Fulvio Caccia, Ti voglio bene

En préambule de son poème, Fulvio Caccia compare les déclarations de désir (plutôt que d’amour ?) française et italienne. L’expression française « je t’aime » sonne pour lui comme une déclaration de guerre amoureuse, où l’on risquerait le tout…  pour tout gagner. Ou tout perdre. Alors que l’italienne, qui fait son titre, est tout en rondeur : Ti voglio bene déclare l’amant prétendant : je te veux du bien.

Du mot amour on ne connaît guère l’origine. Il pourrait provenir de l’indo-européen commun sem– que l’on retrouve dans le mot « semblable » : dans la rencontre amoureuse on éprouve le sentiment d’une similitude… D’autres auteurs soutiennent que le vocable relève du radical indo-européen commun am–, « maman », ce qui serait particulièrement éclairant : nous passons notre vie à rechercher le premier amour perdu, le seul, le vrai... Selon d’autres auteurs, ce radical am–, toujours lui, signifierait également « prendre », il renverrait donc à la cupidité propre au désir (merci Cupidon !), ce dont le locuteur français ne se cache pas quand il déclare : je t’aime.

Il y a un autre versant de l’amour : c’est sa perte. Fulvio Caccia se situe dans cette tradition élégiaque ; sur son versant noir. C’est que l’amour, le doux amour, est aussi un affrontement entre deux étrangers qui, du bord d’un sexe à l’autre, jamais ne pourront se reconnaître.

Le premier mouvement du poème est titré Métis rhapsodie. C’est dire que d’emblée nous voilà plongés dans le bruit et la fureur : Métis est la mère d’Athéna la guerrière, elle est avalée par Zeus, elle restera dans ses entrailles. Nous voici dans un emboitement du père, de sa  femme, et de leur enfant : une confusion.

Mais l’unité éclate. Métis déclare :

Fulvio Caccia, Ti voglio bene, encres de Richard Killroy, éd. La Feuille de thé, 2023, 120 pages, 20 €.

Je suis celle qui habite de l’autre côté.
Comment savoir si tu mens, répond le poète

Et il ajoute :

Cher petit animal
Tremblant dans ce sentier improbable
Je connais tes ruses, tes faires semblant
Tes astuces, tes pauses

Elle l’a trompé, elle est perdue, il souhaiterait qu’elle ne revienne plus le hanter… alors qu’elle est toute sa vie… Tels sont les termes du combat : non, mais oui… Tel serait le programme du poème :

Des rêves, des rêves à la pelle !
Je me suis réveillé pour te ramener 
t’arracher à la nuit
reprendre la route où tu t’es échappée

Dans le second mouvement titré Actualité, le poète souhaiterait s’étourdir dans les événements, la voix goguenarde lui répond :

Débarrasse-toi de ton rictus d’opérette
dont le masque cache mal
la crainte

Petit à petit une irréalité se propage, au point d’interroger l’existence du poète comme de son aimée. Le poème deviendrait une inanité.

Dans le troisième mouvement éclate la Parodie : tel est son titre.

Comment te croire
maintenant que tu es devenue pure image
Que ton effigie est dans la rue
Tu es même un autel où brûle l’encens

Voici le poète devenu « seul et désœuvré ». De l’aimée il déclare : « tu es et tu n’es pas », voilà que le rêve trouve enfin son assise, jusqu’au dénouement que le lecteur découvrira.

Je qualifiais ce poème d’élégiaque. Dans L’amour du nom, Martine Broda soutient que le lyrisme amoureux n’est pas l’exultation d’un moi, il serait creusé par un manque, celui du désir. Dans le désir, le poète est aspiré par une Chose perdue dont il n’a pas la notion, sinon qu’elle serait le tout du Tout. Il s’agirait d’un objet perdu, tellement perdu qu’il n’aurait pas existé, à jamais barré. Voilà pourquoi les poètes ne peuvent se contenter de l’objet réel, si décevant au regard de la Chose perdue. Ils font de l’aimée un impossible. C’est une morte comme la Sophie de Novalis, l’Hélène de Pierre-Jean Jouve, ou c’est la femme à venir (pas encore là !) comme l’Elsa d’Aragon. Elle finit par devenir un pur fétiche, condensée dans un nom, un mythe comme celui de Métis.

On retrouve ce mouvement dans le poème de Fulvio Caccia. On y retrouve une longue glissade de la femme réelle, incarnée, à la femme perdue, puis à l’évanescence de sa trace dans un nom, jusqu’à sa disparition. Alors peut survenir une joie qui serait une réconciliation avec soi, une folle façon de la retrouver enfin, dans un désir devenu sans objet. N’est-ce pas le mouvement même du deuil, qui consisterait à se retrouver en retirant de l’objet perdu ce qu’on lui avait donné de soi ?  

