Terre légère,
lumière légère,
la mer est peu salée presque douce,
entre branches, nuages, rochers,, ou n’étaient-ce que des pierres ?
…
L’Estonie a de longues trainées de crépuscule,
elles durent peut-être cent ans avant de passer.
Mais si vite alors qu’elles glissent derrière moi pour me dire
que je vais le manquer. (26).
Les mots circulent, absorbent les distances avec légèreté, et nous reviennent, poussés par les odeurs vivantes des mers et par ce souffle si clair et nostalgique qui les charge d’une vigueur et d’un irrésistible élan poétique. Cette poésie foisonne de ces déplacements, allers-et-retours, d’un pays à l’autre, tout autant que d’une considération à l’autre, politique, psychologique, écologique, plus rarement biblique. Elle est traversée par une énergie qui ne retombe jamais, sous l’impulsion d’un désir de vie qui transcende les réalités et traverse les détails, les choses simples du quotidien, les ambiances de rue, de marché, de carnaval et de fast-food. La poète traverse en songe tout ce réel élémentaire. On dirait qu’elle marche à l’intérieur de ses poèmes. Elle conduit ses liens entre les choses, entremêle les morceaux de rêve, les événements, ordinaires ou plus exceptionnels, le mariage ou la lune de miel, et les fréquentes évocations familiales. Elle compose ainsi son monde poétique au rythme d'inépuisables innovations poétiques, de traits d'humour, quelquefois acides. Son écriture se construit dans cette voie sur de surprenantes analogies entre les êtres, elle-même et le monde, d'où jaillit la force des sentiments, des ressentis et des pensées. Des pensées qui naissent dans les ailes de la libellule, et sonnent comme des vérités profondes. Et les sables sont mouvants, sous cette brume onirique et réaliste dont les frontières imperceptibles ne cessent de tanguer et de casser l’immédiateté des évidences et de l’ordre des choses.
Elle dialogue avec la fenêtre de la chambre, l’œil toujours ouvert : « Notre vie ici est une illusion », /dit la fenêtre de la chambre, l’œil toujours ouvert,/refusant de se fermer, si bien qu’on dort à l’intérieur de cet œil. " (84).
Elle est voiture (18) elle est gazelle ou femme de neige : "J’aurai dû être au moins une gazelle/pour m’échapper à toute vitesse/sans qu’on m’attrape./Ou une bonne-femme de neige, femme/qui fondrait à la chaleur." (46).
Elle s’identifie à l’arbre, se fait arbre, à la fois par ses racines, profondément plantées dans l’humus, et par ses élans vers le ciel, par ce un mouvement existentiel qui enserre et délivre, contient à la fois l’immuable et le fugitif. L’arbre lui communique sa force, mais à son image, ses parties les plus importantes sont à nu (82), ses branches embrouillées forment un vrai labyrinthe (81). Complice ou confident, il est là tout simplement, comme un témoignage d’abandon (83), il s’efforce de gagner plus de sol (83), dévoilant "ses racines au loin, par-delà les frontières, /de l’autre côté de la grille du terrain de jeu, à travers les fissures du béton".(82). Les arbres tremblent la vie dans ce recueil "comme des personnages animés chantant et dansant dans/un chœur folklorique". (27). Comme ils se brisent, elle se brisa elle, tant de fois. (28)
Marilyne Bertoncini écrit dans sa préface que Gili Haimovich pratique « une exploration du monde sans concession depuis son corps, son pays et sa culture avec les mots dont elle est chargée , comme « d’une boite de Pandore » écrit-elle. (6)
Il est vrai que la poète travaille la langue depuis son propre corps, qu’elle remplit ses mots de traces d’expériences, créant un matériau métaphorique puissant, qui charge en énergie le psychisme et transforme le réel d’un potentiel de significations multiples. En traductrice expérimentée, Marilyne Bertoncini est entrée pleinement dans l’univers lexical et culturel de ce recueil initialement écrit en hébreu et en anglais, et dans le contexte culturel de l’œuvre de la poète. Elle « fait passer » avec nuance et fidélité la rythmique, la musique des mots, la sonorité et toute l’oralité de sa poésie. Elle la porte ainsi au plus près de l’épaisseur signifiante des poèmes fondée sur des métaphores filées, élaborées à partir de jeux de mots en hébreu ou en anglais, dont elle a dû recréer subtilement les équivalents dans la langue cible, le français. Et la tâche fut complexe tant l’intention métaphorique de l’auteure est particulièrement « osée » en certaines interférence du sens et des sons. Métaphores profondément prégnantes dans l‘ensemble du recueil, dont les fantaisies relèvent quelquefois du champ surréaliste.
