HORS LIGNE : HÖLDERLIN

Dans un monde sans dieu, chaque État, à travers ses élites politique, économique, culturelle, fabrique, pour les masses, ses mythes poétiques, de Friedrich Hölderlin à Arthur Rimbaud. Ces esprits, à la fois braves, vifs, fragiles, deviennent des objets de culte. Dans les chapelles d’intellectuels, ses poèmes que ce soient des odes, des hymnes, des élégies, font l’objet de fantasme qui fait couler de l’encre jusqu’à Martin Heidegger.

Le délire d’interprétation autour de Friedrich Hölderlin se répand jusqu’en France, car le poète à l’accent étrange demeure un ami fidèle de Bordeaux et de la Garonne. Dans le droit fil d’Émile Nelligan au Canada ou John Clare en Angleterre, il devient ce martyr de l’individualisme que l’on coiffe d’un éclair de folie.

Friedrich Hölderlin s’inscrit dans la tradition de poètes allemands, fils de pasteur, son père Heinrich Hölderlin : Andreas Gryphius, Friedrich Nietzsche, Gottfried Benn. Né en 1770, comme Ludwig van Beethoven ou Friedrich Hegel, Johann Christian Friedrich Hölderlin prendrait forme dans une toile romantique, peint par une génération d’artistes, Caspar David Friedrich, William Turner, John Constable qui voient le jour en 1770. Dans le brouillon de la Prusse, le poète souabe porte le prénom du futur roi, Frédéric-Guillaume III, lui aussi né en 1770. La poésie allemande porte en son long fleuve tranquille quelques illustres voix qui répondent au prénom de Friedrich : Friedrich Gottlieb Klopstock, Friedrich Schiller, Friedrich Rückert. En toile de fond, son frère de lait romantique, dans le nord de l’Angleterre, dans le comté de Cumbria, est William Wordsworth qui naît le 7 avril 1770. Face au raz-de-marée de la révolution française, cette génération des années soixante-dix a l’âge de la révolte.

Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète (traduction de François Garrigue), Les Belles Lettres, 2024, 1024 pages, 69€.

Pour bâtir son roman national, le royaume de Prusse identifie quelques idoles classiques : Johann Wolfgang von Goethe, Friedrich Schiller et… Friedrich Hölderlin. Le poète de Tübingen fait l’éloge de la géographie allemande, ses montagnes, les Alpes, ses fleuves, le Rhin, le Main, le Danube, ses villes, Heidelberg, Stuttgart. Idole de la république, il est surtout un citoyen de la Grèce antique qui inspire le génie allemand. Cet héritage de l’Antiquité transparaît, à Berlin, jusque dans l’architecture classique de Karl Friedrich Schinkel.

Le royaume, le pays, la patrie de Friedrich Hölderlin, c’est la Grèce, ses archipels, ses péninsules, ses isthmes. Sa culture classique correspond au désir de l’Allemagne de raviver la flamme de l’Antiquité. On imagine Friedrich Hölderlin, cet archéologue allemand, qui arrive à bon port dans le Pirée. Il est saisi d’aveuglement à Athènes face à l’Acropole, à Delphes face au mont Parnasse, à Patmos face à la grotte de l’Apocalypse de Saint-Jean. Son coup de foudre pour la Grèce est tel qu’il adopte le mètre classique des poètes de l’Antiquité, à l’instar de Friedrich Gottlieb Klopstock. Voyageur du temps, il emprunte le rythme des Anciens, faisant le grand écart dans un abîme de deux mille ans. L’aède de la Souabe s’approprie les mythes de la Grèce, ses dieux, d’Achille à Ganymède, et également Héro, Hercule, Hypérion, ainsi que les Titans, ses divinités, les Parques, Mnémosyne, Sybille, ses poètes, Empédocle et Homère.

Armé de cette lyre de la poésie grecque, Friedrich Hölderlin peut sculpter les frises, orner les fresques, couronner les frontons. Du haut de son mètre soixante-et-onze, Friedrich Hölderlin traite les plus grands mythes de l’Europe, géologiques, les Alpes, le Rhin, la Garonne, géopolitique, Christophe Colomb, scientifique, Johannes Kepler, philosophique, Jean-Jacques Rousseau, religieux, Martin Luther. Depuis les siècles des Lumières, le poète, humaniste et idéaliste, définit les valeurs universelles que sont la liberté, la vérité, la beauté, l’amitié, l’amour, ainsi que la religion, à travers l’immortalité et l’eucharistie.

