Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier

Parole et naissance

Écrit au Lac Noir entre 1990 et 1993, repris et achevé en 1996, Autre matin constitue le dernier opus du cycle intitulé Sur un chemin sans bord. Si quelques-uns de ses textes ont paru dans des revues, il est pour sa plus grande part inédit.

Le texte final, Le monde du singulier, a été écrit en décembre 2023. Il éclaire a posteriori la démarche du cycle entier qu’il clôt et de ceux qu’il annonce », nous dit l’auteur lui-même.

L’épigraphe (Je te fixe dans les pupilles / jeune clarté / la gorge nouée) est extraite du seul volume du poète Leonardo Sinisgalli publié en France de son vivant, en 1979, dans la traduction de Gérard Pfister.

Les poèmes sont répartis en cinq temps en quête d’une « autre clarté » et dans un chant livré à l’ouvert au moyen d’une poésie libre où le distique est roi. 

Celui-ci rappelle Le temps ouvre les yeux publié en 2013. Dans ce recueil, à la suite de l’ouvrage précédent, Le grand silence publié en 2011, la marche continue, aveugle, et il n'y a « rien d'autre / à dire / que l'évidence », à savoir, sans doute, la poésie elle-même. (Grâce au regard du temps, on entre dans « l'ouvert », celui dont parle Rilke et qui est donc de nouveau évoqué ici.) L'économie de moyens de la phrase unique composée de distiques très brefs est là déjà au service, cette fois, de neuf chants.

Une spiritualité s’entrevoit dès l’incipit d’Autre matin (Roger Munier voit en Gérard Pfister, dit sa biographie, « le poète de la métamorphose spirituelle au sein du monde… »). Elle sous-tend tout un univers décrit dans un réalisme délicat. Ainsi des champs lexicaux comme celui de la lumière, des fleurs, des maisons ou, à l’opposé, des pauvres et des morts. La finitude est en effet consubstantielle de la vie et la mort, comme la pauvreté et la souffrance qui tous font partie de la vie.

Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier, éditions le Silence qui roule, 2024, 96 pages, 15 €.

Et quel fut, Silésien, ton art
que coudre pièce à pièce

des peaux mortes
d’une aiguille invisible…

et l’aigre odeur
que les outils noircis, sans gloire

dans l’étroite échoppe du cordonnier

Ces vers font soudain référence à Jakob Boehme, théosophe de la Renaissance, le cordonnier (mot qui fait chute) de Görlitz.

Puis le volet II s’ouvre sur le réalisme poétique précédemment évoqué et interrompu dès le deuxième texte par une invocation à la « présence invisible » pour celui-là seul que nous avons et dont nous retrouvons la voix dans « le silence dévasté de notre cœur ».

De le même façon que le volet II le volet III reprend l’idée d’avant, le silence, qu’il développe au milieu encore de la lumière, celle de l’automne juste avant la blancheur de la neige qui fait attendre l’été. En attendant « l’eau royale » qu’est la glace et qui se définit ainsi :

par tant de pureté
mille gouttes invisibles vivifiantes

tremblantes dans le souffle à chaque instant

Et déjà un quatrième temps arrive, toujours léger et concis ; il nous offre le bonheur d’une marche panthéiste et rédemptrice qui ne se souvient que du parfum :

ne reste aucune pierre
sans louange…

dans un autre matin

C’est alors que l’évocation finale éponyme du titre représente l’espoir lui-même d’une naissance nouvelle dont le mystère est indicible. Et pour la présence encore magnifiée il n’y a qu’un « art » celui de « l’écoute ».

Le volet V fait perdurer cette conscience d’une naissance dans « Cet instant d’hiver profond et pur ». Et l’apparition d’ailleurs seule compte puisque « les traces sur le sol / déjà ne sont plus rien » ; mais la parole elle-même est nouvelle née comme le clame le dernier vers du second poème. Va-t-elle l’emporter sur la mort qui est là évoquée douloureusement ? Les éléments déjà comme l’eau et le vent ont leur rôle purificateur dans le mystère encore. Grâce à eux intervient une nécessité : « un seul / un innombrable chant ». Et c’est à la neige que, très poétiquement, le narrateur confie le rôle de « l’imiter ».   

Le monde du singulier, dont de longs versets récents occupent les deux dernières pages du recueil, fait la lumière sur l’ensemble du cycle réalisé par Gérard Pfister. Il annonce une fois encore - et ce seront ses derniers mots - « un autre matin ».

Si ce dernier texte réitère l’importance du langage c’est pour dire celle du chant qui n’est que celui « des noms propres oubliés ». Suit une réflexion sur la précarité des choses, la mémoire et le temps dont nous avons voulu effacer l’éphémère. Il nous reste les mots mais aussi l’écoute attentive du « toujours unique », du « partout singulier ». En effet « chaque chose est une lumière, chaque chose une nuit. »

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (50) : Gérard Pfister

C'est un trésor dans lequel on puise et  dont on dirait qu'on n'atteindra jamais le fond. C'est Le Livre, que Gérard Pfister compose en 500 fragments, écrits dans une forme unique, des tercets dont le troisième vers semble faire toujours appel à un au-delà, à une autre vision ou révélation. Il y a là comme dans une sédimentation lyrique, un catalogue radieux, tout ce que le livre comporte de richesses et de puissances : la lecture, d'abord, l'écriture et sa soif d'inconnu et d'absolu ensuite.

Le livre
n'est là
que pour nous accorder

Ce terme est musical, bien sûr. Il dit le chant où « chaque mot  / vibre / à la juste fréquence. »  Les accords qu'il nous fait entendre nous lient au monde et aux hommes, à l'invisible qui nous hante et nous hèle. Et c'est alors le prodige :

Le livre
n'est là
que pour nous délivrer

Gérard Pfister, Le Livre, Arfuyen, 17 euros.

Quel grand amour que celui du lecteur, devenu poète et éditeur de poètes ! Il éclate ici à chaque page, avec une exigence admirable, qui est une véritable quête spirituelle.

                  Il faudrait
                  que le livre ne soit
                 que cette vibration

Le fragment suivant éclaire ce vœu, cette recherche obstinée qui pousse Gérard Pfister à poursuivre sa méditation et la mise en mots de ses ardentes variations.

                  Le murmure
                  d'une source
                  entre la mousse et l'herbe

C'est bien dans l'ordre du murmure ou du tremblement qu'a lieu « l'expérience des mots ». Tremblement de l'inconnu « dans chaque silence », « lieu du possible » ou peut-être « un rêve »... Le lecteur attentif a pu, par bonheur, percevoir une « inflexion / dans la ligne mélodique du texte. » C'est bien ce que l'on appelle aussi le timbre, la couleur, ou ce que Proust analyse comme « le vernis des maîtres ». Gérard Pfister a cette oreille absolue qui lui fait choisir les manuscrits pour Arfuyen. Elle est sensible à l'indéfinissable, à ce qui est l'empreinte secrète de chaque vrai poète.

Le titre de ce livre dit bien ce qui sera toujours heureusement le grand mystère poétique :

                  Chaque mot
                  est magie
                  chaque livre est sacré

Au moment où le numérique envahit tout, et jusqu'à la création, Gérard Pfister nous assure, dans cette œuvre magistrale, que rien ne pourra évincer le livre et nous rend confiance : « Chaque texte, aussi bref, aussi simple soit-il, est une fenêtre qui s'ouvre sur l'infini du ciel. »

 

Présentation de l’auteur




Gérard Pfister, A livre ouvert

Le Livre est un livre sur le livre, qui dit ce que devrait être le livre mais aussi ce que le livre ne saurait être. En proposant des modalités d’écriture du livre idéal, mais en énonçant aussi les limites du livre, de la possibilité du livre, Gérard Pfister dessine en creux ce monde qui est au-delà des mots. C’est donc un livre vertigineux qu’il nous offre là, un livre qui ouvre des fenêtres sur un horizon indicible. Au-delà du paradoxe, c’est une liberté merveilleuse qui nous est offerte, de percevoir d’une autre façon, de partir du livre pour aller au-delà, métamorphosés. Accepter de ne jamais pouvoir dire ce qu’il y aurait à dire, lire ce qu’il y aurait à comprendre, c’est aussi se libérer de l’angoisse de l’indicible en reconnaissant qu’il est d’autres manières de toucher à l’essentiel.

Nous nous perdons dans des reflets à l’infini, dans des méandres conceptuels, et nous restons, au terme de la lecture, sur l’impression très rassérénante qu’il existe bien un monde infiniment plus riche que les mots ne pourraient le dire, mais qu’ils peuvent nous dévoiler.

Un art poétique

Illustré par les cinq cents stances

Dernier volet d’une trilogie ouverte avec Ce qui n'a pas de nom et poursuivie avec Hautes Huttes, Le Livre contient en fait deux livres, un recueil de cinq cents stances, regroupées en cinq centuries de cent fragments, et un essai qu’on dirait métapoétique, « L’expérience des mots ».  Ce dernier propose, au moyen d’une réflexion sur ce qu’est la poésie, une grille de lecture de ce recueil mais aussi, peut-être, de tous les recueils de l’auteur. En somme, dans « L’expérience des mots », c’est l’intention présidant à l’expérience poétique de Gérard Pfister qui s’exprime, mais c’est aussi, plus amplement, une proposition de ce que devrait être ou pourrait être, idéalement, la poésie. Le propos est ambitieux, mais il est formulé avec clarté et détermination.

Le Livre n’est donc pas une allusion à la Bible, ensemble des livres subsumés en un seul, mais une énonciation de ce que le livre est et n’est pas, ou plutôt doit être et doit ne pas être. La tonalité plus assertive, le volume plus resserré que les précédents, donnent le sentiment qu’il y va sinon d’une théorisation, du moins d’une poétique à fixer. Et c’est ce que confirme le désir du paratexte explicatif. C’est une poétique qui s’assume et s’illustre.

Le Livre constitue un manifeste, ce qui était en somme à deviner dans le titre, avec ce caractère absolu et définitif conféré par l’article défini singulier. C’est un mode d’emploi aussi, en somme, qui nous dit ce que doit être un livre mais donc aussi, implicitement, ce qu’est le livre que nous tenons entre les mains. Il s’agit donc aussi de bien lire. L’exigence d’écriture revient en boomerang au lecteur.

Le point de vue ne manque ni de franchise ni de mordant, qui affirme d’emblée ce que n’est pas le livre, et ce que le mauvais livre est. Bien sûr, la jubilation du lecteur est grande de saisir tout ce que la démarche a de risqué et de réussi : il entre dans un livre qui pose les fondations du Livre et démolit les bases vermoulues ou artificielles. Gérard Pfister n’a pas la violence d’un entrepreneur de démolition, mais il ne tergiverse pas ; la critique des livres pleins de mots (fragment 239)n’a rien de lénifiant. A la vanité du verbiage impénitent, à son remplissage creux, est opposé un vide déstabilisant mais riche de possibles. Le mauvais livre raconte une histoire en laquelle il se résume et dans laquelle nous cherchons absolument à nous retrouver. Ce livre rempli de lui et de nous ne laisse pas place au silence, et manque son objet. Il passe à côté de ce qu’il doit être. Il n’a de « livre » que le nom, mais

    267
Les mots
s’enchaînent

tout est justifié

    268
Les marges

restent étanches
le silence est dompté

Ces deux strophes illustrent, forme et fond, leur propos, et donnent l’exemple de ce que n’est pas le bon livre... Le texte authentique n’est pas « justifié », dans aucun sens. Les mots ne s’enchaînent pas, au contraire, le blanc typographique introduit un espace aléatoire qui sépare par exemple le sujet de son verbe dans le fragment 268. C’est le lieu d’observer que Gérard Pfister préfère, dans Le Livre, l’impair… Aux quatrains de Hautes Huttes il oppose ici un autre rythme, et intègre le vide au sein de la plénitude de chaque stance. Chaque strophe, si brève soit-elle, constitue en effet une unité de sens, caractère propre à la stance. Mais contrairement au contre-modèle de livre, ici les marges ne sont pas étanches et le silence règne en maître, introduisant un principe d’incertitude : où faire porter l’accent, où introduire une pause ? La variété des rythmes de ces tercets (2+1 ; 1+2) produit à l’échelle du recueil un effet particulièrement mélodieux, scandé par le silence d’un espace (blanc).

Ce manifeste pour un livre qui soit Le Livre n’isole pas le lecteur dans sa passivité. Fréquemment intégré, sollicité par le « tu » et le « nous », c’est à lui que l’on s’adresse, puisque le livre n’est rien sans lui. Mais le lecteur n’est pas laissé à son irresponsabilité, il a sa part de travail à fournir, son rôle à jouer dans cette entreprise du sens. Des injonctions lui sont données, qui impriment une orientation à sa lecture, sollicitent une attitude co-créative. Et tout d’abord, il lui faut ne pas trop attendre du livre. C’est, avant la lecture, le regard porté sur le livre qu’il faut changer. Il s’agit de laisser le livre en paix. Les impératifs secouent le lecteur, lui imposent une démarche. Car s’il est question du livre idéal, il est aussi, en somme, question d’un lecteur idéal.

    318
Ne cherchez pas

dans les pages du livre
laissez-le écouter

    319
Laissez-le se taire

dans les mots
n’est pas sa vérité

    323
Ne parlez pas du livre[…]

 

A ce « vous » qui isole, succède souvent un « nous » (qui ? là est la question) qui intègre. La démarche de lecture est pipée tant que c’est « nous » que nous cherchons dans le livre et c’est pourquoi la lecture ne cesse jamais, est toujours inaboutie. Nous consommons des livres, sans jamais nous rassasier du livre. Nous prenons un livre, le reposons, en prenons un autre, cherchons à nous y retrouver, à en faire un miroir de nos médiocrités, à le rabaisser à l’aune de notre petitesse. Toujours c’est nous que nous cherchons et que nous trouvons, et c’est pourquoi le but n’est jamais atteint et l’insatisfaction toujours renouvelée.

    421
Nous voulons
qu’on nous parle

qu’on nous sauve

    422
voir enfin

notre visage
que chaque ligne soit nos traits

Or ce « nous voulons » est plus qu’un constat, c’est une condamnation. Car ce n’est pas cela que nous devons vouloir, et ce n’est pas cela que le livre a pour vocation de donner. En affirmant ce que le Livre doit ou ne doit pas être, ce livre-là dit aussi ce que « nous » sommes ou ne sommes pas et ce que nous devrions être. C’est l’une des particularités de ce recueil : son assurance, cette autorité masquée mais bien présente qui permet d’exprimer des souhaits sur un mode qui est plutôt celui de la volition, comme ces fragments qui commencent par « Il faudrait »

    437
il faudrait
que le livre ne soit

que cette vibration

    440
il faudrait

que le livre soit cet adieu
cette dépossession

Argumenté dans l’essai qui suit

Avec « L’expérience des mots », Gérard Pfister clôt le recueil en explicitant sa démarche. Ce petit traité confirme la valeur de manifeste de l’intégralité du recueil Le Livre et fixe une poétique cohérente, illustrée magistralement par les cinq sections de centuries précédentes. Dès le premier paragraphe, l’essayiste définit à son tour le leurre que le poète avait déjà dénoncé : « Nous croyons vivre parmi les choses, nous ne vivons que parmi les mots. […] Nous croyons être au monde, nous restons enfermés dans notre bavardage intérieur. » Ce « Nous » inaugural est très frappant dans l’ensemble du recueil. La réfutation de l’illusion (« nous croyons », « nous pensons ») justifie un ton véhément, parfois presque prophétique. Certes, le poète s’inclut dans cette errance collective, mais en l’énonçant, il révèle néanmoins une place à part, au-dessus ou à côté, la voix de celui dont les yeux sont dessillés et le verbe limpide. Que le poète ou le prophète s’en prenne à l’instrument même de sa dénonciation, les mots, se révèle particulièrement efficace. Non seulement les mots, en vérité, ne disent pas grand-chose de ce qui est perçu, non seulement nous ne percevons pas grand-chose de ce qui est, mais nous nous laissons prendre à ce mirage, à ce tourbillon qui n’a rien à voir avec le mouvement d’un Verbe créateur. Ce « brouhaha de signes et d’images » n’est ni paroles ni musique, pas plus que ne l’est notre « bavardage intérieur ». Bavardage, logorrhée et griserie conceptuelle restent à la surface, seuls la musique et le silence sondent les profondeurs.

