Brisures de mots : la poésie de Françoise Hàn

Écrire de tout notre corps, et que tout soit présent ((F. Hàn, Profondeur du champ de vol, Nîmes , Cadex, 1994, p. 8))

La lecture de l’œuvre de Françoise Hàn nous entraîne vers les abîmes immémoriaux d’un temps et d’un espace revisités par l’écriture en une sorte de troisième lieu médian.

En cet espace poétique qui semble n’être que l’anagramme de l’inconnu, le mot épouse le corps à travers la perception d’un présent rendu unique par cette incarnation fugitive. Le langage n’est que l’écho d’une question, un fragment et parfois même un ossuaire pour toutes les voix perdues ou négligées de l’histoire qui semblent habiter la page : « Nos voix font effort pour se raccorder.

Françoise Hàn

Françoise Han

 Les paroles que nous prononçons tâtonnent pour se rejoindre. Beaucoup se perdent. Beaucoup sont mâchées par les poissons carnivores. Et celles qui survivent, nous ignorons où elles vont. Du commencement et de la fin des choses, nous ne savons rien. Le tracé s’interrompt, le dessin d’ensemble nous reste inconnu. Mais la fracture toute fraîche, l’arrachement, ou l’infime sillon de l’érosion, par nos cinq sens nous les percevons ((Ibid, p. 9)). »

La seule prétention du poème n’est peut-être que cette captation de l’instant qui parfois nous fait le don de l’oubli à travers ce pur accueil de la présence sensorielle : « Nous, qui de mémoire d’homme connaissons plusieurs écroulements, nous tentons cette gageure : dans le poème, saisie de l’instant, éclosion dans le présent, faire tenir la ruine, la désintégration, la chute vers les grands fonds de nos débris, sédiments futurs((Ibid, p. 9)). » Voués à la chute, il nous reste toutefois en partage ce sillon de la matière à creuser avec l’espérance d’une légèreté aussi ignorante que « le chant d’un oiseau, à l’aube au bord d’une fissure((Ibid, p. 9)) » et la saveur de« ces soirs d’été où nous avons cru être au monde. » Si cette grâce de l’inconscience propre au monde animal ou végétal nous est refusée, elle est toutefois le fondement même de notre liberté : « Nous sommes là où nous ne pourrons jamais nous atteindre. L’évolution a produit en nous l’inquiétude, comme chez d’autres la nageoire ou l’aile. Avec sa symétrique : toucher les fleurs, l’argile, les coquillages. Peindre, pétrir, chanter. Lancer une sonde sur la planète Mars. Crayonner la création sur les murs de Lascaux ou d’Altamira((Florilège paru dans la Revue d’Art et de Littérature, Musique n°77, novembre 2011, « L’évolution des paysages », p. 45, www.lechasseurabstrait.com/revue.)). » Cette douloureuse lucidité n’est en fait que le ferment de toute création dont il ne restera cependant en toute humilité que quelques « vocables dessouchés », quelques brisures. A la conscience de cette vie fuyante comme de l’eau s’oppose donc l’impermanence du rocher qui était là « bien avant le ruisseau » et qui surtout « ne se souvient plus d’avoir une histoire((F. Hàn, Ne pensant à rien, Remoulins, éditions J. Bremond, 2002, p. 23)). » Comme l’indique le titre du recueil d’où est tiré ce vers « Ne sachant rien », si l’arbre de la connaissance nous est refusé, peut-être pouvons nous apprendre un peu de cette quiétude ignorante d’elle-même. Car il y a au cœur de la roche un éclat retenu que les mots tentent de capter comme un fragment de quartz. La rivière en son creusement peut elle aussi « se charger de minéral, recréer là-dessous, dans le resserrement un chemin d’étoiles((Ibid, p. 25)). » En ce gai savoir de l’abîme, l’homme comme le texte qui le représente n’est qu’un fragment livré au manque et l’univers qui l’entoure est cette énigme inscrite sur la face d’un dé dont « Les faces visibles se nomment : Attente – Rencontre-Adieu – Longue Route – Barques perdues en mer – Mer de sérénité – Effacement. Sur la septième face, il n’y aurait pas de nom. [Puisqu’elle est l’ensemble de tous les noms, de ceux-là aussi qui ne sont pas prononcés.]((Profondeur du champ de vol, op. cit., p. 32))