Il y a aussi dans l’écriture de Gili Haimovich quelque chose de très enfantin, d’espiègle parfois, qui dit où se trouvent « les vraies choses », et comment elles se jouent de nous la plupart du temps : la séparation, la perte et les exils, ou encore les désillusions qui s’égrènent au fil de ses poèmes, comme l’amour lorsqu’il prend le goût amer de la sécheresse.
Ces voies d’écritures donnent à sa poésie un air de détachement, la transportant dans un langage poétique hybride, au milieu d’un archipel de langues qui ramasse la totalité de ses objets et de ses lieux et ouvre encore sa parole, alors que l’absence se ligue à la force des attentes et des déceptions, et que la soif assèche son être : "Où que j’aille c’est toujours un désert. /J’ai toujours soif/" écrit-elle (52)
C’est par ce recul qu’elle empoigne le présent, le présent du verbe et de sa propre vie : "Que peux-tu faire d’un horizon sec, et monochrome/comparé au présent coloré qui t’entoure ? (39) …Bien sûr personne n’a jamais atteint les terres promises/ Pourtant on y tient, on s’y dirige/Leur désir ardent ne remplace pas l’absence."(38).
La poète "boite sur son cœur "(97), mais elle voudrait fendre le voile qui "empèse tout, comme les désirs" (96), pourrait même les tarir : "il m’a fallu des siècles/pour comprendre que la lune de miel était factice. /A mesure que la nuit fraichissait/tu prenais le goût d’un désert amer."(68)
Les regrets se calent dans le cours naturel de la vie, une vie pas franchement décevante, mais jamais acquise, "une vie aigre douce recto/verso : On s’est marié dans une langue qui n’est pas la nôtre/dans une cour intérieure louée/à des gens qu’on connaissait peu/ On a eu des invités venus/par pure curiosité. Et pourtant, /on s’est convaincu que c’était exactement ce qu’on voulait. "(68).
Il est vrai que l’âme de la poète est ailleurs, vibrante, vivante. Elle a l’éclat de l’eau claire qui se confond avec cette lumière inédite légère et délicate, et pourtant débordante, de l’Estonie. Ses poèmes avancent ainsi dans les mouvements du sable qui ne cessent de réécrire sous un soleil hésitant ce qui, doit rester éternel.
Sa poésie fait face au néant, rivant le poème à l’essentiel, tout en le portant au-devant des choses. C’est pour cela qu’il trace au fil des pages de ce recueil un si long chemin à l’intérieur d’elle-même, de ses propres contrées intérieures, d’un désir d’être profond. Un chemin perceptible comme autant de passages secrets vers une lumière profondément intime qui se confond avec celle de l’Estonie. Lumière si forte qu’elle en est presque inquiétante : "Que faire de cette richesse/ de lumière en excès" que chante l’Estonie, "que demande cette lumière ?" écrit-elle à plusieurs reprises (27) :
Que veut de moi cette lumière ?
Si douce qu’elle soit, elle n’abandonne pas.
Morose et rose miroitent sur le rivage
où mènent ces routes forestières muettes vers la douceur vers l’eau…(33)
Ce qu’elle veut cette lumière ? : faire passer le langage poétique au filtre de ses miroitements et mirages, et que la poète, sous le couvert de la nuit, reste toujours vive. (96) La poésie de Gili est « une poésie mélancolique, qui ne désarme pas », écrit encore Marilyne Bertoncini dans la préface du recueil. Elle nous enseigne « que tout s’apprivoise, par le regard et les mots » (7) : "Parfois la poésie me permet de mieux dormir" (96) et de surmonter le chagrin (38) :
Aussi loin que tu ailles, aussi lasse,
ce savoir ne peut t’être enlevé :
dans chaque promesse
est planté au départ un germe de déception.
Même s’il faut traverser encore un désert pour l’atteindre. (39)
Comme une vague tantôt douce et lumineuse, quelquefois plus sombre, le mouvement nostalgique et intrépide de sa poésie, minutieusement déplacée de l’anglais vers le français, nous appelle au voyage, quelquefois, nous submerge. Ses rêves chantent, débordent le réel, irréductibles. Nous étions prêts à entonner avec elle ce chant en hébreu qu’elle nous a donné au festival de poésie des Voix Vives méditerranéennes à Sète, ce mois de juillet 2021. Un chant aérien "comme les ailes d’un merle dans le ciel" (29), un chant qui monte de son ventre, demeure éternelle de son hébreu (11) :
va, bouge, vole ou respire
loin, de ton pays, ton peuple, ta patrie, ta langue maternelle,
et deviens une grande nation, une petite grâce.
Va, bouge, vole disparais ou respire
va des choses mobiles vers un air plus léger. (92)