L’essai revient aussi sur cette spécularité stérile qui guide nos lectures : « nous revenons à nos sujets accoutumés comme on referme une parenthèse », nous refusons de nous laisser secouer par l’altérité, l’étrangeté auxquelles les mots devraient, s’ils jouaient leur rôle, nous confronter. Nous cherchons dans les textes la confirmation de ce que nous savons déjà et de nos identités artificielles, nous les domestiquons pour les faire servir nos causes. « Ce sont les choses parfois, à l’improviste, qui viennent nous surprendre, et nous ne savions plus même qu’il existait une telle étrangeté, une réalité à ce point irréductible à nos menues existences, aussi déconcertante, menaçante. »  Le monde s’oppose ainsi aux mots qui disent le monde, et c’est là toute la tragédie des livres qui ne sont pas Le Livre. Le leurre des mots empêche de voir ce que le monde a de radicalement « autre », de réfractaire au langage. Mais comment dire cette altérité que nous ne percevons que par le phénomène ? C’est toujours la question de l’essence qui se dérobe. On pourrait objecter qu’écrire pour dénoncer les mots est une façon de tourner en rond, de ne pas sortir du problème, mais comment faire alors, et comme dire ? Justement en écrivant les cinq cents fragments qui illustrent, en acte, en dire, comment ouvrir une brèche dans la cloison des mots, pour percevoir une autre réalité.

Le pire, constate Gérard Pfister, c’est que ces mots à vocation rassurante, où nous pensons nous retrouver et trouver les repères du monde, ne remplissent même pas ce rôle. Contrairement à ce que nous nous figurons, les mots, de la tribu ou non, ne rendent pas compte des choses, ils ne nous permettent pas de maîtriser le réel, qui toujours se dérobe. Gérard Pfister renouvelle de façon poétique la querelle des Universaux, et tout un arrière-plan métaphysique où s’opposeraient nominalisme et platonisme. La référence au nominalisme et à « l’illusion réaliste » engendrée par les mots se fait d’ailleurs explicite, mais très discrètement, à l’occasion d’une mention de Guillaume d’Ockham. On songe aussi aux réticences d’Antisthène envers la capacité du langage à définir l’essence, à ses paradoxes aporétiques. Et d’autres références surgissent, d’autres échos de la grande querelle du nominalisme résonnent, à voir rappelé combien les mots sont trompeurs et inaptes à rendre compte de la variété et de la beauté du monde, combien la Forme platonicienne est un leurre :

« Nous disons « homme » ou « chien » ou « arbre » et nous en venons à croire qu’un tel concept se rapporte à une réalité, alors qu’il n’existe rien de tel sous le soleil, mais seulement des hommes. »

En écho à, dans le poème :

    113
Tu peux citer « des hêtres »
« des pins »

« des châtaigniers »

L’écriture de « L’expérience des mots », didactique, se fait elle aussi performative, met en pratique la théorie en la formulant.  « Le travail de composition consiste à ménager la dynamique de l’ensemble et l’articulation des éléments » énonce par exemple l’auteur de l’essai (p. 208), définissant par là-même le livre en cours. La méthode d’écriture ainsi explicitée est aussi guide de lecture à valeur rétroactive, applicable aux cinq sections précédentes. En fait, il faut lire en diptyque ces deux parties du Livre qui se reflètent l’une l’autre. Toutes deux poursuivent le même but, selon des tonalités très différentes. Par l’intermédiaire de verbes de modalité (devoir, falloir), c’est une théorie littéraire qui s’édicte (« il s’agira de »). La démarche poétique telle qu’elle est définie dans le traité « L’expérience des mots » est une proposition ferme, pesée, argumentée et illustrée, délivrée en propositions qui sont autant d’étapes. Le poète prodigue des conseils qui nous éclairent sur sa manière. Par exemple, si l’œuvre est longue, il est nécessaire de la segmenter en sections. De même, pour éviter une déperdition d’attention du lecteur, « il faut créer des contrastes de couleur, de ton, de rythme, qui donnent à voir toujours autrement le matériau verbal. » Dans le même ordre d’idée (permettre au lecteur d’avoir des repères dans l’œuvre), il s’agit de recourir au leitmotiv, emprunt direct au registre musical cher à l’auteur. C’est d’ailleurs précisément là un des traits frappants et efficaces de la poésie de Gérard Pfister, le retour régulier « de strophes ou de petites suites de strophes qui auront déjà été énoncées et qui, se trouveront répétées une ou plusieurs fois, sous une forme identique ou légèrement modifiée. » La proposition se trouve donc, non seulement prospective (dire ce que « sera » l’œuvre idéale) mais aussi rétroactive (éclairer un procédé utilisé dans le cours même du Livre, et dans les œuvres précédentes).

Présence-absence auctoriale

Il est donc question d’une poétique, voire d’un manifeste ou d’un traité. Toutefois, sa grande singularité tient à l’effacement de la référence auctoriale. Les injonctions sont à la tournure impersonnelle, elles préconisent ce qu’il conviendra de faire, mais la discrétion du poète est ici une manière de laisser vivre le livre en toute autonomie. C’est Le Livre en quête d’auteur. Tout au long du recueil, « Le Livre » est le sujet et l’objet du livre. Son existence défie les lois du réel, il semble s’auto-suffire. C’est d’ailleurs à la fin seulement des cinq sections (actes ?) que la question de l’écriture du livre, de la pensée qui y préside et de la conscience qui lui donne forme, est posée.

    432
Car nul n’écrit

nul ne lit
le livre

    433
Ligne après ligne
le texte seul

conduit la main

Le texte pré-existant paraît guider l’écriture en acte. C’est peut-être la stance la plus importante, car elle pose la question du lieu de résidence de cette auctorialité. Une forme de réponse est donnée un peu plus loin :

    458
Écrire
n’est rien

que se quitter

    459
est-il
plus grand bonheur

que n’être plus à soi

Le retrait de l’auteur correspond à ce don du Livre. « Il ne s’appartient plus » en quelque sorte. En un sens, c’est le lecteur qui a écrit le livre, pour l’avoir lu puis refermé. Nous sommes pris au piège de cette belle réflexion. Gérard Pfister nous a conduits à notre insu à accomplir le programme d’une lecture optimale : il nous a mis en mouvement, a créé l’étincelle, la rencontre, qui est l’un des desseins du Livre.

Le mot « auteur » n’apparaît significativement que très tard dans son œuvre, et c’est pour parler de cet égarement / effacement, du lecteur ensuite, de l’auteur d’abord.

    473
Un livre est un labyrinthe
où l’auteur

le premier s’est perdu

Et pourtant l’auteur est bien là et même nous assistons comme en direct à l’acte de création poétique, qui s’énonce en se faisant (puisque tout est performatif dans cette histoire). L’auteur se révèle dans les signes qu’il nous donne, toujours avec la même discrétion. Il nous invite à une lecture attentive, un déchiffrement. En voici un exemple.

Dans « Résonances », ce lieu de transition après le recueil poétique et avant l’essai littéraire, l’auteur délivre, comme il en est coutumier, quelques clefs de lecture. Il est toujours émouvant et intellectuellement stimulant de découvrir les sources d’inspiration de tel ou tel passage du poème. Or le lecteur en quête de signe découvre un niveau supplémentaire d’intrication du sens : une trentaine de fragments ont en effet été inspirés par « Hautes Huttes ».

« Hautes Huttes (147-174, 493-498) : une touffe de canche flexueuse. En descendant vers le col du Wettstein. Orbey, Haut-Rhin. »

On sait qu’il s’agit d’un lieu, mais également désormais du titre d’une œuvre, au centre du triptyque dont le dernier volet, Le Livre, est ainsi doublement relié à l’environnement du poète :  d’abord par l’évocation d’un lieu qui est un livre, en l’occurrence le précédent, ensuite par celle d’« une touffe de canche flexueuse » passée dans le champ de vision du poète. Nous assistons à l’acte de création poétique, avec ce processus d’inférence d’une « touffe de canche flexueuse » (la description est déjà une suite de quatre mots formant et sens et musique) à trente-deux fragments d’écriture ? Et ces fragments, repris et isolés, constituent un « poème » à part entière au sein de la section, l’évocation de la danse des « hautes tiges » de Hautes Huttes, dont les épillets nous réenchanteront. Les ondulations, vibrations, de ces imperceptibles graminées – mais perçues par l’œil du poète – participent de la prodigieuse danse cosmique que décrit Le Livre. Oscillation et ondoiement figurent dans l’antépénultième fragment de cette série, où ils deviennent le signe de l’éclat du temps.

    495
Le temps brille
en minuscules épillets

ondoyant sous la main

Constamment se tissent et s’entremêlent ainsi les niveaux d’écriture du promeneur/observateur/poète et critique. J’en donnerai un deuxième exemple, la modification du style à la fin de l’essai.  La prose poétique vient en effet rejoindre le ton plus neutre de la proposition théorique. Critique et poésie se mêlent ultimement, révélant le travail poétique complexe de ce passage a priori didactique. A la fin du Livre (p. 218-219), le traité reprend le rythme et la musicalité du poème !

« Si vivante, si présente, la lumière qui joue entre les plans du paysage, à peine se souvient-on encore des petit-bois finement moulurés, feuillurés, des reflets, des traces sur les verres. »

Ou encore les dernières phrases, en apothéose, qui plus est mimétiques du rythme d’un fragment en tercet 2+1 :

« La musique n’est là que pour faire retentir cet espace.

La parole n’est là que pour donner voix à ce souffle.

Ce n’est pas du livre qu’il faut parler, mais de l’expérience. »

En outre, la dernière phrase est identique au premier fragment, comme si la répétition (ou « la reprise »), conduisait à ce point d’orgue.

    1
Ce n’est pas du livre
qu’il faut parler

mais de l’expérience

L’alpha et l’oméga fusionnent, façon de représenter précisément le point extatique en quoi se résume la vibration parfaite que doit engendrer le bon agencement des mots. L’auteur est bien là, quoi qu’il en dise…

Il est d’ailleurs constamment présent dans l’agencement de l’ensemble comme dans le travail du détail, invitant le lecteur à des interprétations qui restent ouvertes. Aucune « résonance » n’explicitant la dédicace « aux Essais, aux Élégies, aux Vagues », nous voilà réduits aux conjectures, et ce caractère énigmatique même nous invite d’emblée à une lecture active, de co-création. Homme du Livre unique qu’est Montaigne, Élégies de Duino d’un Rilke nommément présent, énorme symphonie des Vagues de Woolf, ces vagues qui participent d’ailleurs de la construction du leitmotiv du mouvement ? A chacun de voir ce qui s’harmonise le plus avec sa propre lecture du Livre.

Loin d’être sans auteur, Le Livre est une partition que le compositeur a minutieusement constituée, et non pas seulement dans le choix et l’ordonnancement des motifs musicaux ou la scansion métrique. A titre d’exemple, faisons voir et entendre :

  • quelques échos internes dessinant aussi un reflet typographique, comme un reflux et un flux dans la page :

    90
Ne dis rien de l’ami

souviens-toi
de sa voix

    91
Tu ne sais
rien de lui

que saurait-il de toi

  • un travail subtil sur les allitérations et assonances (subtil, car il fait sens)

    332
Le livre

n’est qu’un vide
où s’élance l’éveil

  • ou encore le très réussi

    387
Le livre
n’est là

que pour nous délivrer

repris en écho au fragment 431, comme pour prolonger l’effet d’écho homonymique du « livre délivre » (des livres ?) 

Certaines fulgurances révèlent un sens de la formule gnomique qui ne surprend guère chez le fondateur des « Ainsi parlait ». Ainsi de la maxime euphonique « La fugue des mots ne dit que la fuite du monde », où le jeu étymologique, la paronomase et la référence musicale s’associent pour former un aphorisme parfaitement équilibré.

Il y aurait beaucoup à dire sur les traits stylistiques récurrents de l’écriture poétique de Gérard Pfister. Ce sont tous des éléments qui contribuent à créer ces fameux repères auxquels le lecteur peut se raccrocher, ce sont aussi des modalités phrastiques constitutives d’un style propre. On pourrait mentionner l’utilisation de l’interrogative, - d’ailleurs relevée dans le petit traité fermant le recueil - en particulier celle ouverte par l’adverbe « comment ». A propos de syntaxe, notons aussi un autre trait marquant car mélodieux, la tournure qui consiste à disloquer les syntagmes, avec antéposition du complément repris par un pronom (dans l’exemple suivant, le pronom adverbial « en »). Le thème principal est ainsi mis en valeur et la redondance produit un effet musical :

    320
La profondeur du ciel

nul n’en revient
quand il s’y est jeté 

De manière générale, les compléments viennent en tête de phrase, pour ménager aussi cet effet de suspens qui fait partie, selon la poétique même de l’auteur, du bon usage des mots.

    116
Sur la page

s’étire
un funèbre cortège

Le livre est musique et danse

Les six procédés majeurs recommandés par le manifeste du Livre sont explicitement fondés sur des analogies avec la musique. Mais la musique sert aussi de référent pour suggérer d’autres procédés poétiques. Par exemple la disparition du passé et du futur au bénéfice du présent, ce qui se produit lors de l’audition du son.  Les mots devraient pouvoir désigner ce qui advient dans cette immédiateté. « La parole du poème est performative ou n’est pas. Le poème parle au présent, toujours. Dans l’absolu du présent. » (p. 212) Le ton est, on le voit, assertif ; non pas dogmatique, mais assuré. Le poème doit donc être le chant de ce présent seul apte à dire l’éternel présent de l’être. « Nous sommes celui que nous étions avant de naître. Nous sommes celui que nous serons après notre mort. Ici, maintenant. Nous ne sommes rien d’autre. Nous sommes tout ce possible, ici, présent. (p. 213) « Nothing has to come; it is now. Now is eternity; now is the immortal life » écrivait Richard Jefferies. C’est dans ce « now » que se place le poème. Cet éternel présent évoquant une permanence de l’être rappelle une série de fragments de l’œuvre qui précède :

     466
Un livre est un berceau

tout poème
est un tombeau

    467
Si tu n’es prêt
pour cette vie nouvelle

à quoi bon ce berceau

    468
Si tu as peur

de te quitter
inutile ce tombeau

ce motif du berceau et du tombeau illustre également ce qui vient d’être conseillé en matière de retour de motifs thématique et prosodique. En effet, le poème avance par reprises et adjonctions, par retours de strophes avec variations. On l’a vu, le dessein formulé est de scander la parole poétique afin qu’elle imprègne la mémoire et la sensibilité du lecteur. Or cette image du berceau et du tombeau avait été annoncée dans la section précédente (fragment 336) :

Un livre

est un tombeau
un berceau

Cette reprise d’un thème souligne la valeur esthétique de la poésie. L’accent est mis sur ce chant qui a valeur autonome, sans dépendre des mots qui le constituent, et où nous nous obstinons à chercher concepts et autres autorités sémantiques. Il ne faut pas trop demander aux mots, il faut surtout les écouter (p. 203). La poésie se définit alors comme musique, uniquement. « Ces mots, nous les écoutons, et déjà ils sont musique. […] La poésie, ce ne serait rien d’autre. » Les mots sont un art, non pas un outil, ils ne servent à rien. « Nuances, chatoiements, suggestions, rythmes, résonances. Il suffit d’écouter. » (p. 202) Car voir c’est regarder, en une synesthésie toujours renouvelée. L’écriture est invitation à regarder l’écriture, le lecteur enjoint de se faire auditeur et spectateur, les deux confondus dans ce spectacle total.  « Regardez : c’est un jeu perpétuel, chaque mot danse dans le vide, chaque syllabe gambade avec les autres. »

Loin de remonter à la Forme, c’est à un contre-Platon et à une célébration des manifestations que nous invite Gérard Pfister. Le phénomène, « l’expérience », comme il est écrit aux seuils liminaire et ultime du poème, valent sans doute plus que la perfection de l’Idée. Et à l’immuabilité des formes est préféré le changement, le mouvement.

 

    445
Si tu ne vois
l’intime mouvement

que sais-tu de la forme

L’image des vagues imprime d’ailleurs tout au long du livre ce mouvement de flux et de reflux, d’accélération. Car la musique entraîne la danse. Mais de même que Le Livre forme une boucle dans son invitation à ne parler que de l’expérience et non du livre, de même la danse cosmique est une rotation des sphères, une giration de derviches, un mouvement perpétuel circulaire :

    396
Dans le livre

tout est question
de vitesse

    397
Le livre est une danse
une ivresse

un perpétuel tournoiement

Ce diptyque de tercets est d’ailleurs bien caractéristique, dans sa performativité même, d’une recherche musicale, qui passe ici par la rime interne et le système d’écho et d’homéotéleutes (ivresse, vitesse). La musique est constitutive du livre.