La parole est donc une sorte d’éternelle première fois qui se réinvente à travers chaque homme qui n’est lui-même qu’une parcelle ou un éclat de cette vérité dont la totalité nous est refusée. Ce manque est toutefois la condition même de notre désir : « Chaque mot comme le premier mot qui fut prononcé, le premier mot, celui peut-être qui désigne l’eau pour la soif((Ne pensant à rien, op. cit., p. 15
)). » Ce pourrait être aussi un point ou encore cet intervalle qui permet à toutes choses d’exister à la fois «ensembles et séparées». C’est pourquoi dans un article consacré à l’idéogramme((Florilège paru dans la Revue d’Art et de Littérature, Musique n°77, novembre 2011, « Devant l’idéogramme », p. 16-17, p. 45, www.lechasseurabstrait.com/revue.)), Françoise Hàn nous décrit la représentation du mot « interroger » qui nous semble être en définitive le paradigme ou le fil conducteur de l’ensemble de ses écrits. Le caractère bouche est formé devant le caractère porte. Derrière la porte ne se trouve que la page blanche ou le vide où les énergies circulent. La bouche elle-même « encadre un vide plus petit », « comme une tentative de prononcer en une seule syllabe le fond de l’univers. » Mais cette tentative est vaine car un signe limité et circonscrit ne peut dire le Tout, la fermeture s’oppose à l’ouverture infinie que seule un trait ininterrompu pourrait peut-être représenter. En sa brisure même l’idéogramme toutefois épouse ce mouvement ou ce rythme de l’univers marqué par le sceau de la temporalité et donc de la coupure.

Le poème est donc cet « espace ouvert » où résonne indéfiniment l’écho d’une voix, sans que l’on sache vraiment d’où elle vient ni à qui elle appartient réellement, en ces paroles uniques et universelles à la fois qui peuplent la page : « Quelqu’un te demande si sa voix est la tienne, quelqu’un t’apporte son silence et s’en va, les uns déposent leur fardeau et s’effacent, d’autres se tiennent immobiles la pierre sur la tête, les plus exigeants sont les absents, ceux qui ne miment pas [...]((11 L’espace ouvert, Paris, Librairie Saint-Germain des prés, 1970, p. 29)) » Le mot détourné de son utilité, tend à atteindre ce quelque chose d’essentiel qui nous est toujours refusé et que seul le cosmos ou la nature semblent en définitive posséder : «plantes et planètes, lents mûrissements et révolutions sans phrases, le signe essentiel est ailleurs, toute la démesure, dans la main qui s’ouvre et se ferme, ici commence et ne s’achèvera jamais l’aventure. » Seuls les atomes disséminés de la langue poétique peuvent peut-être s’approcher de cette cosmologie atomisée de particules et d’étoiles. Cet amour de la question porte donc toute l’œuvre qui n’est sans doute que le reflet de ce ciel inversé que nous habitons à travers ce chemin de signes où brille un peu de l’éclat de cette lumière inconnu de la « matière incréé » : « Dans les flaques, la constellation des mots dessine sa Grande Ourse, pas exactement la même que celle là-haut. Quelques années-lumière de décalage, une libation à l’invisible. Avec nos doigts, dans la boue, nous traçons des questions. Elles bâtissent, friables, changeant, instable, un autre réel((12 Profondeur du champ de vol, op. cit., p. 7)). »

 

Présentation de l’auteur

Françoise Hàn

Poète et critique littéraire, née à Paris en 1928. A travaillé longtemps dans l’édition scientifique. Collaboratrice de la revue Europe et des Lettres Françaises. Une vingtaine d’ouvrages publiés depuis Cité des Hommes (Seghers) en 1956. Derniers titres : Un été sans fin (Jacques Brémond, éditeur, 2008) ; Le double remonté du puits ((Jacques Brémond, éditeur, 2011). à paraître : Ce pli ouvert (Jacques Brémond, éditeur).

Françoise Hàn

© Ambre Nolen

Autres lectures




Françoise Hàn, Premier continent

 

Il n’y avait personne encore.

La Pangée sortait à peine de l’océan, des sacs de nuit pendus à ses flancs. Il ne se peut pas que nous en ayons souvenir. Que nous retrouvions l’éclat sur la pierre du premier rayon de soleil.

