on entend les sons [r], revitalisant, [ou], bien connu pour ancrer dans le corps, suivi du [ge], dynamique et vibrant. Il est ensuite une constellation de mots et de sons qui s’entraînent l’un l’autre. La poète tisse subtilement son livre de fils sonores, en écho à l’ardeur qu’elle cherche à faire renaître de toute éternité : « Toujours il [le rouge] bouge1 ». D’autres sonorités sont convoquées avec les précédentes, en lien direct avec la vibration du feu : « Le temps fait la roue / S’élance flamboie / Devient cendres / Infatigable recommence encore » ; « Clameurs soufrées / Dans une touffeur d’avant l’orage » ; « Nos cœurs en leurs lentes pulsations / Filent la pourpre véritable »… « Les rouges brésillent sur nos visages » « L’air vibre sec et court / Brûle la poussière » ; « Ciel et terre s’embrasent » ; « La flamme qui pétille ; Les astres rougeoyants ». Ces sons vibrants s’opposent à d’autres, plus fermés (la consonne « n » y joue son rôle), liés à nos vieilles résistances, qui finissent par se diluer et se dissoudre dans le rugissement du « r » : « Même les ronces ont renoncé ».

Ne peut-on en conclure que ce « rouge » symbolise la parole poétique de Florence Saint-Roch puisque un esprit vif et vaste l’imprègne tout entière ? Les vers brefs qui s’enchaînent nous aident à plonger dans l’inconnu du langage, l’inouï du réel : « Pas de fumée sans feu / Nous dit-on / On ne sait pas toujours le nom / De ce qui nous appelle // N’importe / On se risque / On répond ». Jusqu’à nous faire entendre cette prophétie, ou ce souhait, selon lesquels nous pourrions nous hisser à la hauteur d’une conscience plus limpide et plus aventureuse : « Un jour peut-être / […] / Toute science dépassant / On sera de tous les feux / De toutes les courses de tous les chants / Nous serons dans les courants d’air »…

Note

[1] C’est moi qui surligne.

 

Présentation de l’auteur




Florence Saint-Roch, L’Autre chemin, extraits

Poèmes écrits en regard des encres de Roselyne Sibille.

 

Pour les sombres lueurs, II, collection particulière.

 

Le chemin donne sa parole

Là-bas vois-tu je t’emmènerai

Les lointains confirment

L’arbre te laisse passer porte son ombre du bon côté

Comment ne pas y croire

 

Pays profond te fait signe

Toi aussi tu veux t’engager

 

 

 

Avant le silence, II, collection particulière.

 

D’un bord à l’autre tu interroges

Quel nom s’écrit tandis que je marche

Une échancrure s’est ouverte

Le silence a pris ses quartiers

Tu touches du doigt la paisible réponse

Tous les mots ont déjà parlé

 

Avant le silence, III, collection particulière.

 

Le chemin avance sous le couvert

Tes yeux se plissent

Tu cherches à deviner

L’épaisseur palpite

Rien à craindre à éluder

Aller jusqu’au bout de l’énoncé

 

 

Avant le silence I.

 

Ce pays comme parfois les heures

Sombres abattis élans brisés

 

Tu enjambes les troncs inclinés

Tu traverses tu tires un trait

 

Les oiseaux s’essayent

Leurs cris tournent un soleil

Le ciel approuve la relance

Je me reformule voudrais rencontrer

Cheminant, II, collection particulière.

 

La rivière dirait-on est l’événement

Chemin faisant elle invente ses rives

 Les aborde doucement

 

Matin ou après-midi qu’importe

Joncs et feuillages eux-mêmes ne savent pas

Le temps est là

Tu en ignores l’aval comme l’amont

Pourquoi toujours étreindre

En ciels fins se rêvent les collines au loin.

 

À peine devant je suis dedans

Collines endurantes épaisseurs des forêts

Tu te frottes à ce qui vient

 

Tu prends l’accent des montagnes

T’accordes aux herbes et aux broussailles

Chaque contour devient le tien

 

A PROPOS DES ENCRES

Roselyne SIBILLE

 

Durant l'été 2011, j'étais en résidence d'écriture en Corée du Sud. C'était la mousson. Il pleuvait tant et si fort qu'il m'était à peu près impossible d'aller marcher dans la vallée, contrairement au séjour que j'avais fait dans ce même lieu en automne 2009. Écrire toute la journée, impossible.