La danse, ce perpétuel tournoiement, n’est pas mouvement dépourvu de finalité. Elle provoque le vertige, et c’est précisément ce vertige qui déconcerte. Non qu’il rompe l’harmonie, au contraire, sa finalité est là :

    391
Le livre
n’est là

que pour nous accorder

    392
Que chaque mot

vibre
à la juste fréquence

    393
Que chaque instant
résonne

de l’infini qui est en lui

Cet accord que le livre permet d’obtenir passe par une perte de contrôle. On a vu ce que le livre ne doit pas être : le miroir complaisant, la confirmation des masques. Mais le vertige qu’il suscite réaccorde le lecteur avec un infini qu’il porte en lui et dont il fuit précisément la terrifiante rencontre. Le vrai  livre – le poème – est roboratif. Il provoque le vertige pour rétablir une harmonie authentique.

Pour que la danse accomplisse sa finalité sacrée, elle doit s’appuyer sur une musique bien particulière. Le son et le mouvement convergent pour parvenir à cette longueur d’onde qui détonne dans l’harmonie conventionnelle mais ouvre à un autre univers : la vibration. C’est la vibration vitale, le « Om » primordial, le son fondateur et soubassement de l’univers. Le mantra du Livre est cette vibration essentielle qui sort le lecteur de lui-même pour le mettre à l’unisson de ce qui le dépasse.

    404
Portés

Par l’unique insistante
vibration

    405
Cette basse
obstinée

en toutes choses

Comment l’assemblage des mots peut-il conduire à ce vertige, à cette vibration ? Il ne suffit pas d’écouter mais de bien regarder pour bien saisir (puisque nommer ne dit rien de l’être). De l’union avec l’objet regardé, celui que nous montre le poème, naît un vacillement, unique comme l’est la vibration fondamentale. « Tout n’a de réalité / qu’en ce vertige » (fr. 133) On peut certes nommer (fr. 136 et suivants) les éléments de la nature, le nom ne dira rien de la chose à voir s’il ne produit pas la vibration qui est signe de la fusion complète (regard et étreinte) avec les choses vues. La deuxième section du Livre s’attache à révéler ce mouvement essentiel, à faire comprendre la nature de ce vertige, « ondulation », « vagues » « vibrations ». Le livre n’a de sens que religieux au sens d’un lien avec l’univers. On sait ce que le livre ne doit pas être ; on découvre ce qu’il peut tendre à être :

 « Il faudrait que le livre ne soit / que cet ondoiement » (fr. 183)

 

Du passage à l’illumination

S’il est impossible d’abolir le temps, il est possible d’épuiser le temps dans l’éternel présent de l’illumination. Le livre est une naissance toujours renouvelée, la réalisation d’une promesse, le lieu d’un passage. Il est toujours mouvement, toujours transition entre un avant et un après : œuf qui se fissure, matrice où l’infans entend les mots avant de les prononcer et de les voir. La méditation sur le temps et son abolition n’est pas sans rappeler la poésie de T.S. Eliot.

L’obstacle au livre est la pesanteur et le statisme encombrant du lecteur, qui voudrait figer le temps, l’arrimer.

    372
Nous n’aimons que les pierres

le fleuve
ne les entraîne pas

    373
Nous nous rêvons
dans des palais

invulnérables au temps

Or le livre n’est pas demeure mais passage. Le livre n’est rien en soi, il est moins le temple irréfragable que la coquille qui se brise. Le livre, nous enseigne le poète, ne doit être que le lieu d’une rencontre, seule finalité, seul « sens » du livre.

Le livre est un truchement, rien en soi, un passage de la cause à l’effet, le lieu d’une fabrication, lieu poétique par excellence. C’est aussi pour cette raison que la fabrique est mouvement, que la création du livre est toujours recommencée par la lecture, que le livre ne saurait être espace immuable. La métaphore filée du mouvement, et son corollaire la vitesse, court tout au long des sections, elle est reprise par différentes images, notamment celle de la ruche, riche de multiples connotations.

 

    335
L’abeille
ne s’endort pas

dans sa loge de cire

Le livre est donc un endroit d’où l’on part et où l’on va, c’est le lieu d’une production, mais la poésie n’est pas dans ses mots, elle est dans le mouvement insufflé par toutes les lectures possibles. Chaque lecteur vient d’une direction qui lui est propre, repart dans une autre direction et dans le livre se fait la rencontre, s’opère la magie : le lecteur n’en repart pas comme il y est arrivé.

    340
Un livre n’est rien

que le lieu
du possible

Le livre n’est qu’intermédiaire, en somme, et Le Livre de Gérard Pfister, le disant, le démontre, et nous invite, au terme du parcours, à déposer notre vade-mecum… Signe discret adressé au lecteur, dans le petit essai de « L’expérience des mots » Gérard Pfister évoque justement le « dire c’est faire » d’Austin (qu’il désigne nommément) et les mots qui sont des actes. Ce langage qui crée et ne se borne pas à constater, c’est bien celui que nous tient Le Livre. C’est en cela que ce livre, Le Livre, est bien le dernier de la trilogie, il est le livre des livres, la notice explicative à rebours. Le livre, mode d’emploi.

Il serait donc vain de n’attendre du livre que l’identité à soi-même, que la confirmation de ce que nous sommes. Le livre incite, nous l’avons vu, à faire l’épreuve du vertige. Seul ce vertige peut être fécond - nourrissant comme le miel de la ruche -, mais une telle démarche nécessite du lecteur qu’il soit prêt à faire l’expérience d’autre chose, à se laisser sortir de ses gonds…

    376
Le livre est un miroir

pour désapprendre
à nous chercher

Ce miroir ne répond donc pas à sa fonction attendue : le reflet. C’est en réalité un miroir déformant, l’image qu’il nous propose donne le vertige et déstabilise. Ni l’Autre ni nous-même ne s’y réfléchissent comme attendu. A certains égards, et puisque la lecture du Livre est une lecture ouverte où chacun est libre de naviguer à sa guise, la vision ainsi proposée me fait songer aux fantasmagories du XIXe siècle, aux « effets d’optique et de catoptrique » (Saintine) dont un Théophile Gautier réclamait l’usage au théâtre, afin de donner « quelque illusion de catoptrique, pareille à celle que produit une fantasmagorie ». La possibilité d’envisager le livre comme autre chose qu’un véhicule de sens, un miroir du réel ou un objet vénérable et inamovible, libère le lecteur d’une aliénation ancienne.

    379
Le livre
est une loupe

un télescope

    380
Tout s’éloigne

tout s’approche[…]

Le livre n’est donc pas le réel, il n’est pas là pour nous « authentifier », sa finalité est au contraire de nous apprendre à voir autrement. En ce sens il a une vocation, une fonction, presque une utilité, ce qui revient aussi à le désacraliser et à désacraliser le discours sur le livre. Le livre n’est là que pour nous apprendre à le quitter (fragment 388), à prendre un nouveau départ après lui. Du livre ne reste que ce qu’il a engendré, et cet engendrement est un nouveau lien avec le monde. Là aussi la démarche est performative ; le livre qui s’achève (nous arrivons à son terme) nous dit ce que nous devons garder de lui, quels sont les ultima verba à retenir.

On peut d’ailleurs rapprocher la suggestion du fragment 488 et le fragment ultime :

    488
Ne parle pas

du livre
seulement de l’expérience

    500
le livre

reste
inachevé

Même la fin de ce livre est promesse d’une suite, non d’une suite de livres, ce n’est pas de cela qu’il est question, mais d’un « parachèvement » parce que le livre réussi poursuit sur son élan, développe encore son mouvement dans les échos trouvés en son lecteur. Inaugurée avec l’Innommé (Ce qui n’a pas de nom), la trilogie s’achève avec l’Inachevé, mais l’un comme l’autre dit par le détour négatif une réalité lumineuse et évidemment mystique.

Cette expérience, cette rencontre qu’a favorisées le (bon) livre, conduisent en effet idéalement à cette vibration précédemment évoquée, cet unisson sur une fréquence inhabituelle, harmonieuse, qui ne suppose pas une gradation du sensible vers l’intelligible mais une concomitance. Du silence de la page s’élève un son, une vibration, accompagnant une sorte de sentiment océanique. La fin du livre évoque ce moment où le livre a accompli sa mission : il a fait naître une extase chez le lecteur, produisant une petite apocalypse, un dévoilement dans l’art de voir les choses, le monde, microcosme et macrocosme.

    495
Le temps brille
en minuscules épillets

ondoyant sous la main

    496
Oscillant

au moindre souffle
scintillant dans la lumière

On ne se lancera pas dans de scolaires analyses stylistiques (même si l’envie nous en prend souvent en lisant la poésie de Gérard Pfister !) mais ici le mouvement perpétuel du temps s’exprime tout autant dans l’image de l’ondoiement des épis que dans l’anaphore de la syllabe « ill », qui donne à voir presque visuellement ces minuscules épillets ondoyant, oscillant, scintillant et brillant. Qu’ils soient minuscules n’ôte d’ailleurs rien à l’importance qu’ils ont, et que le livre, dont le pouvoir grossissant a été plus haut énoncé (loupe et télescope), donne à voir sous un autre angle.

Le livre est vibration primordiale, ouverture soudaine à l’immédiateté du sens. Il surprend par les petites épiphanies qu’il peut provoquer. Là est ce miracle (voir les fragments 355-365), quand l’illumination se produit. On ne peut déterminer précisément sa cause, mot, pensée, musicalité, mais parfois, soudain, un « éclair » se produit, une vision qui est aussi un son primordial, celui qui ouvre les portes de l’univers.

Comment dire Ce qui n’a pas de nom

Tel est l’essence du livre, le modèle du poème. Gérard Pfister ne se contente pas de ce que le poème doit être, il propose, avec « La conscience des mots », un manifeste associant théorie et pratique. La grammaire et la linguistique constituent d’utiles outils au service de l’écriture. Car le poème n’est pas seulement un objet rêvé, il est fait d’images et de mots, dont l’agencement produit – ou ne produit pas, ou peu – la vibration, le son cristallin, l’illumination. La poésie est fabrique, elle passe par le sensible, et il faut savoir gré à Gérard Pfister de ne pas contourner la difficulté du « comment faire ? »

Mais il ne s’agit pas d’un manuel d’écriture ou d’un traité du beau style ! En réalité, c’est une démarche très personnelle, auto-explicative, et qui nous permet d’entrevoir les arcanes du texte. En particulier, Gérard Pfister montre que le monde offert par le poète au lecteur n’a pas de référent commun extérieur qu’il s’agirait de commenter. La subtilité est d’importance : « une telle ostension ne montre rien au-dehors de la phrase : c’est l’énoncé qui se montre lui-même comme une réalité autonome. » Cette précision permet de mieux saisir la portée de l’exemple donné, « une fleur s’ouvre ». Cette fleur-là n’existe en fait que par les mots qui la désignent, elle ne vit pas indépendamment d’eux, elle n’est pas un objet préexistant à cette énonciation. Les autres tournures de phrases proposées, ces autres modalités pour dire cette fleur que les mots ouvrent pour nous, jouent le même rôle. C’est le cas par exemple de la solennité de l’injonction (« “Regarde !” C’est une injonction. Il n’est plus question de nous détourner de la réalité nouvelle qui nous est ici offerte. » (p. 214), ou encore de la possibilité même d’un tel épanouissement de la fleur à travers la modalité interrogative : « Une fleur s’ouvre-telle ? en même temps qu’il est posé comme réalité, sans cesse le présent est posé aussi comme question. Y a-t-il vraiment une fleur ? est-ce que vraiment elle s’ouvre ? L’ici, le maintenant ne sont réalité qu’en tant qu’ils sont un possible. Mais ce possible est-il vraiment réalité ? ». La mise en abyme se prolonge ainsi, dans la mesure où l’écriture de Gérard Pfister, dans le poème ou dans son commentaire, recourt volontiers aux modalités injonctives et interrogatives. Même chose pour la forme emphatique : « C’est une fleur qui s’ouvre » ou encore pour la forme passive, car le lecteur attentif de Gérard Pfister sait qu’il use de ces tournures tout au long des cinq cents fragments qui précèdent. Par exemple :

    139
Que croyais-tu
Trouver

à l’horizon (interrogative)

    321
C’est un vertige
dans la chair

qui s’est gravé (emphatique)

Ou encore :

    231
entends-tu cette voix
regarde

le texte se brise (ou sont associées l’interrogative et l’injonction)

Le Livre contient d’ailleurs plusieurs fragments utilisant cet exemple d’injonction précisément proposé dans « La conscience des mots » : « Regarde ! » et « Regardez ! » Et même au sein de l’essai explicatif, l’écriture se met en abyme en recourant… à la même injonction ! Encore une fois le poème et le traité du poème entrelacent leurs mots.

    443
On croirait une trace
Regardez

ce n’est que mouvement

« Regardez : c’est un jeu perpétuel » (p. 202)

Autant dire que le jeu de renvois devient vertigineux. Le diptyque « Le Livre » / « L’expérience des mots » fonctionne « en vase clos » dans la mesure où tout renvoie à tout, la lecture peut se faire en boucle, comme pour la Recherche proustienne, elle peut se faire dans tous les sens puisque la poésie du recueil n’est pas seulement illustration anticipée de ce que l’essai formulera de manière gnomique, mais que l’inverse est également valable : le poème énonce ce que la théorie illustre. En définitive, l’essai lui-même entre dans ce tout qu’est Le Livre constitué de « Le Livre » et de « L’expérience des mots ». Les leitmotive et répétitions (ou basses obstinées, autre métaphore musicale du Livre) courent dans l’intégralité des pages du recueil, sans que l’essai et le poème soient à distinguer. Telle est la plus grande subtilité de ce livre subtil, qui aurait bien pu nous faire croire que l’illustration de la langue précède sa défense. Le Livre est un Tout, il est Un, il est le Mot.

D’ailleurs, la dernière modalité énonciative possible pour dire l’ouverture de cette fleur-modèle, fleur-Idée (du seul fait des mots, rappelons en effet qu’elle n’existe pas en dehors de l’invitation du langage à la voir s’ouvrir) est la forme impersonnelle. Or cet exemple prétendument grammatical, « Il s’ouvre une fleur », évoque une absence de sujet réel de l’action, la fleur semblant « être ouverte » en quelque sorte par un agent mystérieux. « C’est une action occulte qui serait alors suggérée, comme si cette éclosion était l’œuvre non de la fleur elle-même mais de quelque puissance dont on ne pourrait dire le nom. »

On pourrait dire, de la même façon « Il s’écrit un livre », ou même « Il s’écrit Le Livre », faisant écho à une forme de passivité, à cet effacement de l’auteur précédemment constatée, qui renvoie elle-même à un motif présent dans toute l’œuvre de Gérard Pfister, en l’occurrence ce qui n’a pas de nom, motif excédant bien sûr la seule théologie. Ce mystère de l’auctorialité (du livre, de Le Livre, du Livre, du Monde !) « action occulte », est ainsi tout entier contenu dans l’apparent simple exemple de grammaire.

Les mots échouent à dire le monde, car, selon la très belle formulation de Gérard Pfister, « Ce qui est le plus particulier, le plus individuel, jamais les mots ne le nomment. Ils ne connaissent par nécessité que le plus ou moins général. Ce qui est le plus propre à une chose, cela n’a pas de nom et c’est cela pourtant qui fait le caractère unique de son existence, ce qui la fait précieuse entre toutes. » (p. 198)

Ce constat n’est pas pour autant négatif, car si les mots ne désignent pas la réalité unique de l’objet, ils peuvent produire une rencontre d’où résulte une « unique vibration », « unique pulsation », créant « Un point. Un vide merveilleux où tout vibre ». Dans la mesure où ils sont les vecteurs de cette expérience, les mots, selon le bon usage qu’il convient d’en faire, peuvent devenir artisans d’une révélation.

***

La fleur est sans pourquoi, elle s’ouvre parce qu’elle s’ouvre. Ce mystère qui nous échappe, le livre peut le montrer, le désigner, nullement l’expliquer, pas même le « transcrire ». La fascination des mots a pourtant gagné même jusqu’aux grands mystiques : Gérard Pfister, qui a publié Angelus Silesius et en est imprégné, dénonce la folie qu’il y a pourtant à devenir le livre, selon l’invitation, (nous le découvrons dans les « Résonances » finales), de L’Errant chérubinique(« deviens l’écriture et toi-même l’essence. ») Le livre sert, le livre est support, le livre est délivrance, et nullement invitation à s’y complaire ou à le devenir.