Après ses tribulations politiques et philosophiques dans la bonne société, Friedrich Hölderlin prend sa retraite. Loin de ses fréquentations de jeunesse, de Georg Wilhelm Friedrich Hegel à Wilhelm Joseph Schelling, il connaît les plaisirs d’une vie rustique, dans le giron de la famille Zimmer, le menuisier Ernst Zimmer qui a le sens de la mesure. De méchantes âmes placent le vieux garçon qui est fatigué par les épreuves de la vie, à la croisée de la folie et de mélancolie.

À Bingen am Rhein, patrie d’Hildegarde de Bingen, à moins que ce ne soit à Tübingen, dans le Bade-Wurtemberg, aux antipodes de Königsberg, Friedrich Hölderlin trouve refuge. Fou de dieu ou bête de foire, il ressemble à un saint chrétien qui a des visions de béatitude. Dans son fief du Neckar, le poète exilé a l’air d’un prophète de l’Ancien Testament, Élie ou Ezéchiel. Ce brave homme construit, à ses dépens, sa légende dorée dans la poésie universelle. La cité de Tübingen qu’arpentèrent Philippe Melanchthon, Ludwig Uhland, Alois Alzheimer, devient un lieu de pèlerinage, dans le droit fil du sanctuaire Notre-Dame d’Altötting, dans le sud de la Bavière.

Sous les yeux du poète Hölderlin coule la rivière de son enfance qui borde sa mère patrie, Lauffen am Neckar. D’ailleurs, il jouit, à partir du 3 mai 1807, déjà le printemps, des rives du Neckar, affluent du Rhin qui est la colonne vertébrale de l’Allemagne. Dans une vie antérieure, le poète de génie a jeté tout le feu des dieux. De sa poésie au long cours de jeunesse, il se tourne vers une poésie courte dans sa vieillesse. D’un poète majeur, Friedrich Hölderlin deviendrait un poète mineur. Dans sa tour ronde à poèmes, il achève des quatrains, où la rime frappe à sa porte, à l’image du poème « Le printemps » :

Quel bonheur c’est de voir, quand revient l’heure claire
Où l’homme satisfait couvre les champs des yeux,
Quand les humains de leur santé s’enquièrent,
Quand les humains cherchent à vivre heureux.

Le capitaine Hölderlin n’a plus la force physique de naviguer dans les grandes eaux de la poésie lyrique, épique, tragique. Sa poésie, digne d’un journal intime, témoigne d’une forme apparente de douceur et de sagesse. Éternel ami de la Mère nature, il signe un retour aux sources de sa jeunesse, lorsque le poète romantique faisait l’éloge du rossignol, des chênes, d’une lande. Il aborde les saisons, surtout le printemps, car Friedrich Hölderlin naît le 20 mars qui rythme sa retraite, un rayon de soleil ou un chant d’oiseau qui égaie sa journée à travers les deux fenêtres de sa chambre. Dans ses égarements de l’esprit, ses œuvres complètes ne peuvent qu’être incomplètes. En pleine révolution industrielle, entre le charbon et l’acier, Friedrich Hölderlin s’éteint, à l’âge de soixante-treize ans le 7 juin 1843, avant les feux de la Saint-Jean.

Présentation de l’auteur

Friedrich Hölderlin

Friedrich Hölderlin (1770-1843) est un poète et philosophe allemand de la période classico-romantique  (seconde moitié du XVIIIe siècle et se poursuit au XIXe siècle vers le romantisme). Figure majeure de la littérature allemande de cette époque qui est l'un des premiers à quitter les références au modèle grec classique et à revenir aux sources latines, trait qui caractérise le romantisme allemand et français également, qui a été influencé par ce mouvement établi ben tout premier lieu dans le paysage littéraire allemand. 

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Poèmes choisis

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Hölderlin : une voie vers les cieux

Le hasard des rencontres n’est jamais vraiment fortuit, et il obéit à une espèce d’impact intérieur qui trouve sa justification dans la proximité des textes. Ici, cette traduction métrée de C. Neuman des Élégies de Friedrich Hölderlin suit une autre de mes lectures récentes, celle d’un anglican du XVIIe, Thomas Traherne, qui lui aussi porte son regard vers le haut, vers une essence divine comprise comme céleste, comme une transcendance presque sublime.

Les deux auteurs prônent une patrie spirituelle, à la fois aérienne et cependant accessible, humaine, presque matérielle. Ainsi, le goût du vin et du pain compose, par exemple, pour le poète, l’eucharistie, comprise comme une élévation, laquelle suppose un ordre théologique inhérent. Ici, ce dieu a pour patrie les coteaux qui bordent le Rhin, un Rhin préromantique et qui masque peut-être une idée de la germanité.