Un jour que j'étais allée au supermarché de la ville la plus proche (Wonju) pour acheter de la nourriture, je suis passée au rayon papeterie, regarder (parce que j'aime les merveilles papetières) et chercher – peut-être – un stylo. Mon attention a été attirée par des rouleaux de papier de riz très fin, celui dont se servent les enfants pour leurs exercices de calligraphie. J'en ai acheté un rouleau, et aussi de l'encre de Chine et des feutres calligraphiques. Puis, dans ma chambrette, devant la baie vitrée me protégeant de toute l'eau de la mousson, j'ai cherché comment utiliser ce matériau qui m'était inconnu. Un papier extrêmement fin, se déchirant très -trop- facilement dès qu'il est mouillé. Cette encre très noire, ces feutres avec leurs biseaux, feutres gris, beige, noir. Que faire de cela ?

J'ai expérimenté et commencé à créer ce que j’ai appelé des "poésies graphiques" : il s’agissait de formes abstraites -des taches- déchirées et recollées sur un papier de fond plus solide, blanc ou noir, assemblées pour créer un équilibre visuel. J'ai passé des heures dans le son de la pluie et ma chambre cocon, à chercher, poser de l'encre, déchirer, assembler et puis écrire dans les interstices quelques mots des poèmes brefs qui me venaient en tête dans cette ambiance asiatique. Comme les poèmes inscrits dans les peintures chinoises, japonaises, coréennes. Et différemment. Ces mots s’installaient dans l’équilibre des masses, ils roulaient comme les torrents à la sortie des rizières, ils créaient du sens en mouvement. Ils étaient nécessaires et j’avais grand plaisir à les inscrire à la place qu’ils demandaient. Ils faisaient partie de l’ensemble. Ces créations ont été exposées au Centre Culturel Toji avant la fin de ma résidence. Je les ai remportées en France, et rangées soigneusement dans un port-folio.

Occupée à répondre à mille sollicitations, je me mettais peu à créer d’autres encres. Ecrire me semblait plus simple que de me retrouver en chantier avec les papiers que j’avais rapportés. Quelques-unes sont nées à mon retour, pas beaucoup. Et surtout un triptyque format carte postale alors que celles que j’avais créé en Corée étaient de grands ou longs rectangles. Des années ont passé, mes encres entre elles, rangées à l’ombre.

Invitée au Salon du Livre d’artiste de Rives en septembre 2018, il m’a été demandé d’exposer sur les panneaux derrière mon emplacement. Que mettre qui ne soit pas un livre d’artiste ? Ce triptyque, encadré, y a tout à fait trouvé sa place. Ainsi il était remonté à la surface.

Encore quelques mois de gestation, et voilà qu’un soir de solitude et de janvier 2019, m’est venue l’envie de ressortir l’encre, les papiers de leurs rouleaux et de créer, simplement, pour moi-même.

J’ai déroulé une feuille et fait des taches puis une autre feuille et d’autres sortes de taches avec des instruments différents. J’ai commencé à déchirer, recoller, chercher ce qui venait grâce à ces petits fragments.

Ce qui est apparu, sur un papier de support de format 13,5 x 17,5 c’est un de mes paysages intérieurs. Juste des taches qui, s’assemblant, devenaient paysage. J’étais étonnée, ravie de ma création comme un enfant devant son château de sable.

Et, de soir en soir, je me suis donné rendez-vous avec mes papiers et mon encre. J’ai eu besoin de créer un plus grand nombre de « bases », de feuilles tachées. J’ai cherché comment obtenir de la variété : j’ai ramassé des petits bouts de bois filandreux lors de mes promenades en colline, j’ai utilisé des instruments improbables, constitué une sorte de « tachothèque », chaque sorte dans une pochette transparente, toutes gardées pour cet usage.

Ainsi cette création s’est mise à m’habiter : dénicher, mettre en réserve, apparier ce qui doit l’être : l’encre et le bois, les morceaux de papier et leurs enveloppes… et puis m’installer devant mon bureau et me lancer, sur ce petit format, dans des constructions visuelles de toutes petites taches se confrontant. Les paysages naissent, simplement de leur équilibre de noirs et de blancs, pendant que je me mets au service de l’image qui veut se hisser hors de la page. Je suis surprise et enchantée.