Ce qu’il faut retenir du Livre, c’est le refrain :

 

Le livre
n’est là
que pour nous délivrer

que glose la page 217, définissant la visée du livre, non comme suppression du temps, mais comme transmutation de celui-ci en ce que Rilke nomme « l’Ouvert ».

« Le temps – c’est-à-dire les sons, les mots – ouvre les yeux. Et soudain : un espace sans limites. Où tout était déjà, où tout déjà résonnait – mais nous ne le voyions pas, ne l’entendions pas. Il était là. Il est là. Et on dirait soudain que tout le travail n’était que pour cela : ce dévoilement, cette soudaine, cette simple éclaircie. »

Le « brouhaha de signes et d’images » qui épargne les enfants et les animaux nous voile l’essence des choses. Maisle livre est apocalypse, dévoilement. Après qu’on l’a reposé, peu importe par quelle modalité la fleur s’ouvre. Elle est ouverte, et le sortilège maudit du livre-miroir a été aboli par cette lecture : nous qui ne pouvons voir l’infini de la fleur qui s’ouvre (car nous avons la perspective de la mort, qui fait refermer la fleur) nous avons grâce au livre les yeux de l’âme ouverts et non plus retournés, nous pouvons voir les fleurs s’ouvrir à l’infini, comme la créature, selon la huitième des Elégies de Duino. Le Livre a dit ce que le livre pouvait faire. Tous deux sont refermés et la fleur s’ouvre. Éternellement.




Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots

Ce livre est dédicacé au petit-fils de l’auteur, Achille.
« Lire / n’est rien // que le travail d’une naissance »

Ce Livre nous renvoie aux multiples visages du monde, dont celui de l’enfant nouveau-né, ouvert à tous les possibles  ̶  un livre qui interroge aussi notre emploi des mots, notre rapport au langage et notre aliénation, par le malin pouvoir des méthodes de « manipulation des masses » et de désinformation.

A la suite des Hautes Huttes (2021), recueil divisé en mille quatrains, on entre dans Le Livre, cette fois déployé en cinq temps, chacun divisé en cent tercets, et c’est une coulée chiffrée qui vient poser ses mots comme des maximes qui se cherchent, poèmes légers et méditations ouvrant des questions qui restent en suspens au fil d’une rythmique à la fois réfléchie et intuitive. On notera le rappel verdoyant de la couverture du recueil précédent, ici un détail du tableau de Klimt : Étang du château à Kammer am Attersee.

 « Ce n’est pas du livre / qu’il faut parler // mais de l’expérience » nous dit d’emblée Gérard Pfister. L’expérience est-elle toujours première sur l’écriture ? De quelle expérience nous parle l’auteur ?

Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots, Editions Arfuyen, (parution le 9 mars 2023), 228 pages, 17 €.

Toute la durée musicale de la première partie de ce grand Livre nous délivre ses modulations infinies. L’écriture fait l’expérience directe des mots – le Livre est une partition musicale, un chemin de pensées qui roulent les unes sur les autres, s’enroulent, se déroulent, se tressent, sur un fond apaisé, ouvert, généreux, qui a recours au vide pour trouver sa respiration – fait entrer de l’air entre les lignes des tercets pour rendre audible la vibration de la langue, « comme un chant très lointain ».

Ce sont les mots qui vivent leur expérience en tant que mots dans l’écriture, cela plus que l’auteur ; ce sont les mots qui fondent et sondent notre expérience vécue du monde. Ce sont les mots qui nous vivent mais si nous ne vivons que par eux, le risque est grand de nous perdre. Gérard Pfister se met à leur diapason et les écoute. Les mots sont leurs propres acteurs du sens qui se donne ; ils sont vivants dans un « jeu perpétuel » lorsqu’ils sont libres, ont la « grâce » dans toutes leurs résonances.

Avoir de l’expérience est un savoir-faire, un savoir user de ses acquis ; mais pour l’écriture poétique, cette expérience n’est pas un avoir, ni un métier, ni une recherche au sens d’expérimentation. L’expérience des mots, « c’est autre chose » ; elle nous anime, nous enveloppe, nous délivre du carcan de nos habitudes de penser, mais peut aussi nous séparer du monde, bien que cherchant son contact, pour éviter de se noyer dans cette « sorte d’aliénation mentale qu’on appelle le langage ».

Les mots ont deux faces nous rappelle Gérard Pfister : ils peuvent nous protéger « par la magie du Verbe », ils peuvent aussi être destructeurs : « les mots ont sur le réel un effet prédateur ». Cette intrusion qu’ils font dans notre vie, au risque de se substituer à la réalité, constitue un réel danger. De leur capacité de description à celle de déformation ou celle d’inventer une autre réalité, nous nous retrouvons « victimes » ou « étrangers au monde ». La désinformation numérique, le fanatisme religieux, la catastrophe écologique, sont engendrés par les mots et « nous en sommes complices ». Mais bien sûr « C’est de notre crédulité qu’il faut nous méfier bien plus que des mots eux-mêmes ».

Pourtant nous dit Gérard Pfister cette matière des mots peut être « noble », « précieuse de possibilités affectives, sensorielles, spirituelles ». Les mots peuvent nous procurer un « ravissement ». Il entre en eux une matière musicale qui constitue la matière verbale. Et d’évoquer le théâtre dans la Grèce antique accompagnant de musique la parole poétique, ou Monteverdi liant ses sonorités au rythme des poèmes chantés. Musique et poésie sont inséparables dans un déroulement temporel toujours transitoire et « infiniment renouvelable » - dans ce continuum se jouent de « merveilleuses expériences », toujours jaillissantes et précaires.

Avec la diversité des mots et des sons, Le Livre se compose en sections de temps pour garder la fraîcheur de son élan poétique et le suspens de son déroulement, par variation d’intensités, comme sur la palette d’un peintre.

Lire est aussi faire l’expérience du Livre, participer au trajet de son écriture, être son témoin actif et son « auditeur ». On entre dans les mots et les mots nous traversent ; l’échange est continu, et la pensée suit (une pensée qui, comme l’expérience, « n’est peut-être // qu’un rêve). Elle naît à ce point de rencontre où ce qui parle rejoint le silence même de « l’expérience des mots ». La pensée ne précède pas la gestation ni le travail de mise au monde du Livre, elle vient juste après, comme son fruit. « L’expérience des mots » est une décantation, « le moindre mot suffit ». Mais toujours surviennent le vertige, la rencontre, par l’effort des yeux qui « tentent de lire » sur l’horizon, à la vitesse de nos questions, au rythme de nos pulsations.

Transmettre la transparence des mots, avec ce qu’ils reflètent du monde, au plus près de la réalité et non en usant du mot pour le mot. Préserver la fluidité et l’ouverture de la fenêtre qu’ils sont chacun et ensemble pour permettre le passage du sens, du sensible et nous délivrer avec eux des définitions convenues, des significations fixées, pour retrouver une liberté souveraine, celle d’une conscience libre de ressentir et d’exprimer. « Le livre / n’est là // que pour nous délivrer », « Le livre / n’est là // que pour nous accorder ».

Marie Alloy

Beaugency, 8 mars 2023

(Livre reçu en avant-première)

Présentation de l’auteur




Gérard Pfister, Vertiges de hautes huttes

338

sur la crête
de l’illumination
d’un instant à l’autre
toujours près de sombrer

Gérard Pfister s’inscrit dans la veine des poètes métaphysiques ; comme Traherne (qu’il a publié), il a d’ailleurs ses Centuries. Après les mille fragments poétiques de « Ce qui n’a pas de nom » (2019), mille autres strophes, dix sections de cent fragments, viennent dire un nom : Hautes Huttes.

L’altitude des Hautes Huttes, hameau cher au poète, fait écho à d’autres points élevés, d’où le regard porte plus facilement sur un horizon bien sombre. Celui de l’Atlas, le titanesque « Porteur » chargé du poids du monde, comme la conscience malheureuse, mais aussi celui de Lu-shan, la montagne des Huttes, temple naturel du taoïsme, où Li-Po, choisi pour patronner le recueil, se retira un temps. Qui dit élévation dit aussi abîme, et tout le propos de Hautes Huttes est justement, tout en désignant les gouffres qui nous entourent, de nous aider à trouver un équilibre sur les lignes de crêtes, de surmonter nos peurs, d’affronter et même d’aimer le vide.

C’est aussi un écho, une paronomase, de la locution adverbiale signifiant « avec force et autorité » que suggère le titre du recueil. Hautes Huttes résonne de la violence du combat mené, d’une certaine façon, contre le désespoir. Une telle « autorité » se traduit d’ailleurs dans le recueil par une auctoritas graduellement émergente : après une forme d’effacement de la référence à l’écriture, qui paraît céder la préséance à la peinture dans la capacité à retenir et fixer le temps, le pouvoir du poème s’esquisse aux deux tiers du volume, puis s’affirme peu à peu pour l’emporter, en définitive, de haute-lutte.

Gérard Pfister, Hautes huttes, Arfuyen, 2021.

Précisons d’emblée que l’érudition qui sous-tend cette œuvre est d’autant plus solide et nourrissante pour le poème qu’elle est gommée. Sous-jacente, elle distille ses images dans les mots mais ne se prétend pas la garante du sens de cette longue et lancinante méditation métaphysique, qui peut s’entendre sans elle. Néanmoins, un détour par les « Résonances » finales favorise, comme dans Ce qui n’a pas de nom, une compréhension plus grande du dessein qui présida à l’œuvre et, pour ainsi dire, des images à la source de l’invention. Ces clefs interprétatives sont précieuses, elles sont une manière de refuser l’hermétisme d’une lecture pour initiés et de proposer une entrée libre dans l’œuvre. Faites comme chez vous, voici les clefs de la maison. La démarche de Gérard Pfister est exemplaire : elle met à la disposition du lecteur une boîte à outils conceptuels, une réserve d’images, l’atelier du peintre ou le cabinet-bibliothèque de l‘écrivain, comme pour nous dire : ceci est né de cela et de bien d’autres encore, d’un couvercle de pyxis, d’une lecture de Li Po, transmutés par la pensée et la sensibilité. A notre tour, nous emportons Hautes Huttes dans nos propres Résonances, elles y trouveront leur place au sein d’annales personnelles qui sont aussi celles de l’Âme du monde.

 

Partout, Méduse

Le constat désespéré du chaos présent et la nostalgie de l’or(dre) du temps perdu trouvent ici un mode d’expression particulier, celui de l’interrogation horrifiée, question oratoire adressée à nous tous,

 

Qu’est-il arrivé
à nos vies
qu’est devenue
la terre de notre enfance (290)

 

Scandant les deux tiers du poème, la montée au calvaire est marquée par des stations, pendant lesquelles l’interrogation et la révolte contre soi ressassent le temps gâché à ne pas s’émerveiller : « pourquoi », « comme si », « qui »

 

Pourquoi
toujours la vie
est-elle si mal aimée
si mal servie (523)

 

Ce questionnement désespéré, forme de reproche à l’humanité aveugle, traverse tout le recueil, plaçant en son centre exact ce cri de détresse :

 

Qu’est-il arrivé
à notre vie
que nous sachions
si mal l’aimer  (500)

 

Expressions du regret et de la déploration, ces interrogations accusent notre maladresse à vivre, nos mauvais choix, notre incapacité à porter sur le monde le regard admiratif et reconnaissant qu’il mérite. Ce mode interrogatoire constant convient particulièrement à l’expression du doute, filigrane puissant du recueil : tout flageole, rien n’a d’assurance, les promesses de ne pas oublier s’envolent au vent, et c’est bien normal, puisque rien n’est sûr, pas même ce que l’on pense être soi-même :

 

De qui voudrait-on
se souvenir
jamais je n’ai su
qui j’étais  (641)

 

Si le poème est si sombre, c’est qu’il n’impute pas seulement à la folie meurtrière des hommes ou à leur déraison les causes du désespoir. L’existence en soi est égarement dans les brumes, incompréhension du pourquoi, absence de contours de nos identités, elles-mêmes soumises à caution. L’illusion domine, les assises de l’être, qui lutte pour sa verticalité, ont perdu toute tangibilité, elles ne sont que « souvenirs de souvenirs » (643).

L’attitude du sage, ou plutôt la leçon du recueil consiste à proposer un autre regard, qui est un revirement : il s’agira de passer d’un désespérant constat d’inanité à la joie du sans-nom, de transmuer la peur de l’abîme en célébration du vide.

L’enfer qu’il est si difficile d’affronter, c’est la violence du monde, des guerres et des épidémies qui y sévissent, c’est aussi l’enfer intime du corps rendu méconnaissable. C’est le souffle qui manque en altitude, mais aussi dans les hôpitaux (échos très contemporains) où des corps machines sont eux-mêmes reliés à des machines. Le bouclier de Persée nous fait défaut, réflexion de l’enfer, qui finirait presque par le nimber de grâce

debout face au miroir
de cet enfer  (565)

 

Voir et ne pas voir : du bon usage du bouclier

La colère et la peur, suscitées par le désespoir de n’avoir pas su vivre, sont renforcées par le dépit de n’avoir pas su comprendre le privilège que constitue le seul fait de vivre. « Comment n’avoir rien vu » (240), « pourquoi n’avoir pas vu » (243)

A qui la faute ? Moins à la vie qu’à notre façon de la voir et de traverser les épreuves qu’elle nous impose. Pour avoir surestimé nos forces, nous nous sommes pris pour des Titans, des demi-dieux ou des surhommes. Penchés vers l’avant, tendus vers le haut, jamais présents à l’hic et nunc, nous avons commis l’erreur essentielle :

sans même commencer
à vivre
tellement
nous pensions être éternels  (241)

 

L’exil de nous-même, de l’enfance, s’apparente à une folle course sur les crêtes, tendant vers un but que nous attribuons illusoirement à quelque transcendance (626). De peur de regarder dans l’abîme, nous nous prétendons guidés par et vers un but élevé, que nous nous sommes inventé pour échapper à notre humanité.

 

toujours nous voulons fuir
à quel exil contraints
par un oracle
de nous-mêmes inconnu  (626)

 

La fuite en avant, cette course éperdue sur la pointe des pieds (634) et sur celle des montagnes, est une manière de ne pas voir l’horreur mais ce n’est pas la bonne. Pour affronter Méduse, Persée avait utilisé son bouclier réfléchissant, et c’est là un modèle qui nous est proposé pour réenchanter le monde.

Central et spéculaire, le bouclier-miroir de Persée rappelle combien il est dangereux de voir sans précaution, car regarder l’horreur méduséenne pétrifie. Le détour par l’or du miroir projette un peu de lumière, enjolive les choses et les êtres d’une auréole sacrée. Car il s’agit de ne pas se tromper d’aveuglement. Voir dans le miroir est voir la beauté du monde. Et c’est là un autre des enseignements du poème : la beauté est dans le reflet, et sans doute aussi la vérité.

Nous ne savons pas regarder la merveille du monde, sur laquelle nous posons des « yeux sans regards » (293, 574, 829, 874). Klingsor est pourtant passé par là, posant sur le monde un « manteau de magicien que nous ne savons voir (951), ou que nous regardons sans voir (« tu vois et ne vois rien ») (931)

Ce bouclier protecteur, par déviation, on en cherche l’équivalent dans le miroir et dans le portrait. Le peintre pourrait fixer, sur sa palette, autre bouclier, les couleurs vives de nos traits avant qu’elles ne pâlissent, autant dire figer la vie (561), éterniser l’instant.

 

si l’alchimie du peintre
au mercure
du miroir
quelque temps ne les sauve  (562)

 

Petite unité sémantique du fragment, qui contient tout un monde ! Arrêtons-nous sur celui-là. Le « quelque temps » ne laisse guère d’illusion sur le rêve de pérennité, pas plus que la précision de « miroir au mercure », qui, comme le bouclier, réfèrent à un contexte historique précis et limité. Mais la verticalité même du fragment fait se surimposer « alchimie » et « mercure ». Il y a dans Hautes Huttes comme une recherche du principe en même temps qu’une réalisation du Grand Œuvre : le livre peut se lire comme un parcours vers la quintessence, parcours inauguré dans la douleur et l’incompréhension, la colère aussi de toutes les occasions manquées, puis l’acceptation et l’élévation. Le bouclier de Persée permet de « transmuer » le regard terrifiant de Méduse (536), d’inaugurer un élan ailé vers l’âme du monde, l’éther (qui n’est pas le ciel : la fascination du ciel, comme le rappelle un fragment, est aussi illusoire). L’alchimie est salvatrice, mas elle est plus que le mélange réussi des couleurs du peintre, elles aussi destinées à passer. Il s’agit de trouver la quintessence. Du sang de Méduse naissent des créatures ailées, comme Mercure.