Allégorie de l’Allemagne, sorte de Grèce antique revécue, comparable à l’Occitanie de Simone Weil qui voit dans la Toulouse et l’Albigeois du XIIIe le talent de faire revivre, d’actualiser une vraie renaissance de la Grèce hellénistique. Nonobstant, ces élégies portent un regard vers le sommet, vers le monde éthéré des cieux, des ciels augmentés d’une présence supérieure.

 Friedrich Hölderlin, Les élégies, trad. métrée
Claude Neuman, éd. Ressouvenances, 2020, 20€

Cette poésie, ici traduite dans le mètre original, implique un univers qui s’agrandit à la présence, à la grandeur du poème et du poète voyant, qui déjà peut se prévaloir d’une hauteur de vue, d’un ton prophétique, celui qui sera propre aux romantiques qui viendront. Est-ce là habiter le monde en poète ? Très certainement car cet univers céleste se véhicule du poème vers le poète, de la vie du poème à la vie de l’homme, prophète en quelque sorte, prophétisant sa propre nature. Ce sont des poèmes de l’Ouvert, poèmes de l’air, du chant. Ces élégies portent en elles une promesse, prédisent ce qui doit advenir au poète, un poète habitant le monde dans l’agrandissement de son poème, augmenté d’une expression de l’air, de songes aériens. Certes, cette ivresse des sommets, la divagation au milieu des Ménades, dans la proximité des vignobles du Rhin, initie, en un sens, le vertige qui prendra le poète jusqu’à sa folie.

 

Et ce discours me poussa à chercher ailleurs encore,

    Je montai en bateau au lointain pôle Nord. Là dormait

Silencieuse en sa coque de neige la vie enchaînée : ce sommeil

    De fer attendait le jour depuis des années.

 

Et comme j’évoquais en préambule le hasard étrange où butent les lectures, il me revient à l’esprit, au sujet de la langue traduite, qui sonne particulièrement ici, un même effet de surprise de la traduction de Maurice de Gandillac travaillant à rendre en français l’énigmatique Zarathoustra de Nietzsche. Ce français métré sonne avec suavité, écriture capiteuse, presque entêtante. De plus, cette association avec Nietzsche pourrait se poursuivre au-delà des effets de la traduction. En effet, le poète du Neckar pourrait très bien se trouver parmi les hôtes de la grotte mythique de Zarathoustra. Car lui aussi cherche la vérité dans la profondeur, et lui aussi atteignant le sommet, tombe dans la folie, laquelle n’est autre qu’une fuite, une échappée vers où ce trop d’angoisse du fou se transforme en chant du cygne. Cette combustion de la raison est nécessaire, car elle consume l’équilibre trop humain de la parole dans le monde. Elle va vers le poétique. Elle est fruition de la parole, fructification matérielle des vignes du Rhin, et c’est là la seule chose qui importe, car cette poésie est devenue immortelle, aussi forte qu’un vin.

 

Encor fructifient mes pêchers, leur floraison m’émerveille,

    Le buisson de roses se dresse superbe, presque arbre.

Lourd de fruits sombres, entre-temps, s’est fait mon cerisier,

    Et aux mains du cueilleur ses rameaux se tendent d’eux-mêmes.

 

L’ascension du poète, comprise comme la progression du Voyageur contemplant une mer de nuages de C. D. Friedrich, pourrait se concevoir comme le deuil de la raison, car cet oxygène manquant aux sommets des montagnes provoque à la fois le vertige et la mort. D’être trop près des points culminants, renouvelle la figure d’un Icare brûlé par son vol mythique.

 

Et le trésor, l’Allemand, sous l’arche de la paix sainte

    Qui repose, est l’épargne des jeunes et des anciens.

Je parle en fou. C’est la joie. Mais demain et à l’avenir,

    Quand nous irons dehors voir ferme et champ

Sous les fleurs de l’arbre, aux jours de fête, au printemps, mes aimés,

    Nous en parlerons et en attendrons beaucoup.

 

Beauté sans doute des images impossibles, des pays sans connaissance, où vivent des dieux apaisés, pays étrange où pourraient se rendre Bacchus et Ariane, figures du Titien, dans ce déséquilibre sublime et improbable de toute fiction poétique.

 

Présentation de l’auteur

Friedrich Hölderlin

Friedrich Hölderlin (1770-1843) est un poète et philosophe allemand de la période classico-romantique  (seconde moitié du XVIIIe siècle et se poursuit au XIXe siècle vers le romantisme). Figure majeure de la littérature allemande de cette époque qui est l'un des premiers à quitter les références au modèle grec classique et à revenir aux sources latines, trait qui caractérise le romantisme allemand et français également, qui a été influencé par ce mouvement établi ben tout premier lieu dans le paysage littéraire allemand. 

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