Les heures passent dans le silence, je me sens très proche d’un mystère. Je lui offre mes doigts qui s’imprègnent de colle et que je vais laver de temps en temps, ce qui me permet d’oublier le paysage naissant et de le retrouver avec une distance de quelques instants. Je vois alors autrement la direction de l’ensemble, ce qui manque, là où il faut un élan vigoureux, un espace, un fourmillement de minuscule, un autre angle…

Aujourd’hui, un an plus tard, j’ai créé quatre vingt encres, toutes différentes mais je constate qu’elles forment des séries, parfois des triptyques, parfois des diptyques, comme si mes paysages avaient besoin de s’associer en ambiances visuelles du même ordre. Je ne contrôle pas tellement. Je reste tranquille, juste avec l’envie d’être là, seule devant mon bureau, avec ce papier étonnant dont je découvre sans cesse des possibilités qui m’intéressent, avec ces taches qui ne ressemblent à rien individuellement mais qui peu à peu, extériorisent ce que je porte en moi.

D’où viennent ces paysages ? Vus, arpentés, admirés, en tous cas alchimisés. Je ne sais pas qu’ils sont en moi, je les vois apparaître et je sais alors à peu près où je les ai captés. Plus que des lieux géographiques, ce sont des ressentis de collines caillouteuses, sèches, calcaires, des montagnes enneigées aux arbres noirs, des flancs de montagnes au printemps quand la neige fondant dévoile des noirs dans le blanc ou le contraire, des lacs entourés de reliefs, des ambiances de Camargue, d’eau plate dans des rives esquissées, des côtes rocheuses, des îles et puis des arbres, des arbres, des arbres, des troncs, des feuillages, des frondaisons, des arbres touffus, des sous-bois clairs. Ainsi il y a déjà trois séries qui se nomment L’épais des forêts du nom de l’anthologie de poésie du même nom initiée par une amie poète.

Vient ce qui veut, ce qui se propose. Parfois un paysage très différent de celui de la veille. Chacun demande son moment pour exister. Je me sens humble, appliquée, soigneuse et je jubile aussi de ce qui apparaît, ces sortes de miniatures qui ne sont que tâches, fouillis qui s’ordonne, force de certaines abstractions, douceur d’autres, précises ou énergiques, les tâches simplement qui forment des plans, des entrées dans le paysage, des ouvertures.

Dans beaucoup des encres, il y a des espaces blancs, très blancs. Du vide, ce vide qui permet de respirer, de s’installer, de s’élargir, de se calmer, de s’inviter à être. Ils sont nécessaires à l’ensemble visuel assurément et ils disent aussi de moi ce que je ne peux presque plus dire en mots. Ils portent ma poésie en silence. Dans ces blancs, je pourrais écrire des poèmes comme je l’ai fait en Corée mais non : j’ai moins de mots dans ma tête, ma poésie se montre ainsi maintenant. Elle s’est transformée.

Les encres ne m’empêchent pas d’écrire. Rien n’est incompatible bien sûr : elles montrent délicatement et suivre leur mouvement me complète et me comble. Chacun peut-être pourrait trouver ou écrire dans ces vides ses propres mots de silence, de subtilité, ces mots si fins qu’ils ne peuvent être prononcés, ni même conçus peut-être.

Voilà où se passent les heures de pas mal de mes soirées, jusqu’à ce que piquent trop mes yeux, et que j’aie abouti à un équilibre satisfaisant me permettant d’aller dormir. Le lendemain, mon premier élan est de venir voir ma création de la veille. M’apparait alors avec évidence, le minuscule endroit à retoucher, la tache à prolonger, l’ajustement.

J’appose enfin au verso mon sceau à l’encre rouge (Simplement mon nom Roselyne Sibille, en alphabet coréen). Ce nouveau Paysage intérieur va rejoindre une enveloppe sur laquelle est inscrit le nom de la série. Ou bien elle nécessite une enveloppe supplémentaire parce qu’une nouvelle série se dessine.

Mes mots muets se concentrent dans les titres de ces séries. Ainsi existent déjà (outre L’épais des forêts) :

 

En ciels fins se rêvent les collines au loin
Pour les sombres lueurs
Dans le silence des pierres blanches
Frôle un souffle d’étoiles 
Au milieu des vagues
Des chants pour les trois montagnes
La terre lèche l’eau, ses risées, ses échos
Loin là 
Cheminant
Aux libellules bleues
Voyage dans le monde des rivières
A l’écoute
Et les oiseaux jouent dans le vent
Au-delà des monts visibles

 

Certaines des encres créées en Corée et le premier petit triptyque ont été exposés dans la magnifique salle patrimoniale de la Bibliothèque d’agglomération de Saint-Omer, dans le Pas de Calais, où j’étais invitée en résidence pour le Printemps des Poètes en mars 2019. D’autres expositions sont à venir. J’en suis la première étonnée ! Ma poésie a changé de forme, elle laisse plus de place à mon silence, au souffle du vide médiancomme disent les taoïstes.