Les boucliers photophores de Persée mais aussi d’Athéna nous protègent et nous éclairent dans l’obscurité du monde, mais ils ne le feraient s’ils ne portaient l’horreur de Méduse. C’est aussi de ce monstre que naissent les ailes et l’épée d’or du guide Chrysaor, ailé comme son frère. Nous le suivons dans l’or mais aussi dans la boue, car le jeune homme nu à l’épée d’or est aussi, à ses heures, sanglier, et se plaît à l’obscurité et à la boue des sous-bois. Il faut nous guider à l’or de ces reflets et réflexions, suivre ces alchimies tout au long d’un procédé initiatique conduisant à la révélation, au dévoilement, à l’apocalypse.

 

rien ne nous est
révélé
qu’à la surface opaque
du mercure  (815)

 

Les deux dernières sections du recueil ne posent plus de questions inquiètes mais leur répondent. On peut penser que la révélation poursuivie par la quête philosophique – philosophale – ne peut faire l’économie de l’opacité, en l’occurrence du tain des vieux miroirs. Il faut bien que l’étain se mêle au mercure pour produire le tain, et c’est de ce mélange seulement que naît l’alchimie (du verbe). Il faut bien que Méduse soit tuée par un procédé tortueux, de biais, pour que de sa mort naisse Pégase, le cheval ailé, symbole de la poésie, mais aussi monture de Bellérophon pour tuer... la Chimère.

Hautes Huttes raconte la peur d’être au monde, condamnés à naître et condamnés à mourir, dépeint en couleurs sombres l’effroi de l’homme qui se cherche un Persée pour pouvoir enfin détourner son regard de la terreur qui fascine.

le cercle d’or reflétait
le hurlement
et nous n’avions plus peur  (528)

 

A la fin des troisièmes et quatrièmes sections, quand la centurie s’achève, l’ange noir et or revient diffuser son évangile d’apaisement. A défaut de bouclier, nos paupières fermées détourneront nos regards de l’horreur de vivre. L’ange ouvre et referme la centurie,

 

De quoi avions-nous peur
avec tant d’amour
il ferme
sur nos yeux les paupières  (300)

De quoi aurais-tu peur
les images
nous tirent du noir
nous rendent à l’or de la terre  (398)

 

La seule façon de vivre est de considérer le reflet, l’image dorée d’une réalité sombre. A ce stade du texte, le poème, pourtant en train de se constituer, ne s’est pas encore proposé lui-même comme moyen de produire l’image. Pourtant là réside l’une des solutions : le poème-bouclier, reflétant la réalité, du moins celle que notre illusion commune donne comme telle, pour en extraire la beauté, avec la boue faire de l’or.

A mesure que nous cheminons, des visions de lumière apportent un peu de douceur et de clarté dans l’obscurité. L’apaisement passe l’acceptation de la part nocturne, cette nuit étoilée oxymorique contenant la joie mystique, l’exultation (316), la paradoxale joie de la plainte (314), la nuit plus éclatante que le jour (317).

La joie retrouvée ne fera pas l’économie de l’acceptation aimante de la fragilité. Fragilité de l’homme subissant le joug des souffrances d’exister, écrasé de tâches inhumaines, ou plutôt surhumaines, mourant de ne pas accepter sa faiblesse et de vouloir porter la misère du monde.

Vertige de l’impossible renaissance

Le vertige sur les hautes cimes naît aussi de l’impossibilité à revenir en arrière, sur le chemin de crête. Le recueil dépeint l’illusoire désir d’analepse comme resaisie, reprise. Le désespoir de devoir vivre dans le chaos et la destruction se conjugue au regret de n’avoir pas su prendre le temps pour porter le regard sur ce qui en valait la peine. L’homme cherche son salut hors du temps de deux façons possibles : en rêvant de l’arrêter ou en rêvant un impossible retour à l’origine. Ces deux modalités de sortie de l’impasse sont aussi déraisonnables l’une que l’autre, mais ce sont celles que nous empruntons.

Fixer le temps et l’espace, convoqués sous les espèces de l’intervalle et de la vitesse, est voué à l’échec, dans cette constante fuite en avant. Les fragments évoquant cette hypothétique issue sont d’ailleurs de nouveau des interrogations rhétoriques, tant l’espoir est vain.

 

Comment fixer
ce qui n’est que vitesse
course infinie
des ondes dans le vide  (582)

Qui pourrait
arrêter
ce qui n’est que vitesse
cascade incessante dans le vide  (745)

 

La fin du recueil dira précisément la nécessité de laisser partir, de ne plus tenter de fixer le flux qui s’écoule.

Face à la désespérance de cette poussée à grande vitesse vers l’avant, la tentation peut être grande de se tourner vers l’autre branche de l’alternative, de chercher le salut dans un retour aux sources qui défierait les lois du temps, ferait coïncider le baptême dans le Jourdain et le Golgotha, en somme. 

il faudrait ne faire
que commencer
qu’à commencer déjà
tout soit accompli  (376)

 

C’est un autre rêve impossible que celui d’une régénération, d’un retour à l’innocence baignée d’eau lustrale du « nouveau né »

Pour cela, il faudrait connaître l’alpha et l’oméga, maîtriser le terminus a quo et ad quem. Il faudrait d’une certaine façon tourner en boucle dans l’éternel retour, en espérant un jour toucher l’infini.

 

Quelque part
existe-t-il
l’océan extérieur
où serait la limite 

Où tout serait atteint
et viendrait le retour
ce terme
où tout peut commencer (516-517)

 

Ce n’est pas dans la palingénésie que se tient le miracle possible car elle impliquerait une maîtrise… titanesque, une force surhumaine aux antipodes de ce que le poème propose en revanche comme aide : l’acceptation de la fragilité, de la plénitude du vide.

Or s’initier, entrer dans le processus de compréhension, c’est justement ne plus tenter de maîtriser, d’assurer, de dominer, c’est renoncer à être ancré dans la terre ferme, c’est accepter le vertige et le tremblement. La vie n’est pas brève, c’est notre façon de la vivre qui est insensée, c’est la vie qui a perdu sa vocation à chercher le sens, tant elle s’est perdue dans des considérations domestiques et matérielles données comme ersatz d’amour (210), tant nous avons continué à vivre en étant mort déjà.

 

À quel âge
avons-nous
cessé de vivre
par quel précoce ennui (216)

 

Tout est question de savoir-vivre… Il faut savoir recommencer à vivre, ce qui ne veut pas dire revenir à l’origine, mais inaugurer constamment un nouveau départ

si vivre
sans cesse
n’était que commencer
qui pourrait regretter  (211)

 

il faudrait savoir
ne faire que commencer
pour s’initier enfin
à toutes choses  (391)

 

Il ne s’agit donc pas de re-commencer, mais de commencer l’initiation, de réussir son entrée dans l’obscurité pour voir, enfin, l’essence des choses, accéder aux arcanes. Il s’agit non de ne faire que commencer, mais de ne faire que « commencer pour s’initier enfin », et c’est un acte d’amour (qui rappelle l’évolution spirituelle d’un Milosz).

 

mystérieuse
amoureuse initiation
dans l’arcane
la semence des choses  (387)

 

Porter le poids du monde ?

L’homme (« on ») ne troque pas sa finitude contre l’immortalité en se rêvant dieu. A force de penser qu’il peut envisager l’insoutenable et supporter la douleur du monde, le fragile composé de si peu de matière sent au contraire s’appesantir encore plus lourdement sur ses frêles épaules les poids de l’existence. C’est que « si pesants déjà, un rien nous fait pencher » (547).

Plus que l’angoisse, gorge qui se serre, c’est l’accablement qui s’empare de l’être exposé au vertige. Pour dire ce sentiment de pesanteur ontologique, l’imagerie titanesque rappelle la folie de vouloir porter un fardeau trop lourd. Il faut être Hercule ou Atlas pour porter le monde sur ses épaules, d’autant plus que le poids des maux de la terre est plus pesant que l’argile légère (262) du potier antique. On ne se déleste pas du poids des épreuves, ces travaux herculéens (329), pas plus qu’on n’évite l’éternel retour sisyphéen de l’épreuve (Sisyphe n’est-il pas aussi proche des Titans, lui l’époux de la fille d’Atlas ? et n’a-t-il pas été châtié pour avoir, aussi, défié Thanatos ?),

 

à chaque arrivée
la charge retombe  (414)

Ce globe
sans relâche
il nous faut le soulever
au risque de nous rompre  (368)

 

Le poème dit et redit cet orgueil insensé

 

Debout
dans l’infini des mondes
dérisoire titan
portant à bout de bras la terre  (51)

Dérisoires titans
rêvant de soutenir
à bout de bras
la terre (261)

 

Ce refrain du poème n’est pas ressassement, car le poème se construisant, et se suggérant peu à peu lui-même comme bouclier possible, propose précisément une forme d’allègement du poids du monde. Car la différence entre l’homme et les dieux, demi-dieux ou titans est que l’homme n’est pas assuré d’une immortalité plus ou moins grande. La brièveté du temps qui lui est imparti empêche qu’il ne cède à l’hybris : comment se charger si pesamment lorsqu’il nous faut en même temps avancer, et encore ! avancer en peinant sur les chemins ascensionnels, rêver de monter vers les Huttes en portant sur son dos le poids du monde ?

 

Jour après jour
gravir la montagne
sur les épaules
tout le poids du monde  (413)

Où cherches-tu
encore à t’élever
tout est si haut
ne sens-tu pas le vertige (470)

 

Comment ne pas vaciller ? Mais précisément, le poème, qui s’affirme alors, et de plus en plus, comme épée d’or, nous indique la voie, dans la célébration de ce vacillement même, et non dans l’effort surhumain.

Nous avons en outre les enfants de la terreur, nés du sang de Méduse, pour nous éclairer sur le ténébreux chemin. La peur disparaît, la mélancolie aussi, « nous ne craignons plus l’ange noir. Il marche à nos côtés, le jeune homme ». (539-540). L’ange noir à l’épée dorée, c’est Chrysaor, le frère de Pégase, né aussi du sang de Méduse. La double apparence du frère de Pégase, tantôt sanglier tantôt précieux métal, autorise une méprise puis un soulagement, réconcilie l’homme avec sa nature double, le ramène aux mystères de la terre et des bois. Chrysaor va alors guider le lecteur – disons, la figure de l’être dans son cheminement initiatique – pour le détourner de sa peur originelle. Dans ce grand poème de formation, l’ange noir à l’épée d’or est une sorte de figure tutélaire, d’abord effrayante, ensuite protectrice, en lien direct avec son frère.

L’affirmation progressive du pouvoir du poème rappelle que Pégase, symbole de la poésie, finit par triompher de l‘adversité. Le règne de Pégase, qui succède ici au rêve du règne des Titans,  montre où est la vraie force herculéenne, dans la puissance du véhicule spirituel, qui, dans une certaine acception hermétique, permet l’accès à la connaissance.

Éloge du vacillement et du vertige

C’est du rêve surhumain que naît la désillusion, mais le poète ne se contente pas de constater le triste spectacle de l’humanité tanguant au bord du gouffre, escaladant péniblement les cimes en portant une trop lourde charge. Il montre la beauté de ce déséquilibre, de cette fragilité, il nous ramène au spectacle de notre chétivité, nous rappelle le composé de matière que constituent nos corps, ni purs esprits ni force herculéenne

 

De si peu
de matière
par tel hasard
notre corps tient ensemble  (318)

Comment porter le monde
heureux déjà
si nos pieds
peuvent nous porter  (549)

 

Au poète de montrer l’unique beauté du tangage sur la ligne de crête. C’est ce vacillement que l’on entend à la fin dans le « timbre voilé » du « violoncelle comme vacillant », non au bord de l’abîme mais au « au bord des larmes » (801). La beauté n’est pas dans la tentation du surhumain, mais dans l’aveu de la vaine réalisation de ce rêve.

 

marchant sur la terre
si vacillants
pour quelle revanche
le rêve d’être titans  (319)

 

Ce motif salvateur s’affirme dans la troisième partie, avec l’image de l’oiseau. Athéna, qui à l’occasion sait se faire oiseau de nuit, a su quelle intelligente récupération faire de la tête de Méduse. D’un bouclier l’autre, devenu simulacre, la tête effrayante n’est plus que masque sur l’égide de la sagesse, mais elle pétrifie encore. Entre réalité et apparence, vie et mort, ici-bas et au-delà, les territoires de l’entre-deux dévoilent la beauté de leur vacillement. L’égide au masque reflète à son tour la réalité du monde, qui est « souveraine apparence » (337) aperçue dans le tremblement du reflet.

 

Dans l’œil d’or
de la chouette
tout est pure apparence
où la lumière se joue  (817)

 

À la cécité associée à Méduse, qui plonge une partie du recueil dans l’obscurité, s’oppose l’or des épées et des boucliers. Autre opposition fondatrice : à la lourdeur des souffrances infligées par la vie, à la cruauté du geste libérateur de Persée, s’oppose la légèreté ailée de l’autre fils de Méduse. Mais précisément, le poète n’oppose pas frontalement et schématiquement le poids et la légèreté. Il compose au contraire un éloge de l’entre-deux, de la fragilité, des êtres qui oscillent, vibrent, hésitent au bord du gouffre.

C’est la titubation de l’enfant, c’est aussi l’image du vacillement qui s’empare de l’être au moment de faire le grand saut final. Mais cette hésitation n’est pas uniquement mauvaise, au contraire. Et c’est là la grande leçon d’espoir de Hautes Huttes : il est possible de s’arrêter sur ce moment de bascule, d’en extirper la quintessence, comme un gage d’éternité dans l’instant. L’importance de ce constat se marque dans la répétition du même fragment au sein du recueil :

Comme si la vie
n’avait de prix
qu’au bord
de la quitter  (66)

Comme si la vie
n’avait de prix
qu’au bord
de la quitter  (530)

 

Fragment caractéristique, tant par l’emploi si récurrent de la locution conjonctive « comme si », formulant un regret en même temps qu’une hypothèse, que par la préciosité (de l’or !) de ce vacillement. Le fragment revient d’ailleurs avec des variantes, toutes mettant en relief la térébrante beauté de cet instant de basculement :

 

Comme si la vie
n’avait jamais
cette beauté poignante
qu’au bord de la quitter  (754)

 

Plus qu’en l’assurance d’on ne sait quel lendemain, c’est sur ce point de jonction entre deux mondes (le bouclier d’Athéna, le bord du gouffre) que se trouve le secret du temps retrouvé. Tout le prix, toute la valeur de la vie se trouvent cristallisés en ce moment suprême de basculement.

 

comme si rien ne valait
qu’en ce vertige  (67)

 

qu’en cette titubation au bord de l’abîme, des « corps en équilibre sur l’arête » (544 ; 633).

Là où la désespérance initiale fait fausse route (et la suite du poème sera justement une reconnaissance de cette erreur), c’est dans son refus de l’instabilité. Le « pourquoi » et le « comment » n’en étaient qu’à regretter la fragilité de notre condition, « comme si », précisément, les incertitudes et revirements de la vie rendaient cette dernière impossible, alors qu’ils en sont la condition.

Accepter la métamorphose

 Voir la beauté de la vie est accepter que tout frissonne, tremble, vacille et se transforme. Partout la branloire pérenne nous rappelle sa loi, à nous d’y voir une bénédiction, non une malédiction. Il faut que la couleur vire et s’écoule (584, 586), que la clarté vibre et s’éteigne (587), que l’art s’accomplisse dans la fragilité de la matière (588), que les sons du chant tremblent (590), que la voix chancèle pour être vraie (591), que celui « qu’a revêtu la force de la loi » frissonne (592).

La recherche du temps perdu, que l’impossible fixité de l’instant et l’impossible retour aux sources rendent aporétique, trouve également une résolution possible dans la vacillation. Il ne s’agit pas de renaître le même, mais d’accepter sereinement et joyeusement le travail de transformation, de transmutation

 

et à nouveau
venir au monde
au jeu tremblant
des métamorphoses  (147)

tout est métamorphose
tout s’enfuit
immobile
dans le flux du monde  (458)

 

Cette capacité à se métamorphoser, à accepter de ne plus être fixe et immuable est aussi ce qui nous sauve.