Nous le cherchons pourtant. Il nous manque certains matins où, dans les remous de la mémoire, les anneaux des mondes perdus glissent les uns sur les autres. Nous prenons notre respiration profondément, comme si à notre tour nous sortions des eaux. (Quelqu’un ricane : l’air en ce temps-là n’était pas respirable).

Nous nous écartons de nos ténèbres, de nos années révolues, de nos vies antérieures, nous tentons de remonter jusque là où il n’y avait pas de vie.

Pourtant, il y eut émergence, il eut séparation. Il y eut rivage, il y eut tracé d’un dessin à la surface du globe.

Il y eut le jour et la nuit sur un continent aveugle. Etait-il trapu, compact, ou déjà traversé de failles ?

Et quand le premier caillou s’est-il détaché ?

 

poème extrait de CAILLOUX
 

Présentation de l’auteur

Françoise Hàn

Poète et critique littéraire, née à Paris en 1928. A travaillé longtemps dans l’édition scientifique. Collaboratrice de la revue Europe et des Lettres Françaises. Une vingtaine d’ouvrages publiés depuis Cité des Hommes (Seghers) en 1956. Derniers titres : Un été sans fin (Jacques Brémond, éditeur, 2008) ; Le double remonté du puits ((Jacques Brémond, éditeur, 2011). à paraître : Ce pli ouvert (Jacques Brémond, éditeur).

Françoise Hàn

© Ambre Nolen

Autres lectures




Françoise Hàn, Ecorce terrestre

 

Le langage, seconde écorce terrestre, se plisse, se creuse, s’élève selon les divisions, les dérives, les soubresauts du monde. Le poème prend appui dans ses fissures. Verticale souvent tordue, il grandit à flanc d’abîme. Aucune logique ne le tient là.

Il coordonne le vide au paysage habité.

La vie est-elle venue d’ailleurs ? Tombée sur terre avec une pluie d’étoiles filantes ? Ou s’est-elle formée lentement, peut-être au fond des mers, peut-être au creux des vagues, peut-être sur les argiles aux rayons du soleil ?

Le poème puise à plein sol aussi bien que dans les détritus qui jonchent la surface, en voie de devenir humus.

Humus, déjà si près de l’humain.

Et la soif ? Très en dessous, la nappe phréatique, est-ce le silence ? La parole est-elle parodie du monde ou sa vérité exsudée ?

Le paysage humain, un jour, disparaîtra. Le vide n’en aura pas de convulsions. Leurs destins ne sont pas parallèles. Falaises et montagnes, océans et rivages ne porteront plus de nom, la terre n’en tremblera pas.

Le temps battra sans doute en d’autres vies. L’éternité ne recueillera pas le poème. Il n’en réclame aucune part.

 

poème extrait de CAILLOUX

∗∗∗

Comment les tutoyer ? Basalte, porphyre, feldspath, granit, les nommer quand elle sont  immobiles ne dit rien de la violence qui les a projetées hors du magma originel.

Le feu n’y reprendra jamais. L’herbe ne saurait y pousser, encore moins les moissons. Leurs abîmes ne sont pas les nôtres. Elles ne sont pas les ruines de nos mondes anciens. Elles ne résument pas notre histoire, la supportent, blocs premiers, sans y prendre part. Elles sont d’un autre passage, plus lent que le nôtre. Beaucoup de temps est derrière elles, sans qu’elles nous aient attendus.

Gardent-elles mémoire de paysages que nous n’avons pas connus, que nous essayons, en fixant sur elles l’objectif, de faire reparaître sur les clichés ?

Elles n’ont pas été semées par un géant soucieux, comme le petit Poucet, de retrouver le chemin du retour chez soi. Elles ne jalonnent aucun projet d’itinéraire. Elles ne sont pas même les indices d’une errance.

Malgré tout, elles s’ancrent dans le poème et les mots se resserrent.

 

poème extrait de CAILLOUX

Présentation de l’auteur

Françoise Hàn

Poète et critique littéraire, née à Paris en 1928. A travaillé longtemps dans l’édition scientifique. Collaboratrice de la revue Europe et des Lettres Françaises. Une vingtaine d’ouvrages publiés depuis Cité des Hommes (Seghers) en 1956. Derniers titres : Un été sans fin (Jacques Brémond, éditeur, 2008) ; Le double remonté du puits ((Jacques Brémond, éditeur, 2011). à paraître : Ce pli ouvert (Jacques Brémond, éditeur).

Françoise Hàn

© Ambre Nolen

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