Présentation de l’auteur

Fulvio Caccia

Fulvio Caccia a publié  cinq  romans dont Rain Bird (Tranfinito 2016) et La Coïncidence (Triptyque 2005), Golden Eighties un recueil de nouvelles ( Balzac, 19941) et six recueils de poésie dont Italie et autres voyages, une co-édition Noroît/Bruno Doucey éditeur et Aknos, (éditions Guernica) couronné par le prix du Gouverneur-général du Canada en 1994. Fulvio Caccia est l'un des fondateurs du magazine transculturel ViceVersa et le directeur-fondateur de l'Observatoire de la diversité culturelle en France. Il anime le blogue  www.fulvio-caccia.com

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis




Fulvio Caccia, RAPHSODIE

Andante

La colère te sied bien, te donne de l’éloquence
du grain dans la voix pour ensemencer le chant
Ton apostrophe m’honore
Cependant je ne te crois pas  
Tu me confonds avec un autre
Qu’attends-tu ?
Que je te protège, te prenne dans une sorte
d’emportement comme naguère pour te soumette
jouir de toi et ensuite t’abandonner ?
Tu n’as pas changé, tu sais
Tu es restée la même
Sans doute te dévoiles-tu davantage
tu deviens plus impatiente 
maintenant que le temps a tressé
tes cheveux au cordage des caravelles
Tu veux aller droit au but – mais lequel ? –
Tu me reproches déjà
de ne pas le savoir
de douter de moi (de toi ?)
de ne pas voir la distance croître entre nous
C’est écrit
C’est écrit sous tes paupières qui
s’ouvrent et se ferment
sémaphores
pour lire le secret de la musique de sphères  
Et voilà que tu m'entraînes encor
vers ce blanc inquiétant
cet horizon sans chemin qui tremble
invisible
sur la table de chêne au centre de la cuisine
dont les armoiries sont un stylo bic
et une plume fontaine au capuchon fendu
Tout un programme ! 
Le temps reflue, tu n’es pas là
 

Aria

Ce matin, le songe chante mes éternuements !
C’est par la lignée des femmes que mon nez s’émoustille
par ma mère que ma mémoire convoque à cet instant
Que fait-elle assise sur la petite chaise pliante
dans le terrain vague près de la maison à Florence ?
C’était avant le grand Déplacement
dans l'autre siècle, dans l'autre pays...
Silence !
Elle lit les lettres d’Amérique !
Elle lit les lettres de son frère
qui a repris lui aussi la route de l’exil
Que racontent-elles ? Dis-moi
Que chuchotent ces mots, cailloux semés
comme des bonbons sur la route du grand Songe
du Mensonge ?
Que voit-elle donc entre les lignes
du récit ressassé et tant de fois imité ?
Le grand voyage vers la fortune ?
Ah ! Ces illusions qui incendient les cœurs
embrasent les émotions
Partir. Recommencer
comme si de rien n’était
Rien
Rien, ce n’est rien

 

Fugue

Mais où diable étais-tu passée ?
Je ne t’ai pas vu partir !
Tu aurais voulu que je t’appelle par ton nom ?
Que je te dise que « je t’aime ! » 
Que je ne cesse de penser à toi –mais je ne pense qu’à toi !–
Que tu es toute ma vie ! Et plus encore !
Nous ne nous quitterons plus jamais !

Tu ne dis rien ?
Moi aussi je serai silencieux
Va-t-en !
Non !
Reste
Où es-tu ?
Dis-moi quelque chose
Il n’y a ici que le bosquet de noisetiers
les trilles des oiseaux
le ronron du réfrigérateur
le pas percutant du passant dans la rue
le vent dont les branches
aux bourgeons rougeoient
Où es-tu ?
                 Dans les broussailles, les ronces ?
                 la selva oscura qui occulte la mémoire ?
                 Entre ces rhizomes improbables où tu tisses ton refuge ?
Mystère
Tu es mystère
C’est ta manière de me dénoncer
de m'arracher au buisson ardent
                       où crépitent les braises du songe
que je retourne lentement avec les pierres noires, les runes
que tu as laissées jadis
Je dois continuer
Il me faut te retrouver

 

Ricercare

Les doigts de l'aube fouillent les frondaisons
C’est par là, oui, que tu t’es enfuie
entre le muret et le sureau
par la canopée qui déploie ses ailes
ostensoir d’oiseaux
J’ai mis alors mes bottes de sept lieux
pour fouiller les caves et les ruelles
descendre dans les égouts, sillonner les passages
les contre-allées, les venelles
battre l’espoir pour te trouver
Je n’ai que faire de ta fausse pudeur
avers d’un orgueil insensé
j’avance au-delà des routes
                               des bois
                               des marais
                               des saisons
J’avance vers ton absence
Je marche dans l’indifférence du jour
vers le pardon de la nuit pour rapatrier
ce qui en reste et l’ériger contre l’ennui
Voici venu le temps des réminiscences
Tu joues à la marelle sur les trottoirs étroits
Tu n’es plus cette petite fille qui sautille vers le ciel
Le sort t’as fait conjoncture, fouillis de lignes et de particules
où mes yeux cherchent obstinément les tiens
pour lutter l’engourdissement
C‘est le temps des allergies. Atchoum !
Le pollen a déjà encensé les jours
Et voilà que je ne perçois plus ton odeur
je ne sens plus ta présence
Fragrance bleutée, inouïe
Où es-tu maintenant ?
Les muqueuses de mon nez sont les chaînes de ma maison
Je n’ai plus de distance, au sens propre et figuré
Je navigue à vue
Feignant l’indifférence
j’écoute les bruits du matin
Et mon impatience
que je berce comme un nouveau-né
Reviens !