 

tout ne vit
que de mourir
ce qui demeure
a-t-il jamais vécu  (742)

 

La grande leçon est l’acceptation de la fragilité et de la disparition qui n’en est pas une, car elle est foi en une métamorphose, abandon progressif de ce que nous croyions être nous-mêmes, à commencer par le nom. Ce qui n’a pas de nom, le sans-nom, est aussi ce caractère protéiforme, multiforme et fuyant qui nous permet d’échapper au monstre, c’est l’épisode d’Ulysse devenu « Personne » pour l’homérique cyclope

 

Celui qui n’est personne
qui pourrait
l’atteindre
quel dieu saurait l’emprisonner  (843)

 

Accepter la métamorphose est consentir à la transmutation. Quelques insectes rejouent la scène du cimetière de Hamlet, remplaçant esthétiquement les vers attendus.

 

Oribates
et collemboles
vois comme ils s’activent
à faire le vide  (739)

 

Dans l’humus qui nous rappelle la pourriture finale, dans le sous-bois où l’on peut apercevoir la biche qu’est le poème, il y a ces auxiliaires du grand débarras, ces petits êtres qui aident le néant à se faire. La vision n’est pas horrifique : les insectes aux noms euphoniques, auxiliaires de la vie comme du poème, sont les agents de la vie et de la mort. « Faisant le vide », ils sont la preuve de l’impossibilité à assimiler le vide au néant, le vide est toujours plein, durant toutes les étapes de la transformation.

 

Se laisser tomber

L’être ne peut se fixer, il est lui-même métamorphose continuelle, passage, transition. En lui aussi tout coule mais le tout est de laisser agir ce que nous ne pouvons maîtriser, et, comme Li Po, de laisser le vent faire le travail de l’éventail. C’est quand la respiration manque que vient l’émerveillement devant ce corps qui semblait respirer seul, « le flux le reflux dans les veines » (481) réglé par une machinerie invisible.

L’impossible recommencement nous convie à accueillir au contraire l’unicité de chaque vie, chaque naissance étant chance, « chute » dans le monde, et la fin du recueil nous révèlera que notre venue au monde par l’effet d’un hasard bien informé est une manière de passer du néant à l’être, de l’éternité au temps, du silence au poème qui dit la beauté des naissances, ces chutes.

 

À travers les naissances
les chutes
écoute le silence
produire le temps  (935)

 

Le passage des interrogations inquiètes aux injonctions bienveillantes (sans doute émanant de quelque ange noir et or) souligne cette nécessité de se laisser porter par cette force sous-jacente, de même que le baigneur n’est pas conscient de l’eau qui le porte (551).

 

Comme tout est suspendu
au bord du vide
écoute
chanter le temps

laisse agir
invisible dans l’abîme
l’impeccable machinerie
sans personne  (479-480)

 

C’est se remettre à la chance, à l’horloger invisible, grand joueur de dés devant l’éternel… Dans la 8e section, l’adresse semble délivrer le conseil de toutes les antiques sagesses : cueillir ce qui tombe, la « chance », le jour, accueillir ce qui « tombe » comme si on l’avait désiré. A l’homme sur sa ligne de crête, fasciné par l’abîme comme par Méduse, il convient de rappeler que la chute est littéralement une chance.

 

tente
la chance
n’attends
que ce qui vient 

Cela
tu n’attendais rien d’autre
ta chance
est ce qui vient  (725-726)

 

L’acceptation et l’amour de la chance conduisent à un éloge de la Fortune (730-733), le coup de dé ici abolit le hasard, lui substitue l’image d’une bienveillante omniscience.

 

Vois les dés
comme ils tombent
à chaque instant
entre les mains du hasard  (730

Comme le jeu
est juste
et toujours vient
ce qui devait venir  (732)

 

Mais cette chance est aussi la survenue du poème.

 

Le poème pour bouclier

 

tu vois
le poème était là
ta chance est là
qu’attends-tu  (728)

 

La fragilité, le vertige, sont donc reconsidérés, non plus comme déplorable faiblesse mais comme force, formant la matière même du poème. La boucle est bouclée quand la poésie naît justement en célébrant l’évanescence de l’être, quand le chant proclame la richesse de l’infiniment fragile, qui contient des univers en puissance.

 

Quels mots
pour dire enfin
la seule réalité
ces semences ces pollens  (683)

 

Le chant est lui-même marqué par la vibration, l’oscillation, la mutabilité, des mots « versatiles », « d’air et de feu » (684). Or paradoxalement, c’est ce poème instable qui est destiné à perdurer, étonnant écho au « monument plus durable que l’airain » d’Horace,

 

les mots seuls demeurent
et les pierres
dans le ruisseau
tout s’enfuit  (743)

 

Quand le chant s’élance, dit le chant lui-même à la fin, l’oxymore métaphysique se réalise, la plénitude est trouvée dans le vide :

 

il s’élance
et si vide cette plénitude
si libre
cette harmonie  (924)

 

Pourquoi ? Parce que le poème sait remonter à la source tout autant que poursuivre l’écho en avant. Il abolit les intervalles de l’espace et du temps car dans le présent du carmen tout est déjà contenu. C’est pourquoi l’ « exegi monumentum » est exempt de forfanterie.  Le carmen résonne dans le vide des abîmes, il l’emplit, lui donne de la matière.

 

le chant contemple
la semence des choses
entend dans le vide
les résonances  (934)

 

Mais le poème n’est pas seulement écho sonore donnant consistance au vide, il est aussi le bouclier réfléchissant, celui qui sait introduire la médiation de l’image du réel. Or Hautes Huttes nous a appris à considérer le réel dans le reflet du miroir. Au prix d’un renversement de perspective, métamorphose supplémentaire due au reflet, l’apparence devient la vérité

 

le miroir
en sait plus que les choses
le reflet seul
peut dessiller les yeux  (810)

 

Le poème va en effet jouer ce rôle de réflecteur, il tend au lecteur une image inversée. Du même coup, les valeurs s’inversent, « l’image seule est véridique » (811), l’effrayant devient protecteur (807-808), la révélation passe par l’occulte.

 

rien ne nous est
révélé
qu’à la surface opaque
du mercure  (815)

 

C’est une double invitation : à ne considérer que l’image, car c’est finalement l’image (icône) qui sauve, et à faire confiance au poème, réservoir d’images, pour nous dire le vrai. Ce bouclier tant espéré, ce rempart contre la peur, c’est en fait le poème qui le forge

 

Ce qui aveugle les yeux
c’est au miroir
du poème
qu’on peut le voir (806)

 

C’est ainsi le poème qui chasse la peur originelle du poème. Le procédé poétique est doublement actif, puisque le poème évoquant le poème se reflète lui-même, et nous donne « in process » un exemple de réalité transfigurée ! Arrivant au terme de Hautes Huttes, le lecteur a sans s’en rendre compte contemplé par le poème un reflet de la réalité. Et de fait, il sort du livre en ayant une autre vision du monde, faite de tendresse, d’acceptation, de rejet de la peur et de courage d’affronter du regard le vide sous ses pas.

 

Laisse partir

Les questions oratoires jalonnant le poème renvoient le lecteur à un « nous », un « vous », un « tu » qui outrepasse le drame individuel et touche à la grande interrogation métaphysique. Car c’est un peu le drame de chacun, de faire longtemps semblant de croire que le temps ne passe pas, d’en gâter les précieux moments, puis de pousser des cris d’orfraie quand il est trop tard. Mais la pénultième et la fin font entendre un tutoiement familier, écho du « laisse agir […] l’impeccable machine » du milieu du recueil (480). Ici, il ne s’agit plus de « laisser agir » mais de « laisser partir » (991-993) :

 

– laisse
maintenant
partir –
dit la voix 

 

La seule façon de réduire l’intervalle, de se poser fermement sur ses deux jambes, et non sur la pointe des pieds, au bord du précipice, c’est d’accueillir l’idée même du vide.

Mais ne nous y trompons pas : il y a ici bien plus qu’un « lâcher prise », qu’un carpe diem rehaussé de sagesse orientale ou de petite voix thérésienne, qu’une Gelassenheit mystique, car si la leçon de la pénultième est :

laisse le vide
envahir ta vie
laisse ta vie
n’être plus que maintenant  (999)

 

l’hésitation sur le rythme à imprimer au dernier fragment décide du sens à donner ultimement au recueil : s’agit-il de « laisser partir maintenant », employé absolument, sans complément d’objet, suggérant donc un abandon total, une remise les yeux fermés à ce destin qui joue aussi bien aux dés que le hasard, ou convient-il d’entendre « laisse partir (le) maintenant », ce qui, si la vie n’est plus que maintenant, revient à accueillir sereinement la mort (si « la vie » est « maintenant », « laisser partir maintenant » est accepter le grand départ) ?

 

– laisse
partir
maintenant
laisse – (1000)

 

Mais surtout, ce tutoiement, s’il se réfère au chant qu’est le cantique, nimbe de sacré la fin du livre. Si nous suivons le conseil de regarder le réel dans le reflet, ce Nunc dimittis rappelle qu’il est temps de partir, maintenant que l’enfance originelle, celle qui tanguait dès l’incipit, a été reconnue dans sa divinité. Partir en paix, c’est avoir enfin vu comme il fallait voir, et ce qu’il fallait voir : l’auréole, cette transposition du cercle d’or du bouclier. Il est temps de partir, en paix, « Quia viderunt oculi ». C’est aussi une façon de passer de l’autre côté de la ligne de crête, d’aller jusqu’au bout du vacillement, jusqu’à sa résolution. Et c’est enfin l’explicit du livre lui-même, la dernière page tournée sur cet ultime conseil de sagesse, sur cette bénédiction.

 

Vent de bout

Notre humanité fragile se dresse pour se grandir, nous prévenait le liminaire, nos vies s’obstinent à atteindre ce « qui les dépasse », s’arcboutent pour tendre vers le haut, pour se dresser comme les rochers et les pins, ou les échelles que représentent les lettres capitales de Hautes Huttes. Pourtant dès l’enfance (2) l’humain penche, s’incline, se dresse contre ce « simple coup de vent » qui l’abattra, au lieu de se laisser bercer par ce même vent, comme le suggère l’épigraphe tutélaire. Ce manque de souplesse est refus des métamorphoses, fixation obstinée, vent debout, pour éviter la mort ; ce n’est qu’une façon de fuir la vie. Mieux vaut pourtant, métaphore maritime oblige, avoir le vent en poupe que le vent de bout.

L’enfant « penché en avant », « peinant pourtant à se tenir debout » (4) est néanmoins déjà « tendu vers un ailleurs » (6), préfigurant l’image de l’adulte qu’il sera au temps des catastrophes (début de la septième section) :

Penché en avant
un homme
touche son front
on dirait qu’il va tomber  (606)

 

Platon et Ovide l’avaient dit, ce qui distingue l’homme de la bête est qu’il se tient debout à regarder vers le ciel. Cette attitude verticale est bien celle des hautes luttes, du cavalier portant les colonnes du monde, la tête « tournée vers le ciel » (405), des titans triomphant des épreuves, défiant le divin. Le poème nous apprend toutefois à voir la beauté non dans la force mais dans sa fragilité, à l’image du frêle pin « debout contre le blanc du ciel », mais beau parce que frêle (871, 878). Parce qu’on dirait qu’il va tomber, et qu’il est penché en avant, l’homme vacille, et c’est cette fragilité qui le sauve. Encore faut-il le reconnaître. C’est cette beauté du périssable que le recueil nous apprend à voir. Il trouve significativement sa résolution dans l’humilité du Nunc dimittis : il est temps de partir, l’enfance a été reconnue pour ce qu’elle est : sacrée dans son innocence et sa vulnérabilité mêmes.

 Hautes Huttes, c’est le drame d’Atlas porté par Pégase et transcendé par Syméon. La Lumière révélée, le carmen/cantique/poème chanté, l’apaisement  peut venir du vertige lui-même.

 




Gérard Pfister, Hautes Huttes

1000 poèmes en 10 sections de 100 poèmes. Des « centuries » de 4 vers, en deux distiques, à chaque fois. Dans ce livre impressionnant par sa densité philosophique et poétique, par sa force vitale et spirituelle, les poèmes de Gérard Pfister s’enchaînent, se poursuivent, se reprennent et se prolongent comme sur une partition de musique sérielle.

Ces poèmes ouvrent nos sens, l’ouïe d’abord, l’œil, le toucher, le goût, tout au long d’une séquence d’images (ou de récits gigognes) dont Gérard Pfister nous donne la source à la fin de son recueil dans « Résonances » (pp.373-374), auquel le lecteur peut ou non se référer.

Sur la couverture, le titre Hautes Huttes est à lui seul déjà tout un programme musical et pictural : ainsi les deux H, comme deux échelles de traits ancrés dans la typographie qui, suivies du son O et du son U et des trois t, scandent ce titre, en font tambouriner l’écho et la hauteur de ton, gagnée aussi de « Haute lutte ». Nous apprendrons à la fin du recueil qu’il s’agit d’un lieu situé à Orbey, dans les Hautes-Vosges Alsaciennes et que cette musique que nous entendons à l’approche du livre est une musique de clarines (101-118). Nous voici donc dans la montagne à écouter ces notes verticales et fragiles qui « font résonner le silence » (Mahler a eu un temps une maison – et sa première cabane (ou hutte) de composition – sur les bords de l'Attersee. Ce sont ses longues randonnées dans les montagnes peintes par l'autre Gustav qui lui ont inspiré ses premières symphonies.)

Gérard Pfister : Hautes Huttes,
éditions Arfuyen, 2021, 385 p., 19.50€

Le détail du tableau choisi par Gérard Pfister pour la couverture est lui-même composé d’une mosaïque de touches verticales, vertes, jaunes, bleues, traversées par une forme horizontale qui évoque une feuille d’arbre mais qui est, en fait, une prairie entre deux collines. Le Litzlberg am Attersee1 peint en 1915 représente un pan de montagne au bord d'un lac autrichien. Cette toile fait partie de l'ultime période de Gustav Klimt (1862-1918). Le bas du tableau, avec ses maisons et les bords de lac, a été supprimé par le recadrage. L’image ainsi resserrée fait le choix d’une approche à la fois abstraite et pointilliste qui donne tout son sens à la construction du livre de Gérard Pfister. Le tableau devient tissu végétal, paysage de montagne, peinture all-over, bruissement du monde, champ de ponctuations évocatrices des centuries pouvant se poursuivre à l’infini, mais ici calculées pour donner un cadre à l’illimité.

 

*

I - L’auteur s’interroge sur le sens de l’écriture, sur la quête qu’il mène avec elle, par la main qui écrit, par l’écoute, par le regard qui contemple, et toute son écriture semble tendue vers une sorte d’ailleurs, ouvert et secret qu’il ne peut nommer. Il se laisse porter par un flux (qui est aussi un creusement) dont les mots sont les jalons provisoires et il les pose dans la page avec un souci de justesse et de mouvement continu. S’il se sent assailli par le temps qui fuit, il le rythme et l’écoute, l’interroge, entre dans sa vibration, respire avec lui et entraîne le lecteur à sa suite. Ici pas d’autre ponctuation que le décompte jusqu’à 1000 des poèmes de 4 vers, disposés en deux distiques, ce  qui aère et allège la lecture, l’épure, nous emporte comme sur les rails d’un train. À chacun son voyage, mais ne cherchons pas à retourner sur les traces d’Orphée car « Le dieu des mots / est un être cruel // qui n’admet pas / que nos voix rêvent ».

Dans le remuement de sa vie intérieure, l’auteur suit une pente de dénuement, à la recherche d’un sens originel, peut-être l’éclat d’un premier jour. Mais comme dans un rêve, l’auteur est saisi par des ombres et se tient en équilibre dans un récit qui de page en page va vers la lumière, puis il se retourne, retisse autrement ses pensées quand tout à coup … il voit passer un chevreuil ! léger, fluide, irréel, sorte de messager - mais n’est-ce pas l’écriture elle-même ce chevreuil ? N’est-il pas ce « poème / sans mots // plus vrai / que toute peine » ? Le lecteur entre à ce moment précis dans un autre espace, à la croisée des mots, des images, dans le frôlement fugace de la réalité, qui, si concrète et charnelle qu’elle soit, paraît illusion, féérie « éblouissante / d’absence ».