 

Roselyne

31 janvier 2020

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Roselyne Sibille

Roselyne Sibille est née en 1953 en provence  elle vit. Géographe de formation, bibliothécaire. Elle est écrivain de voyages et poète

Elle co-crée avec de nombreux artistes, fait des lectures musicales et participe à des expositions.
Ses poèmes ont été traduits en anglais, allemand, espagnol, italien, tchèque, écossais, et en quatre langues de l'Inde (hindi, bengali, tamil, manipuri).

Bibliographie

  • Au chant des transparences - Lavis de BANG Hai Ja  - Éd. Voix d’encre - 2001
  • Éclats de Corée  in Anthologie Triages - Éd. Tarabuste - 2002
  • Versants – Préface Jamel Eddine BENCHEIKH  - Éd. Théétète - 2005
  • Préludes, fugues et symphonie - Ed. Rapport d’étape - 2006
  • Tournoiements - Éd. Champ social - 2007
  • Un sourire de soleil - Photos Hélène SIMMEN - Trad. Masami UMEDA - Edition japonaise bilingue - 2007
  • Par la porte du silence - Peintures BANG Hai Ja - Trad. Michael FINEBERG / MOON Young-Houn - Edition coréenne trilingue - 2009
  • Lumière froissée - Encres Liliane-Ève BRENDEL - Éd. Voix d’encre - 2010
  • Implore la lumière, peintures de Sylvie Deparis, Éditions SD - 2011
  • L'appel muet, Éditions La Porte - 2012
Roselyne Sibille

Publications en revue

  • 1998 - Éclats de Corée - Revue Culture coréenne49 et 50
  • 2003 - Trois jours d’avant-printemps au temple des sept Bouddhas - Revue Culture coréenne n°64
  • 2010 - in Anthologie poétique « Terres de femmes »
  • 2010 - Calmes aventures au Pays du Matin Calme - Revue Culture coréenne n°80
  • 2011 - Les points cardinaux du temps - Revue Terre à ciel
  • 2011 - L'Ombre-monde - extraits (traductions en anglais) - Revue Pratilipi
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Florence Saint-Roch : Parcelle 101

Les éditions p.i.sage intérieur présentent deux collections, l’une de méditation autour du paysage, l’autre de poésie, dirigée par Yves-Jacques Bouin, où l’on trouve des auteurs contemporains connus ou méconnus, sous le titre énigmatique de « 3,14 g de poésie ».

 Si le nombre π y est convoqué – est-ce parce que c’est l’initiale de l’éditeur – le « p » de paysage – ou parce qu’il est aussi un nombre irrationnel, et transcendant, comme on espère que le soit la poésie qu’il recouvre ? Ce sont de toutes petites plaquettes, de format très allongé – fort légères, certes quand on les manipule – et toutes ornées en couverture d’un motif géométrique triangulaire où se lit une image, en contraste avec la couleur unie du fond (dont il semble qu’elles fonctionnent de façon contrastée 2 par 2, d’un livre à l’autre). Il s’agit de beaux petits objets précieux – des livres qu’on a envie d’avoir parce qu’ils sont beaux et originaux dans leur présentation même.

Le recueil de Florence Saint-Roch parle de jardinage – enfin, à la façon de Florence Saint-Roch, dont on découvre l’humour et le regard tendre et acéré à la fois. La parcelle 101, c’est un minuscule terrain dans un jardin associatif, que cultive le collègue bibliothécaire de la narratrice, invitée à participer à l’aventure. Les textes, non ponctués, semblent tracés au cordeau, comme des carrés potagers dans le marais audomarois. Il faut dire que Saint-Omer, patrie de l’auteure, est le paradis, le nec-plus-ultra de la culture potagère, et qu’il semble logique que Rémi, qui parle savamment d’incunables et de vieux manuscrits dans sa bibliothèque, puisse être aussi compétent en matière de culture vivrière. Et l’humour et la culture littéraire de Florence Saint-Roch amène l’air de rien à penser à Pomone ou à Voltaire et sa sagesse jardinière… en attendant qu’elle vous cite Rabelais, Rousseau… Pline l’Ancien… et même Shakespeare et Fidelio de Beethoven. 

Florence Roch, Parcelle 101, suites potagères,
éditions p.i.sage intérieur, 3,14g de poésie,
60 p., 10 euros.

Dans la configuration régulière des carrés de mots – 33 « parcelles » agrémentées de quelques dessins minimalistes, précédées d’une introduction et suives d’une postface, c’est une aventure pour de vrai qu’elle nous propose – avec Bouvard et Pécuchet en figures tutélaires des tentatives avortées, des rêveries sur le terrain, narrées avec un style des plus libres, qui mélange les genres et les niveaux de langue, passant du slang au néologisme savant de « légumiste », donnant la parole à Rémi, archiviste « expert en latin d’église en picard ancien en patois artésien et pas fichu de le parler avec son voisin » dont elle nous livre aussi  le savoureux discours (p. 29) en patois « ch’ti ».

Elle est comme ça, Florence : mine de rien, elle vous entraîne, vous allez rire, mais elle vous prendra par la main et vous fera réfléchir au sens caché de l’aventure qui mène des choux non plantés à l’écriture. Car ce qui importe, ce n’est pas tant de faire croître des légumes, ainsi que ne le comprennent pas les jardiniers des parcelles voisines, mais d’être sur le terrain, afin « d’observer les lueurs roses de l’automne qui danse sur les mottes croûteuses ce jardin-là essentiel à celui qui se développe en nous » - car au fond, le jardin, c’est une machine à rêver – à travers le souvenir de son père, jardinier émérite, dont elle parle avec tendresse dans la préface et dont elle qualifie l’activité de « littéraire » puisqu’il pratiquait la culture comme elle écrit, faisant des plans, raturant, recommençant, « corrige(ant) toujours heureux, jamais content » -  et cette « biographie » de l’écrivain en devenir qu’elle nous donne à la fin – passant d’aide-jardinière enfant à lectrice par la vertu de  Tistou les pouces verts . C’est bien un paysage intérieur qu’il nous est donné de parcourir, dans la chambre d’écho qu’est ce microscopique jardin, abandonné par les deux bibliothécaires pour d’autres aventures,  après un « ratage » qui est une belle histoire d’amitié, et l’occasion de ce petit livre si plein d’humour et de sagesse. Un livre léger, comme l’indique le titre de la collection – mais avec la sereine légéreté du contemplateur philosophe.




Florence Saint Roch, L’Invention du jardin (extraits) et autres textes

1/Extraits deL’Invention du jardin, Les Cahiers du Museur, 2016.

 

  

D’en haut le jardin

Depuis la mansarde ouverte

 

 

Le cerisier s’élance

On le reçoit en pleine face

 

L’épaisseur de ses feuillages

La puissance du vert

Données là

 

 

Sa densité nous éprouve

On creuse la sensation

 

 

On se tient au rebord de la fenêtre

Non qu’on ait le vertige

Seulement cette modestie

Qui nous vient

 

 

Le jardin occupe tout l’espace

 

On observe  le silence

Un silence solide et précis

Que dans sa hauteur

Il nous prescrit

 

 

Il se laisse détailler

 

 

Il faut bien le reconnaître

On est un peu dépassés

 

Même si les murs font leur important

Il respire plus large qu’eux

 

D’aplomb pulsé jusqu’à nous

 

 

On n’a jamais essayé d’engager conversation

Certains paraît-il s’y entendent

Pour parler aux arbres aux oiseaux

 

On n’en est pas là

 

 

L’évidence devant nous

Le jardin comme il est

Sans qu’on y soit pour rien

 

 

La pelouse s’est oubliée

Depuis longtemps

Entre les murs immobiles

 

Lui tout ouvert

Tenace dans ses développements

 

 

Pas facile de trouver

Le jardin d’où l’on vient

 

 

Ceux qu’on avait traversés avant

Si décevants à chaque fois

 

Celui-là

On l’a reconnu tout de suite

 

 

Son fouillis nous confirme

 

Après tant de tentatives

Notre jardin premier

 

 

 

2/Extrait d’Embarque, Les Venterniers, 2017.

 

 

jette-toi à l’eau il fait nuit encore qu’importe monte dans ton bateau sans rame ni voile ni gouvernail pliées les vergues et les bâtardes relégués les cordages oublie manœuvres courantes ou dormantes sans aide et sans recours ose les tours et les détours les passes improbables les impasses certaines n’aie pas peur la rivière te prend aujourd’hui ni arrêt ni escale qu’importe si la dérive est bon plein ou travers tu cours ta plus belle chance ta volonté se suspend en advienne que pourra quelle sera l’arrivée quel sera l’arrivage ne t’en inquiète pas en cette affaire tu ne décides rien réduits à néant ta commande et ta gouverne ton avis ton suffrage ton ordinaire hâte ta précipitation si souvent tu regimbes renâcles à obéir mais cette fois cela va de soi cette parole est faite pour toi embarque laisse tout là

 

 

3/ Premières pages d’Éclipses, à paraître chez Vincent Rougier, juin 2018.

 

1

 

Tandis que le ciel
Lentement vire au gris
Autour s’éloigne s’assombrit

 

Des bandes d’étourneaux s’affolent
Vrombissements d’insectes
Brassages à l’étourdie

 

Plus rien là-haut qui tienne
Avec ce soleil en train de disparaître

 

 

En cette heure particulière
L’espace s’est amolli
La lumière devenue confondante
Le monde flou et circonspect

 

On comprend l’inquiétude des oiseaux
Comme eux on oscille
Entre ce qui n’est plus
Et ce qui va venir

 

 

2

 

Gris tendu sans un nuage

 

On se sent dessaisis
En suspens
Dans cette lumière étrange

 

Oubliés la transparence et l’éclat

 

 

 

Les cris des oiseaux se perdent

 

Vols désordonnés
Trajectoires nerveuses
Comme pour vérifier que le ciel
Reste le ciel

 

 

À chaque déroute pense-t-on
Son explication

 

 

 

3

 

D’un coup la folie de l’air se tait

 

 

L’estompe s’est généralisée
Le ciel vidé de ses occupants
La lumière tout entière partie
De l’autre côté

 

 

Avec ce gris d’argent de tantale
Immobile au-dessus de nos têtes
On accède à un moment
D’avant le premier jour
L’éternité avant qu’elle ne songe
A devenir le temps

 

 

 

On entre dans de nouvelles considérations
Impressionnés de voir dehors
Ce qui se passe souvent
Dedans

 

 

 

4/ Rouge peau rouge, premières pages, en préparation pour Tarabuste.

 

 

On fait corps avec lui

 

 

Rouge dedans rouge dehors

On n’est pas très doués

Pour la dissimulation

 

Toujours il bouge

Variables son épaisseur

Ses rapides ses coups d’éclat

 

On ignore les pâleurs diffuses

Les mondes décolorés

 

 

On vit rouge

 

 

 

 

 

 

 

 

I

Notre sang parle vif

 

Nos jours comme notre peau

Cinabre posé dans son cri

 

 

 

La plaine s’étire devant nous

On ne s’y perd jamais

 

On l’aborde dans les grandes largeurs

Les chevaux la terre brûlée

Les herbes concises

 

 

 

L’impalpable est notre cause

 

On est des drôles d’Indiens

 

 

 

Nos campements sont provisoires

On s’établit dans la course et le saut

La source et sa suite

 

On n’a pas grand-chose entre les mains

Juste un peu de terre

Et contre nos dents

L’amertume des baies sauvages

 

On efface nos traces derrière nous

Notre usage du monde

Tenu et léger

 

Un jour bien obligé

Nous partirons en fumée

Ne restera de nous qu’une poignée de braises

Confiées au vent

 

 

 

On n’a jamais rien déserté

 

L’air vibre sec et court

Déplace la poussière

Fer et souffre mêlés

 

 

 

Rouge esprit

Infusé en tout

 

On fait face

Notre totem planté là

Devant tous

 

Nos colères sont derrière

Flèches au carquois

Bien serrées dans le dos

 

 

 

Que le vent se mette à parler haut à la plaine

Avec lui on flaire les pistes

On déchiffre le secret

Des présences passagères

 

On devine  l’arbre

Tout entier contracté

Dans la graine

 

Sans le voir on sait le torrent

Là-bas qui s’ébroue et attend

 

Les mots comme des images

Oracles courageux

 

 

 

Qu’importe si nos fables paraissent rafistolées

Les voix qu’on entend sont si confuses

Si difficiles à démêler

 

Elles soufflent dans le feu qui crépite

Le frémissement des viornes

L’envol tranquille des oiseaux

 

On n’a pas peur d’elles

 

Avec constance

On leur paye notre tribut

 

 

Poissons plantes fruits gibier

Toutes choses à leur place dans le grand cercle

 

Nous séparer de la terre

Serait comme vendre l’air et les nuages

 

Sûr qu’on est ici

Pour de bonnes raisons

 

 

 

L’autre monde est là

Prêt à sortir de sa réserve

 

Si un jour il nous paraissait petit

C’est que nous aurions diminué