Cette nudité qui caractérise le recueil de Gérard Pfister, cette décantation qui ne se présente jamais comme une ascèse mais comme un mouvement pacifique, nous déploie et nous accueille dans son rayonnement profond. Rien ne semble séparer la réalité du rêve, le poème de la prière, ou le murmure d’une voix plus ferme, le doute d’une confiance. Chaque poème part à sa propre recherche, se creuse et se prolonge entre présence et absence sans atteindre le fond pur de la conscience. Questions et réponses sont transitoires. Mais peut-on encore appeler poème ces méditations qui sont chant, même dans la peine ou la révolte ? L’auteur recherche les mots de l’enfance qui peuvent l’éclairer, lui redonner joie et grâce - un présent. Aussi nous ne comprenons pas le choc soudain avec la mort ni comment nous « aimons si mal la vie ». Est-ce un jeu ? Et comment supportons-nous « malgré-nous / d’en être les témoins » ?

On croirait que la vie / n’est pas digne de nous.

II. Les sons vivants nés du poème, même « abandonnés », même « désaccordés » se répondent. Ils inventent un temps sonore pour l’espace où « nulle présence », « nulle absence », ne viennent troubler la libre « plénitude » du vide. C’est là que « les timbres varient », à toutes hauteurs et, dans ce jeu musical qui scande les durées, leur musique résonne contre les intervalles de silence, et se répand de page en page, rebondit sur le ciel, dans l’air et les lieux de notre écoute.

C’est un vertige de suivre chaque proposition, ces quatre vers libres et chiffrés, d’entrer dans la marche de la lecture sans s’arrêter, reprendre souffle sur un vers puis se sentir emporté, relancé sur le suivant, qui est sa suite et un pas de côté, un autre temps de la pensée et du regard, d’autres images, des présences animales qui croisent des questions sur le désir, sur nos souvenirs, sur ce que nous avons fait de notre vie, ce qu’il en reste – qui n’est peut-être plus « que la pure joie / d’exister » (186).

Poème et méditation sur l’existence nous interrogent sur la manière dont nous ressentons « l’unité souveraine / du sensible », comme pour un peintre ou un musicien. Et c’est un défi pour le lecteur d’entrer dans cette façon d’avancer le dé du poème sans dévoiler le sens profond qui fait lien entre toutes ces étapes, ces visions. Il nous faut retisser les images, tordre le cou au sens premier pour atteindre cette musique qui libère, sans déchiffrer les signes du hasard  ̶  mais en consentant à nous juger, s’il le faut, puisque « Nous l’avons troqué / le pur diamant // contre quelle / pacotille » (199), puisque cette joie, « nous l’avons bradée » (200). Ce livre serait-il un livre de sagesse taoïste ? L’écriture ne va pas sans une éthique rendue publique. Mais l’écriture ici sait aussi combien, malgré les chiffres auxquels elle se raccroche, elle est sans prise ni mesures.

III. Dans ce jeu trouble du mystère avec l’étrangeté, de l’ignorance avec la terreur, comment vivons-nous, si c’est cela vivre ? « Tant nous chérissons / nos manières domestiques // nous avons cru / que c’est aimer la vie » (210). Chaque jour est unique, en sa lumière, mais « comment avons-nous / cessé de vivre // par quel précoce ennui » ? (216).

Pourtant « être encore là » est pour le poète « un privilège », face à l’inéluctable, face à l’inconcevable (245). L’auteur nous tutoie tout à coup et nous n’avons plus qu’ « une urne vide / pour tout corps ». Ainsi l’homme serait toujours le grand absent, à commencer de lui-même.

L’oubli, la cruauté, la bestialité, « qu’est-il arrivé / à cette vie // qu’on ne sache plus / l’aimer » ? (Ici j’ajoute un point d’interrogation, mais l’auteur ne l’inscrit jamais dans ce recueil, c’est le lecteur qui donnera voix à la question. Ici tout reste ouvert, aucun signe de ponctuation ne vient rompre le déroulé rigoureux des mille poèmes – le tissu sans couture de la voix humaine. L’indicible est le premier chiffre et le dernier de cette somme.)

IV. Le chant est source de plaisir, le chagrin chanté peut l’être aussi ; la plainte a son chant, son timbre de violoncelle. C’est le paradoxe de la voix, sa douceur, qui peut aller jusqu’aux larmes : « Chaque parole / dit l’adieu // sans cesse la voix / est naissance » (315) ̶̶  paradoxe de la nuit où surgit la lumière - paradoxe d’être « Si près / de n’être rien » (321). Joie et plainte ne cessent d’apparaître et disparaître « Sont-ils joie sont-ils / plainte les mots » (325) ? et « Quelle taie couvre / nos yeux // quelle poussière / notre corps », puis la couleur, l’homme « travaillant à se perdre » (357), mais comment commencer à vivre à chaque instant accompli ? (376)

V. Les cavaliers de Marino Marini traversent quelques poèmes, le cheval montre ses dents, le garçon « le sexe érigé / droit vers la ville » (406), est tout en tension dans l’espace, nous sommes pour un temps à Venise et recevons cette évocation rayonnante de L’ange de la cité « comme un soleil » (409) souriant et tout s’éclaire, le cœur s’apaise. Mais nous sommes petit à petit réimmergés dans le flux du monde, là où la mort peut venir, quand « tu vois / et tu ne vois rien « (467), « Tu écris / tu n’écris rien » (468). Il faudrait « laisser résonner / la semence des choses » (490) ou encore tels l’enfant qui cherche le lait maternel, se souvenir que « Notre bouche / pressée contre la chair // du monde / reste assoiffée » (499).

VI. Qui pourrait réparer blessures et abandons ? Pourquoi cette répétition du mépris de la vie ? Comment vivre ? Où trouver « ce terme / où tout peut commencer » (517) ? « Comme si vivre : était impossible // et mourir seul / nous sauvait de la mort » (519). Et regardant Méduse peinte par Caravage, ses cheveux « des vipères qui se tordent » (531), son regard qui pétrifie, l’auteur nous convie à apprendre à regarder le monde dans cet autre miroir que le peintre nous présente mais « est-il le seul / voyant » (564) ? Les couleurs de la chair, celle de cet homme torturé, acéphale, peint par Francis Bacon, nous posent cette question : « Jamais l’art / peut-il s’accomplir // que dans l’inguérissable / fragilité de la matière » ? L’inguérissable aussi dans le poème.

VII. A propos d’un autre tableau La peste sur la place du Mercatello, peinture de Micco Spadaro  (Museo di san Martino, Naples), l’auteur nous en décrit succinctement les civières et cadavres, le bûcher et sa fumée, sous le ciel « d’un beau jour d’été » (607), puis il poursuit son chemin de vie, songe aux « Pauvres huttes / hantées par nos morts » (609) et goûte un peu de vin, précisant qu’il s’agit du sancerre et du falerne » (615) et cette précision est bonne à entendre, dans ce temps où l’on se demande si nous ne sommes pas nous-même des « pulsations d’ombres » (654)  ̶   pourtant « Nos traits / enfin sauvés du temps // à jamais immobiles / dans la lave durcie » (672)  ̶  cette évocation de Pompéi revient à plusieurs moments dans ce livre comme une injonction à vivre.

VIII. Depuis le chœur grégorien de la cathédrale de Strasbourg, « le temps devenu chant » (716), le présent est donné sans attente, il est une chance, remise « entre les mains du hasard » (730).

Tout ne vit / que de mourir //ce qui demeure / a-t-il jamais vécu  (742) 

Léonard de Vinci peint le sourire de Mona Lisa mais avec « cette beauté poignante / qu’au bord de la quitter » (754). Images, souvenirs, peintures, portent tous en eux une étrangeté d’apparence. Il est bon d’en revenir aux choses simples, à la « pure joie d’exister » (793). Odeurs, couleurs, épices, le goût des choses de l’enfance, comme par exemple « les poches pleines / de calots et de billes » (796).

IX. La toile du peintre, le miroir, le reflet, « L’image seule / est véridique » (811), mais où allons-nous si tout devient indistinct si, « sans fin la brume / ne s’ouvre // que sur la brume / nous n’allons nulle part » (819). Nous ne serions personne, sinon « tatoués / du honteux matricule » (840). Et pourtant le chant comme une consolation « S’il pouvait / nous être un baume // tant de fois les mots / nous ont blessés « (854).

Et toujours cette question qui revient « Pourquoi toujours / retardons-nous la joie » ? ou encore « à quoi bon le poème / où ne vibre // cette lumière / que certains jours révèlent »

Ici est notre seul séjour » (884) mais « nous avons manqué / seulement de courage.

X. Fresque de la villa Julia Felix, Pompéi : peintures de fruits, raisins, grenades, pommes, noix, dattes, baies qu’« on croit sentir / dans la bouche » (910). Le chant, « notre patrie », l’harmonie, la musique de Luciano Berio, puis la neige sur les pins noirs et les rochers, puis des barbelés, les baraques, un contraste toujours plus saisissant «  ̶ Même dans un camp / dit la voix // il faut un chant / pour dire cette vie-là  ̶ ».

Repris plusieurs fois en refrain : « la terre est lasse / de votre tristesse  ̶   ». La voix qui parle n’a « Pas de serviteur pas de maître » (972). Rembrandt peint son fils Titus à son pupitre, (Rotterdam), dans une lumière cuivrée, et son regard est dans « l’abîme de ses rêveries ».

Aller vers l’abandon, laisser partir, laisser venir le silence dans la voix : « Laisse le vide / envahir ta vie // laisse ta vie / n’être plus que maintenant » (999), « Laisse / partir // maintenant / laisse  - » (1000) Le chant ne cesse pas mais lâche prise, ne devient plus que l’infime murmure de la voix entrée dans le silence, avec le lecteur.

*

L’auteur nous ouvre à la condition même de l’instant qui passe, nous rend disponible à sa révélation ; il dégage de la gangue des souvenirs l’éclat du présent. La perspective donnée par chaque poème n’est pas oblique mais frontale (il n’y a pas de point de fuite mais comme dans une peinture de Rothko, un face à face dans une étendue ouverte). Le choix de la numération reconstitue le temps et relie les lieux avec les instants pour sauver les sensations éprouvées et conjointes de la beauté et de la souffrance du monde. L’auteur nous propose un autre temps non seulement de lecture mais de manière de vivre (pas de poésie sans éthique).

Toutes les créatures et les œuvres rencontrées, musicales, picturales, littéraires, sont des témoins en perpétuelle réinvention. La gravité des questions soulevées est comme allégée par la mutation constante qui s’opère d’un poème à l’autre. Et dans ce mouvement continu dont les changements de tons et d’images se font sans rupture, il y a parfois comme la mise en abîme d’une situation dans une autre, rendant solidaires les lieux, les œuvres, les questions et les blancs intervalles de silences. On ne sort pas indemne de cette lecture qui est une expérience spirituelle pour qui s’y donne entièrement. Nous en devenons à notre tour « la voix » et le silence.

Présentation de l’auteur




Ce qui n’a pas de nom : la chance des mots

  Quel poète
enfin libre du poème

marcherait
dans les pas de l’Éléen 

 

Gérard Pfister s’inscrirait-il à la suite de Zénon et de Pyrrhon, moins pour les paradoxes du premier (quoique d’une certaine façon la flèche immobile traverse les poèmes de Ce qui n’a pas de nom) que pour le refus de définir propre au second ?

Le paradoxe est redoublé par l’idée d’une aphasie de mille poèmes, et pourtant, la liberté se dessine au terme du chemin. Si le recueil s’ouvre sur une invitation décourageante :

 

Ce qui est sans nom 
n’essaie pas de le nommer

Ce qui est sans forme
N’essaie pas de le voir

 

 

Gérard Pfister, Ce qui n'a pas de nom, Arfuyen.

il s’achève sur la possibilité du signe, donc du sens du sans-nom, même si ce signe est… indéchiffrable.

Il s’agit donc de suivre un parcours qui s’ouvre sur de sombres auspices, sur une impossibilité à dire, à voir, ou plutôt sur le constat que les invocations litaniques qui tournent autour de l’In-nommable ne peuvent se dire qu’en creux. A l’origine était l’a-privatif, et les poèmes poursuivent le nom de ce qui n’en a pas, courent dans l’avant et l’après des formes. C’est dans cet indicible en mille éclats que tout se joue. Les flammes, l’esprit, soufflent régulièrement sur l’informe et les ascensions se produisent tout au long de ce parcours.  Rouge et or servent de toile de fond comme dans l’Assomption du Titien le rouge s’élève des hommes à Ce-qui-n’a-pas-de-nom en passant par la robe de Celle qui a trop de noms. A ces flèches ascensionnelles répondent des images de submersion et consomption totales (135-136) au fascinant vertige, et ce jusqu’au plongeon final, qui est aussi Assomption. Et nous voilà renvoyés au tableau dans lequel le bleu est cette zone intermédiaire entre l’humanité levant les bras et le sans-Nom auquel elle aspire. Sauf que l’ordre peut s’inverser, les couleurs se mêler, les formes et les teintes se fondre et l’apothéose finale se résumer au blanc d’une (demi-) ombrelle sur un autre tableau. Blanc dans lequel tout se résout, silence dans lequel s’éteignent les cris des hommes tout en bas. Mais ils ont, nous avons, toujours les bras tendus vers le haut. Tout s’est figé dans une « assomption immobile » (958). C’est peut-être le moment de bascule final, le point immobile des mystiques, le « still point of the turning world » de T.S. Eliot.

 

Nommer

Ce parcours entre mer et terre, bas et haut, plein et vide, est aussi réflexion sur le sens et son absence. Il y a le sans-nom qui est plus que le nom et qui est peut-être le mystère suprême, mais aussi le mot qui n’a rien du nom. Le mot, les mots, quelle nécessité et quel fléau aussi ! Les mots fatiguent, paraissent souvent usants (peut-être trop usés), et c’est un pari audacieux que d’utiliser les mots pour dire la beauté du « sans-mot ». Le poème rappelle que le mot blesse à l’occasion (168-170), qu’il revient comme une infection (392), que la fascination pour noms et formes à satiété a quelque chose de mortifère (129-130). Les noms sont un bazar/hasard, les mots quittent, leur charpente est vermoulue et nous étouffe.

La question essentielle, cratylienne, est posée tout au long du recueil : faut-il nommer, « dire » les choses et les formes ? Exemplairement : faut-il donner un nom au papillon ? Faut-il tenter d’en faire un mémorial (389 / 545 /905) par le nom ? Mais oui, si c’est le myrtil, car son nom rappelle un autre nom, celui du fruit dont il est fait bouquet. Au passage, ce sont justement ces échos, ces clins d’œil, qui invitent à faire une lecture suivie de l’ensemble avant la relecture en morceaux de choix, car le myrtil, que serait-il sans la myrtille ? Il en fait mémoire. Et un nom n’est pas un mot comme un autre.

 

Vide au miroir

L’absence, le vide, l’envers des choses, l’avers de l’apparence, le jeu sur la disparition et la mémoire sont au centre de tous ces mots. Le vide est central, et au cœur physique du livre, avec un apogée en son milieu même.

 

Au cœur de l’espace
au cœur du temps

il y a ce vide
que le vide seul contemple
  (555)

 

Et ce vide spéculaire, ce vide que le vide contemple, c’est comme une quintessence du livre, un concentré, un élixir. C’est aussi un moment de suspension au cœur du recueil, même si la fin apporte une résolution, une forme de plénitude qui répond harmonieusement au vide sans pour autant chercher à le combler (au contraire). Ce vide est vertigineux aussi, il nous maintient dans l’entre-deux, suspendus. Il rejoint les images de seuil, de bascule (181-183). Les mots restent sur le seuil, aussi (342). C’est d’ailleurs la même image d’entre-deux ou de basculement entre mort et vie qu’on retrouve dans les très beaux vers sur l’eau qui lave mais noie aussi, le feu qui réchauffe mais brûle aussi.

Les mots figent le temps, empêchent d’accéder à l’éternel présent qui ne cesse pourtant de jaillir.  Ils renouvellent le supplice de Tantale, et nous mourons de soif près des fontaines (224, 416). L’Éternité est maintenant, constate Gérard Pfister en formulations lapidaires et condensées qui rappellent le « It is eternity now. » de  Richard Jefferies. Le présent est saisi comme fulgurance, éclair, contre la durée : apparaître et disparaître ne sont qu’un, il n’y a ni commencement ni fin. Le temps est aussi l’infini de la vibration (67-531, bel écho), la respiration et le battement au cœur du vide.

Ce vide qui se contemple est donc quelque chose, comme l’absence est aussi présence. Et Gérard Pfister dit et écrit admirablement cette présence de l’absence, en dehors des truismes d’usage. Le recueil peut se lire comme un jeu sur l’apparence, à la fois présence et reflet, illusion d’être. L’apparence prend aussi la forme de l’image, en mots ou en couleurs. Images de nature, peinte ou réelle, mais c’est la même chose, jardin dans le tableau ou jardin devant la page en train de s’écrire, qui est tableau à sa façon. Un bouquet de myrtilles est « au centre de tout », mais l’image n’est pas fixe, car le bouquet vit et meurt, et le lecteur se pose la question : « mais qu’est-ce donc qui l’a fait croître et dessécher ? » Rien de plus concret et sensuel, mais rien de plus métaphysique que ce bouquet-là (ou l’absente de tout bouquet).

 

Mots creux, noms en creux, et chemin du silence 

L’éloge de l’art au détriment des mots invite le poème à ne plus être l’esclave du discours et de l’illusion. Les mots détachés du sans-nom sont vains, autant de livrées chamarrées et de bicornes galonnés (339), insignes et signes de vanité comme de préciosité stylistique. Les jolies apostilles et cavatines (613-614) sonnent bien, mais ne sont que chatoyances baroques, écriture chantournée, mots-pierreries. Métaphysiquement parlant, ces mots perdus signifient apophasie et apostasie.

Le poème s’écrit sans cesse contre la vanité du langage. Pourtant nourris de références, mythologiques par exemple, les vers ne les délivrent qu’en creux, ils les concèdent. Tout au plus quelques indices culturels parmi d’autres sont-ils donnés à la fin. Cette discrète « solution des énigmes », clin d’œil ludique, est apportée par les « résonances » ultimes, occasion pour le poète de glisser quelques pistes interprétatives. Mais on devine que par discrétion il en tait bien d’autres, dont la présence se ressent. On ne saisit pas forcément mais on devine ces noms en creux, cachés par modestie. On en surimpose d’autres, ceux qui vous viennent subjectivement à l’esprit. Mes propres échos, par exemple, voix que cette voix m’évoque : Parménide, Héraclite, Mallarmé, T.S. Eliot donc, Valéry, Hölderlin, mais aussi le Hofmannsthal de La Lettre de Lord Chandoset le Beer-Hofmann de La Mort de Georges.

En somme, le « pèlerin aphasique » (696) serait la définition idéale du poète, qui « fabrique » à partir du vide. Mais on apprécie, dans la poésie de Gérard Pfister, l’absence de pose, la noble humilité. On évitera donc à notre tour de broder sur le « poiein », ce lieu commun de l’exégèse, même si en l’occurrence il s’agit bien d’une fabrique, d’une création à partir d’une matière qui se dérobe, insaisissable comme le souffle, la matière de Ce qui n’a pas de nom. De dénégation en dénégation, la poésie se constitue de ce qu’elle n’est pas. On a beau se sentir fleurir, se sentir voler : « une rose non », « un oiseau non » (701). Leçon de faire poétique ? : deux vers, puis deux autres, et ce vide, et le silence. C’est tout le contraire de « l’illusionnisme du discours » (591), des mots de théâtre (608) revisitant la métaphore baroque de la vie. Il faut que le mot tombe, et on peut comprendre de deux manières ce constat, comme dépouillement des feuilles ou « chance » étymologique, la chance du mot juste, le seul. Mots (noms ?) comme feuilles et pétales tombés (201), la chance des noms en somme. C’est cela, ces mille poèmes : la chance des mots, les mots qui tombent bien, le pari gagné.

Devant le silence les mots s’inclinent, eux qui ne sont là que pour l’écouter. Et le dit du silence est particulièrement frappant, un silence qui est bien plus que le fait de se taire (210), un silence qui a de l’épaisseur et de la consistance. C’est là le secret de la liberté de l’Éléen, qui est aussi la transmutation du mot en chant, grâce au vide, y compris au cœur des versets.

 

Quand le mot est chant : montrer l’apparition

Dans le liminaire une fin est donnée au projet poétique : faire voir, sentir, entendre une parole rivalisant avec les éléments, mais au risque ou au prix du mirage, du vacillement des apparences. Il s’agit de faire sentir l’apparition, le chatoiement, ce qui « semble ici » et qui se définit par la négation du nom. Le but est atteint au terme de la lecture, mais il est même dépassé, car au-delà du tremblement, du reflet sur la lagune, se devine la terre ferme. Le lecteur bercé par le tangage et menacé d’engloutissement trouve des amarres, mais le voyage ne saurait s’oublier, et l’on est durablement chaviré par cette navigation sur des entre-deux, à nos risques et périls.

Les sections IX et X constituent une éblouissante variation sur l’apparence, ce qui n’est pas étonnant, dans la foulée de l’Éléen et des raisonnements pyrrhoniens sur les conséquences incertaines des illusions ! Mais cette plongée dans les fonds bourbeux de la lagune, et cette assomption qui va bien plus loin que la simple ekphrasis, conduit le lecteur à être sauvé des eaux de manière subtile et particulièrement bouleversante. Anabase et catabase, descente dans l’obscurité et le vacarme pour réveiller les vivants et les morts, puis… le miracle du chatoiement, du miroitement, du sourire aux mille nuances, d’un apaisement enfin trouvé. La fin et le commencement s’inversent comme l’eau et l’air, pour une plongée à rebours. Résolution de l’incandescence de la robe sans-nom, la flamme blanche de la robe de la jeune fille de Monet, à la fin du livre, nous emporte vers le ciel.  Visage tourné, « happé » dit le poème, vers le ciel et pieds ancrés dans le sol d’un jardin, le lecteur se retrouve dans la position  de l’ « os homini sublime » des Métamorphoses d’Ovide, cette face tournée vers le ciel étant peut-être le signe d’une dimension sacrée au sein même de l’humanité.

Le sourire innombrable n’a plus rien du sourire moqueur devant l’illusion de toute chose, et l’on se « réancre » en ce jardin bien concret, même si ses marais sont souvenirs de lagune et ses prés souvenirs de la candide jeune fille à l’ombrelle. La lumière sur les tiges est réelle, elle fixe l’instant dans un paysage bien terrestre quoiqu’aérien, les éléments se mêlent et sortent du cadre strictement pictural. Les ondulations des plis de la robe Virginale, au début, ne sont plus désespérantes comme autant de parures de noms et de formes qui n’en purent saisir que le contour. Le regard peut désormais se reposer sur ces ondes sans chercher à les traverser pour saisir une présence derrière l’apparence, puisque l’apparence, finalement, est déjà en soi le signe de la Présence. Que le signe soit indéchiffrable est reposant ; le pèlerin aphasique peut retourner au silence en ayant donné du sens à toutes les privations et négations initiales. Toutefois l’ouvrage est subtil, et ne propose pas une interprétation restrictivement dialectique. On ne résout pas les contradictions du haut et du bas, du creux et du plein, de l’alpha privatif et de l’oméga de la résolution. De toute façon en haut il n’y a rien, c’est tout en bas qu’est la colombe (466-467).

 

« The way upward and the way downward are the same », « le chemin qui monte et celui qui descend est un seul et même » : ce fragment d’Héraclite était placé en tête des Quatre quatuors de T.S. Eliot. Et eux aussi font écho à Ce qui n’a pas de nom, même si l’éblouissement final du recueil, point fixe où beauté et sagesse irradient, ressemble bien à une assomption de pure lumière sans la menace d’une chute.




Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure 

L’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos où les limites du langage sont mises en évidence. Dès lors, le titre du livre n’est pas étonnant : « Ce que dit le Centaure ».

Le Centaure est un être mythologique, mi-homme, mi-cheval, le fils d’Ixion (prince Lapite) et de Néphélé (un nuage auquel Zeus donna l’apparence de sa femme). C’est dire les limites du langage dans ces légendes (« car rien // n’a de nom / que par moi », p 20). Le vers est bref (d’un mot à quatre, le plus souvent) disposé en tercets. Restent les mots, la matière des mots qui font le poème. Reste cette façon d’écrire le poème, ahurissante, qui remet en cause le vers habituel, même si les répétitions sont signifiantes. N’y a-t-il pas une contradiction entre la prose de cette lecture et ce poème parcimonieux, économe de ses moyens ?

Mais il y a cette affirmation :

je nomme
et je suis

je parle
et toutes
choses

sont
il suffirait
que je me taise »
(pp. 56-57)

 

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure, Éditions Arfuyen, 200 pages, 16 euros. En librairie.

Le poème serait-il « chant / sans paroles », ou « sans harmonies ». Ou encore « page blanche ». Le sens n’est pas donné ; Gérard Pfister, à son corps défendant, rappelle que la poésie est multiple : concrète, visuelle, spatiale, sonore, réflexive, que sais-je encore ? : « rien // ne résiste / à l’assaut / du centaure » (p 79) : à voir. Pfister lutte contre la tyrannie de la communication qui aliène les hommes… 

Pfister se situe dans la mouvance du dadaïsme. C’est dire que ce dernier est un point de repère pour la lecture de ses livres. Ce que dit le Centaure se caractérise par la mise en crise des conventions poétiques : ce n’est pas un hasard si l’écriture de ce recueil se manifeste par des tercets de vers très brefs, même si cette écriture semble classique. Gérard Pfister reprend à son compte le mot écrit par Hugo Ball et Richard Huelsenbeck :

Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès

Ce qui explique bien des aspects de ce livre : la référence au Centaure, les personnages principaux du poème (comme le Songe, le Temps, le Chant)… À ajouter à son profil, ce goût pour la suppression de toute référence à la beauté poétique ! Cependant, Pfister ne se contente pas recopier les vieilles recettes de Dada, il innove en massacrant l’illusion du langage.

Je n’aurai rien dit des crimes qui parsèment ces pages, de la sombre beauté qui se dégage de maints passages (à mes yeux), ni du mélange des genres (s’agissant de ce que dit le Centaure, un oiseau « s’accroche / à l’affût de canon », p 137), ni encore de la géométrie qui débouche sur des perspectives inouïes… J’espère avoir proposé au lecteur quelques hypothèses que je n’aurais fait qu’effleurer : il faut lire « Ce que dit le Centaure » : pour paraphraser Gérard Pfister, je dirai que chaque mot est une flèche qui n’épargne pas la parole poétique (p 161) …




De l’étrangeté : à propos de “Ce que dit le Centaure” de Gérard Pfister

L’étrangeté occupe une place importante dans l’esthétique, au moins depuis Freud et son unheimlich, jusqu’à la distanciation de Brecht pour le registre du théâtre (qui mettait en valeur ce qui était caché à la narration sur la scène pour éveiller, dans le cas de Brecht, la conscience politique qui en découle). C’est un concept qui permet à l’esthète d’explorer des continents improbables de la connaissance, qui autorise des aventures littéraires qui dépassent le connu, le déjà-connu, le déjà-écrit. Et c’est là, à notre sens, un point d’appui possible pour se livrer à la lecture du dernier recueil de poésie de Gérard Pfister. Oui, un intérêt principal pour reconnaître l’excentricité salvatrice du livre, qui va loin au-delà des idées reçues sur ce qu’est la poésie.

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

 Étrangeté donc, de l’incertain, de l’inconnu qui gagne le connu, de l’étrange qui défait le su, n’est-ce pas la fonction essentielle de ce que nous attendons de la littérature  ? Il y a dans la poésie une grande pente vers l’intriguant, qui à notre sens pourrait être une des définitions du mystère que reste le poème. Car cette saisie de deux choses bizarres entre elles - la mise en relation des éléments du poème (qui pour Walter Benjamin est le principe poétique) - réunit la totalité, et la poésie cherche la totalité.

Cette poésie serrée, corsetée, s’appuie sur des principes ternaires  : 3 actes – qui sont des repères pour cette pièce mi poétique/mi baroque -, 3 scènes – qui permettent au lecteur de respirer dans le continuum de l’écriture -, 3 personnages – qui nous séparent du «  réalisme  » de la réalité – et 3 vers – mesure qui n’est pas sans faire appel à la musique postmoderne. Poésie élégante et sobre, distinguée en un sens, et qui cependant n’hésite pas à descendre dans l’arène des batailles, dans le cœur sanglant des combats. Mais n’en disons pas plus pour que le lecteur se fasse sa propre idée lors de la découverte du recueil. On peut dire quand même que cette poésie tend vers le principe dada, dans le sens où elle détruit le raisonnement poétique pour faire place à la poésie.

l’empereur
impassible
chevauche la licorne

la bataille fait rage
mais
il ne la voit pas

l’empereur
ne dort jamais
l’empereur

est un fou
qui se prend
pour un enfant

Trois grands thèmes (encore une idée ternaire)  : la guerre, le théâtre, le vide. Ainsi, pour aller l’amble du poète sur le théâtre imaginaire de ces batailles où le langage fait le vide, on devine une réalité à cette représentation illusionniste du monde. On y voit autant des influences de Shakespeare ou de Calderon, ou encore de l’Arioste, enfin une forme épique (qui n’aurait pas déplut à Brecht), et une littérature qui s’approcherait peut-être de la Paroi de Guillevic.

LE TEMPS

c’est une scène
de théâtre
et tout

est réel
au centre se dresse
un arc de triomphe

derrière lequel
une autre arche
se voit

et au-delà encore
des points
de fuite

Et cela n’est pas une question de pure forme, mais interroge, oblige à chercher, permet de se guider, d’aller vers la sagesse gréco-latine, le monde gréco-latin ici pour défendre l’Être (ce qui en 1500, aux abords du Concile de Trente, aurait défendu Dieu).

juste
un corps
parmi les corps

parmi
la mort
qui les pousse

et les retient
sans cesse
au bord de rien

Il n’est plus temps, maintenant qu’il nous faut conclure, de disserter sur l’incipit en prose de l’ouvrage, sinon à dire brutalement ce qui fait que le langage est une illusion (alors que pour Walter Benjamin, il est mimétique)  ; ce qui veut dire qu’il y a des débats de grande importance qui sous-tendent ces textes.

ma parole
te scrute
te sculpte

trait pour trait
mes mots
te donnent l’être

 




Chronique du veilleur (15) – Gérard Pfister, Présent absolu

  Gérard Pfister vient de publier le troisième et dernier oratorio de sa grande œuvre intitulée : La Représentation des corps et du ciel. Après Le grand silence paru en 2011, Le temps ouvre les yeux paru en 2013, c’est Présent absolu qui vient donc achever cet ambitieux et impressionnant triptyque.

  La note qui suivait le texte du premier volume nous parlait d’entrée d’une « phrase musicale ». C’est bien de cela en effet qu’il s’agit et l’on pourrait presque dire qu’une phrase unique se déroule musicalement, symphoniquement, tout au long de cette œuvre. « La phrase est le seul personnage et le seul décor. Elle porte en elle-même tout l’espace et tout le drame. » Dans la postface qu’il donne à Présent absolu, Gérard Pfister insiste également sur les « résonances » et les « métamorphoses » infinies qui se font entendre dans ce très vaste ensemble. Sans doute ce choix s’est-il imposé au poète dès l’instant où il a plongé dans cette singulière rêverie sur les morts, le temps, les corps, l’humanité entière. Comment dire en effet, comment évoquer autrement le foisonnement invisible, les grouillements « d’énergies », « de viscères » ? Comment ne pas reprendre sans fin les litanies et les danses, les souffles et les haleines, jusqu’à une forme d’ivresse de la parole, d’extase du chant ?

Gérard Pfister, Présent absolu, Arfuyen, 188 pages, 14 euros

Gérard Pfister, Présent absolu, Arfuyen, 188 pages, 14 euros

ce qui vit
dans le chant
ce n’est
pas moi
ce n’est
personne
c’est la matière
sonore
les ondes
me portent
comme une mère
l’enfant       

Cet oratorio, dédié précisément à sa mère « démunie et souveraine », pourrait ne pas avoir de fin. Il n’en a pas, puisque son chant « dans le ciel » demeure, « présent absolu ». Il efface les mots au fur et à mesure qu’ils apparaissent comme les notes sur la partition, mots qui « se nient », « se dilatent », « s’espacent », « disparaissent dans le chant ». Et il nous faut reprendre la lecture, encore et encore, toujours poussés par les merveilleuses pulsations du poème, toujours sous le charme d’une vision fugitive, d’une invocation splendide sur le parvis du silence :

ô seigneur
du chant
comme admirable
est ton silence
dans l’éternelle
enfance

  Ainsi, tout continue, rien n’est perdu, « un inconnu » nous parle, c’est une « présence sans visage ». Nous ne sommes pas seuls, nous sommes entraînés dans la longue chaîne des morts. Le « seigneur du chant » est aussi « seigneur des corps ». Gérard Pfister exprime toute sa foi en lui, lui qui parle sans mots, souffle et chair à la fois. Le poète a su ici rester l’enfant qui sait tout depuis toujours et qui "chante comme en silence".

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier