Rencontre avec Gilles Baudry

Cher Gilles Baudry, merci d'accepter cet entretien depuis ce lieu de silence et de prière qu'est l'Abbaye de Landévennec dans laquelle vous vivez. Vous êtes moine. Vous êtes poète dont l'œuvre est publiée presqu'exclusivement chez Rougerie, sauf votre dernier opus édité par Ad Solem. Et la première question que l'on peut se poser vous concernant est celle-ci : écrire de la poésie, pour un moine obéissant à l'ordre des Bénédictins, n'est-ce pas entrer en contradiction avec la parole de Jésus transmettant le Notre-Père comme prière suffisante pour parler à Dieu ?
La prière du Notre-Père est centrale dans la liturgie ; elle est au cœur de l'Eglise, son cœur battant puisque la seule prière de Jésus transmise à ses disciples ! Une prière qui va jusqu'à nous faire entrer dans la prière même de Jésus. Tant de commentaires ont été écrits et l'on ne peut en parler qu'en retirant ses sandales...
Mais votre question semble remettre en cause la légitimité de l'écriture poétique. Au fond : que sont les mots en regard de l'unique Parole ? En effet n'était l'Incarnation où le Verbe n'a pas pris d'autres mots que les nôtres (au risque des malentendus !), toute poésie (mais aussi toute théologie, toute exégèse) serait incongrue.
Mais ce serait oublier que toute la Bible est à la fois parole et écriture humaine et divine ; que Dieu, qui a fait alliance avec l'homme ne cesse d'appeler. La prière, c'est toujours un "répons", donc. Le poète croyant ne peut être qu'un serviteur de la Parole, humblement et jamais à la hauteur de la page blanche. Toujours balbutiant, débutant permanent. Le théologien médiéval se penchait avec amours sur la "pagina sacra". Quand l'écriture lui faisait signe, jamais il ne séparait les lettres d'avec l'esprit. Malheureusement, nous avons versé dans l'hyperconceptualisation. Or, les mystiques d'Orient et d'Occident pratiquaient conjointement théologie, spiritualité et littérature.
La poésie est un tropisme d'intériorité et celle-ci est mise à mal aujourd'hui. D'autre part, la foi réduite à un "intellectus" perd tout contact avec la vie. Aussi ai-je émis le souhait, en notre époque de désymbolisation, que la poésie soit un contrepoint à la rationalité théologique... Dans un dernier opus, aux éditions Ad Solem (Demeure le veilleur) voulu et préfacé par Nathalie Nabert, je désirais que le poème se fasse offrande et le poète, prière afin que plus rien ne s'interpose entre le secret de la poésie et le mystère de Dieu. Y suis-je un peu parvenu ?... Parole et silence, visible et invisible, prière et poésie se pollinisent...
Vos publications sont régulières. La règle bénédictine à laquelle vous obéissez semble très stricte, depuis les heures matinales jusqu'aux dernières prières du soir en passant par vos obligations de vie en communauté. Dans quelles conditions composez-vous votre poésie ?
Votre question rejoint ma propre interrogation, étonné que je suis d'avoir page à page, recueil après recueil, élaboré organiquement et avec cohérence ce qu'il faut bien appeler "une œuvre", comme à mon insu et sans préméditation. Du moins à l'origine j'étais dépourvu de cette ambition-là. Je n'ai fait que creuser un sillon pour accueillir et ensemencer les mots offerts.
Quant au temps consacré à soi (qui ne saurait être confondu avec l'oisiveté) : l' "otium litteraturae", il ne m'est accordé que par surcroît. Pourtant, ce sont des moments, rares, retirés à l'écoulement des heures... Sous la lampe et à ma table d'écoute, j'écris adossé à mon âme. Il s'agit de trouver l'adéquation entre le monde et soi sous la dictée de la voix cachée.
Votre poésie est en rapport constant à la transcendance. La vie régulière permet-elle un rapport au temps humain ordinaire ?
C'est surtout le temps ordinaire des petites heures notre lot. La quotidienneté qui n'est pas pour autant incolore. Pour ce, il faut habiter le temps, retrouver le sens de la durée. Notre rapport au temps est inhérent au sens donné à l'existence. C'est le "Présent intérieur" (l'un de mes titres) que nous avons à conjuguer, non le "présentisme" actuel qui rend le passé dépassé et l'avenir incertain. L'immédiateté fébrile, la tyrannie de l'urgence, le culte de la vitesse sont néfastes. On ne vit pas, on est vécu...
Dans la liturgie des heures il y a un "mystère du temps" : Dieu lui donne une qualité. D'où la nécessité de demeurer constamment en éveil car il ne cesse de passer, de venir. C'est parce que notre Dieu est l'Eternel qu'il a pouvoir de nous venir en aide chaque jour. Maître des temps, il est contemporain de tous les âges. Et nous n'existons vraiment qu'à cause de l'éternité de cet amour. Loin de nous évader dans un futur utopique ; loin de nous enliser dans un passé mythique, nous avons à vivre cet "entre-temps", cet équilibre dans un "déjà-là" et un "pas encore". Car l'au-delà, nous le portons au plus intime de notre cœur. "Le temps a cargué ses voiles pour entrer au port d'éternité", selon l'image marine de St Paul (1 Co 7,29).
Votre parole ne se départit jamais de la simplicité. Elle est dense, profonde, et les titres de vos recueils le disent : Nulle autre lampe que la voix, La seconde lumière, Présent intérieur, Invisible ordinaire, Versants du secret, Demeure le veilleur. Est-il fondamental de puiser son inspiration à la contemplation de la nature, et d'en faire un rapport avec le cosmos intérieur de l'être humain ?
Avec Plotin, il faudrait vivre, être dans l' "épistrophè", l'âme faisant peau neuve, retrouvant sa véritable nature en contemplant la beauté sensible. Et le mystique irlandais du IXème siècle Jean Scot Erigène voyait dans le cosmos une théophanie du Dieu caché. La nature était pour G.M Hopkins, selon Kathleen Raine, le "Corpus Christi, l'Hostie partout consacrée".
Pour ce qui me concerne, mon amitié-complicité avec les arbres, l'estuaire, les ciels de Bretagne, le miel de la lumière baignant les paysages... ne fait que croître. Louer devant la création - 5ème Evangile - constitue un prélude à la vision. Bénédictin, ma porte est franciscaine sur ce plan-là et je me sens en accord majeur avec la pensée d'Eloi Leclerc.
Le titre de l'un de vos recueils interroge : Nulle autre lampe que la voix. Le Christ disait : "La lampe du corps, c'est l'œil". Vous semblez lui répondre avec malice ?
La contradiction n'est qu'apparente car le Christ se dit aussi la "voix" (du berger) et la "voie" vers le Père. Et Claudel parle de "l'œil qui écoute". Rétrospectivement, j'ai le regret de n'avoir pas lu à temps cet aphorisme de Pierre Dhainaut : "Pour toute lampe notre écoute" et d'en avoir fait un titre. Le poète écrit comme on écoute. La page, il se la joue à l'oreille. Le poème comme une partition s'adresse à des lecteurs-auditeurs.
Quel medium que la voix, la vive voix, l'acte de lire, sans quoi l'écriture serait orpheline... Art délicat de dire un texte sans dramatisation outrancière, sans exagération... et sans minimisation plate non plus. "Une lente lecture, disait Bachelard, donne à l'oreille tous les concerts". Toute langue n'existe-t-elle pas que prononcée ? Notez que "Mikra" désigne la Bible ainsi que "lecture à haute voix"... Il faut respirer les mots en respectant la ponctuation et habiter le texte : seule clé pour trouver le ton juste, les inflexions qui touchent. En résumé : le silence serait la basse continue ou la fondamentale ; la voix, le chant de l'être, H.G Gadamer dit : "la lumière qui donne reflet à toute chose, c'est la parole".
Vous êtes un homme reclus, dans une société totalement extravertie. Ce qui vous parvient des métamorphoses du monde influence-t-il votre inspiration ?
"Reclus, c'est beaucoup dire. Si j'ai fait vœu de stabilité je ne suis pas "assigné à résidence". Le monastère est un enclos ouvert et, comme l'écrit Guillevic, "les vrais murs sont en nous". Le pèlerin sédentaire n'est pas vraiment si immobile que cela... La marche quotidienne - fut-elle limitée - m'est nécessaire, féconde pour la prière comme pour le poème. Elle permet la concentration dans la détente, la méditation sans tension.
Quant à ce qui influence mon écriture, sauf dans les notes de mon carnet et en des cas assez rares (cf. le génocide du Rwanda, l'assassinat des moines de Tibhirine...) je laisse aux journalistes, dont c'est la vocation, le soin de relater "l'écume des jours". J'essaie comme d'autres poètes, de déceler une minuscule odyssée dans l'existence la plus terne. Rien n'étant insignifiant...
Beaucoup de vos poèmes évoquent l'ombre, la nuit, la mort. Est-on poète, est-on moine, pour apprivoiser le moment décisif de la mort ?
C'est bien possible, au moins inconsciemment. Depuis plusieurs années, je tente de me constituer une anthologie personnelle des plus beaux poèmes à lire. A ma surprise, la plupart "tournent" autour de la thématique de la mort. Si oubliée par les médias, la poésie s'avère paradoxalement l'ultime recours testamentaire lors des sépultures.
Dans son dernier livre qu'il vient de me faire parvenir ("Cinq méditations sur la mort", Albin Michel) François Cheng exprime la vue profonde selon laquelle c'est la fin, la mort qui est en mesure d'éclairer la vie. Bénéficiant d'une double culture et convoquant Rilke, Shelley, Fondane, Hugo, Bergson, Wang Wei, il témoigne d'une vision de la vie en mouvement ascendant qui renverse notre perception de l'existence... Rien ne s'achève. "Sic transit..." Tout passe, tout est périssable, et la mort aussi ! La mort n'a pas le dernier mot. Le premier-né de nos tombeaux, par sa résurrection, fait de nos cercueils des berceaux en quelques sorte. L'enfance éternelle est devant nous. Mais le grain doit mourir en terre pour porter fruit. Nul autre sommeil que le repos dans la lumière. Cet horizon derrière l'horizon est l'éternité qui nous attend et nous convie... Mourir, c'est réaliser enfin qu'on a plus sa vie en mains, et consentir alors, comme le Christ, à remettre notre esprit entre les mains du Père de qui tout vient, vers qui tout va. Dès lors, la mort n'y peut rien. Quand elle arrive en charognard, il ne lui reste que les restes. Que la "carcasse". L'essentiel est Ailleurs...
Comment le poète Gilles Baudry perçoit-il la notion de paradis aujourd'hui ?
Loin de moi l'idée d'évoquer les fallacieuses "arrières-mondes" dénoncés par Nietzsche. D'autant que la spiritualité monastique parle plutôt de "vie éternelle". Un au-delà qui est un au-dedans, univers caché déjà présent au cœur du monde. Plus qu'un ciel à mériter, un Royaume à accueillir, donc. Le paradis : moins un lieu qu'un état. Et comme l'écrit J.Cl. Renard : "Un monde infiniment plus beau que son attente".
Et poétiquement parlant, qui ne désirerait à travers ses vers cette "musique du paradis" qu'un Dylan Thomas voulait faire entendre ? Cette musique affiliée au silence et à la lumière (comme chez Dante) ne nous offrirait-elle pas - en prélude - l'image sonore de la grâce ? Le pressentiment du paradis, il m'arrive de l'avoir en des moments rares à vous éblouir l'oreille lors de concerts, d'écoute de telle cantate de Bach, de tel motet de Tallis, de Victoria... Ils me "transportent" et m'arrachent des larmes comme ce fut le cas au Togo ces danses au son du tam-tam ou, plus récemment la voix cristalline de Divna, le violon virtuose de Natacha Triadou.
Beaucoup de vos poèmes, discrètement, humblement, traduisent une connaissance profonde de l'invisible, ce que le commun des mortels perçoit rarement sauf à vivre ce que l'on nomme philosophiquement une crise. Pourtant, il me semble que votre poésie est moins une parole de connaissance qu'une parole d'espérance. Notre temps aurait-il davantage besoin d'espérance, et donc de charité, que de vérité ?
Avec la crise, tout l'avenir est à l'avenant ! Et par gros temps, il ne faut pas démâter l'espérance. La crise des illusions est si forte que l'espérance n'a pas bonne réputation. A cet égard, St Augustin mettait en garde en se méfiant de deux choses : le désespoir sans issue, l'espérance sans fondement. L'authentique espérance est le contraire de "ces illusions consolantes" dont parle Elias Canetti. Le contraire des anesthésiantes promesses électorales, de la méthode Coué, des faux-fuyants. Lucide, l'espérance n'est en rien l'optimisme béat. Elle est courage d'être, en dépit de tout. D'autant plus invincible qu'elle a la fragilité du cristal et qu'elle connait les larmes. En plaine nuit, l'espérance anticipe l'aube pour deviner la lumière qui vient...
Face à la désespérance postmoderne de l'Occident, un écrivain d'Haïti (pays pauvre entre tous les pauvres), Daniel Maximin s'insurge : "Tu écriras loin de tout désespoir, qui est le luxe des peuples nantis."
Pouvez-vous nous parler de vos influences poétiques ? Quels sont les poètes que vous lisez et vous inspirent ?
J'éprouve toujours quelque perplexité à l'égard de ceux qui déclarent ne devoir rien à personne ou - plus fréquemment bien que moins péremptoires - ceux qui ne fréquentent pas la poésie. Pour ma part j'éprouve une grande gratitude envers mes pairs et m'avoue d'abord et avant tout "lecteur" ; secondairement et corollairement "auteur", ayant toujours le crayon à la main...
Bien sûr, mes lectures buissonnières d'anthologies (celle de Seghers ou autres) m'avaient fait découvrir la poésie française de Villon et des troubadours jusqu'à Apollinaire en passant par Verlaine, Baudelaire. Mais c'est à l'âge de vingt ans que tout a commencé lorsqu'un ami me mit entre les mains les textes de René Guy Cadou et l'admirable essai à lui consacré de Michel Manoll dans la collection "Poètes d'aujourd'hui". Ce fut une nuit blanche à la lanterne magique.
Bien plus qu'une simple réminiscence, cela reste, quarante ans après, l'expérience lumineuse et germinale à même de féconder ma quête, d'orienter mes lectures ultérieures : Milosz, Schéhadé, Reverdy, Follain, Malrieu, Novalis, Rilke... et surtout Supervielle dont la voix m'est si intérieure.
J'ajoute que seul me touche le chant profond étant comme l'émanation de l'être. Je vous fait grâce donc d'un fastidieux florilège de mes "délectures) (néologisme de Guy Goffette). Seulement que parmi mes correspondants : (Pierre Gabriel, Michel Manoll, Hélène Cadou, Anne Perrier, Jean-Pierre Lemaire, François Cheng) bien des pages me furent des "partitions" exemplaires. Je suis plutôt éclectique bien que j'aie - comme tout un chacun - mes répulsions et mes coups de coeur. Ainsi, depuis quelques années, ma pente va vers mes poètes "chambristes", mélodistes, tels Gérard Le Gouic, Lionel Ray, Jean-Yves Masson... Le lyrisme d'intériorité apporte un surcroît de sens.
J'ajoute enfin qu' "influence" ne doit pas rimer avec "dépendance". Il s'agit de trouver "sa" voix, la sienne, unique.
Merci Gilles Baudry




Demeure le veilleur de Gilles Baudry

Ici, nous aimons Gilles Baudry. Pour Recours au Poème, Gilles Baudry est un poète des profondeurs. L'un des plus éminents. Et comment pourrait-il en être autrement avec la vie que cet homme a choisi de mener ? Une vie de prière. Une vie d'oraison. Concentrée sur l'essentiel de l'humain. Avec les règles que son appartenance à l'ordre des Bénédictins lui offre, lui qui déploie son existence introvertie dans l'Abbaye finistérienne de Landevennec. Il y a la pauvreté. Dans les actes de tous les jours. Dans le travail que mène ce moine des temps modernes. Il y a le silence, écouté au plus profond de son essence, et au cœur duquel le poète Baudry puise sa voix d'humilité et de charité. Il y a la parole fraternelle.
Demeure le veilleur ajoute une tessiture aérienne à l'œuvre incarnée du poète Gilles Baudry. Depuis quel lieu parle-t-il, ce moine reclu dans son Abbaye du bout du monde, protégée par une quiétude sacramentelle que des errants du monde ordinaire troublent de leur passage pour y trouver la paix ? Depuis quel lieu, lui qui sait l'invitation du Christ à prier le Père par le simple Notre-Père ? Inutile d'ajouter des prières à celle transmise par Jésus lui-même : Dieu sait d'avance ce dont nous avons besoin. Aussi les poèmes de Baudry ne sont pas des prières. Il est dénué de cet orgueil.
Par sa parole, Baudry poète et Baudry moine atteste qu'en cet homme il n'y a qu'un seul individu. Tout homme, tout homme de foi, cherche la source première. Il remonte le courant. Et depuis le silence qui enveloppe cet homme et qui emplit ce poète, c'est par une discipline d'écoute de ses nuances qu'affleure en sa voix et par sa voix les subtilités grandioses de l'être. C'est une parole simple, riche et inépuisable de simplicité, que le poète contemplatif ramène à la surface de l'être, pour nous, les travailleurs.
L'organisation médiévale était tripartite. Il y avait le clergé, c'est à dire ceux qui priaient pour le salut des deux autres ordres. Il y avait les paysans et artisans, qui travaillaient pour nourrir l'ensemble de la société. Et il y avait les guerriers, qui assuraient sa défense. Avec toutes les métamorphoses que le temps fit subir à cette organisation, il y a toujours les travailleurs, c'est à dire l'ensemble du genre humain. Il y a toujours le clergé, mais sous la forme des intellectuels laïcs. Il y a toujours les guerriers, qui demeurent, par le truchement de la confusion généralisée propre à notre temps, invisibles et cachés.
Gilles Baudry appartient aux guerriers, aujourd'hui, en réalité. Il ne l'a pas voulu. Peut-être ne l'entendrait-il d'ailleurs pas ainsi. Mais force est de constater que l'absolu d'un moine dans une époque dé-spiritualisée, où les attaques du nouveau clergé laïc relèguent au néant les pratiques de la foi, participe d'une guerre entre les armées d'un matérialisme sans issu et celles d'une chance céleste pour les travailleurs en déshérence que sont devenus les humains.
La parole de Baudry, dans sa précision et sa nudité, est une parole tranchante. Elle saigne à vif les maux de nos psychismes décentrés. Elle en cautérise les plaies. Pourquoi, sinon, tant de gens se mettraient-ils à fréquenter les Abbayes avec cette soif de recueillement et de consolation que leur vie réclame au plus profond d'eux-mêmes ?
Depuis la sérénité et la tranquillité acquises par une vie régulière, le poète Baudry tranche et soigne. Le poète est un guerrier. Un guerrier de l'amour.

***

Sans autre solitude
que la fidélité

demeure le veilleur
penché sur l'horizon de la promesse

le ciel posé à même la pensée
larmes couleur de perles

goutte à goutte la lampe
distille sa rosée

la page quitte sa voix blanche
et dans la nuit

la transparente atteint
sa note la plus pure

***

Le livre de ma vie

quel ange de son aile
l'a paginé
et quels pas confondus
avec mes battements de cœur ?

Proche au-delà

fais que jamais
ne se ternisse
l'or d'être seul
avec le Seul

***

Sourcier de mes propres sources, je creuse
en moi profond
jusqu'à faire chanter
la couleur, le poème qui composerait
des paysages sonores
l'énigme d'une voix surnaturelle
qui ferait respirer
d'autres planètes que ce monde atone

Mais ce chant à plein temps
n'advient, Seigneur,
que dans la liturgie des heures et des saisons
dans la secrète incantation du Nom
le quatuor des évangiles
auquel l'âme comme un jardin
tout irrigué
prête l'oreille la plus fine

 




Le bruissement des arbres dans les pages de G. Baudry

C’est vrai   je ne divulgue rien
j’illumine un secret

Gilles Baudry

 

La beauté du titre de ce volume saisit d’emblée, elle est celle de l’un des vers du recueil. Et cette beauté est au diapason des pages d’un livre qui permettra, à ceux qui ne le connaitraient pas encore, de découvrir en Baudry l’un de nos poètes contemporains majeurs. Poète de la voix/voie intérieure, et des silences retentissants, ceux-là même qui transforment ce monde en chacun des instants de la vie. Les poèmes de Gilles Baudry, ici, s’étendent ainsi qu’une marée, en quatre temps de taille inégale et d’intensité reliée : D’un rêve à l’autre rive, Outre mesure, Votifs et L’opulence du peu. Ce dernier titre ou ensemble ne doit évidemment rien à ce que d’aucuns nomment le hasard.

Cela commence :

 

Seul avec le silence bourdonnant d’abeilles
et la fenêtre en croix
sur l’absence habitée
 

le coquelicot de la lampe dans la nuit
 

seul  à traduire ce qu’on gagne
à vivre dans un lieu perdu
au bout du monde
où tout commence
 

où se penchent les ombres tutélaires
de Sérusier   de Max Jacob   de Ségalen
de Saint-Pol-Roux le Magnifique
 

seul avec tous
frère des choses
à écouter sans fin venir
les pas de Dieu
 

la plume à la fine pointe de l’âme
à mains nues
 

j’écris

 

Et cela se passe donc « où tout commence ».
Chaque poète crée chacun des mondes à chaque instant.
Quoi d’autre ?

Ceci :

 

l’envers du monde je le vois   j’entends
des pas de brume qui s’approchent

 

Gilles Baudry est-il ce poète « chrétien » dont on parle parfois ? Un homme tourné vers le Christ, sans doute aucun. Mais un « poète chrétien » ? Cela veut-il seulement dire quelque chose. Evidemment, non. Il n’existe aucun poète chrétien, cette façon de qualifier, si l’on ose employer un tel mot ainsi, est une hérésie, plus encore quand elle se veut regroupement « d’écrivains chrétiens ». On nous dit que cela existe et nous avons du mal à le croire. Comment une telle ânerie peut elle être ? Les temps sont bel et bien au règne de la quantité autrefois évoqué par René Guénon, en tous les domaines semble-t-il. Non, Gilles Baudry est un poète. C’est un état de l’être devenu ce qu’il est, on entendra cela en des lieux proches et je m’en réjouis. Que dit Baudry ? Des notes de vie prononcées dans ce « parler en langue des oiseaux ». La poésie, cela vient de loin, de l’origine même du Chant du monde, de ce monde renaissant de déluges en déluges. Et cela chante sans cesse. L’arbre de vie est une corde. Et cette corde nous enracine dans des univers de réalités dont nous peinons à avoir idée.

Ce parler fulgure souvent :

 

Le ciel est la moitié du paysage
l’autre moitié
 

la presqu’île cloîtrée
par les brumes d’opale
 

l’ombre portée de l’invisible
celle des choses à venir.

 

Fin de toutes les peurs, et ainsi de toutes les prétendues « protections » en forme de qualificatifs qui ne disent rien des êtres. Il y a des mondes qui viennent, et nous cheminons en dedans du présent. Nous sommes des mondes. Quoi d’autre ?

La poésie de Gilles Baudry en appelle au réel né de la « vraie mesure », ce que nous nommons ici Recours au Poème, et cela ne va pas sans cet « étonnement inouï d’être en vie ». Bien sûr, cela est évident, tellement il est absurde de ne pas vivre cette préoccupation à chaque instant.

La poésie de Baudry nous remet à l’ordre, en permanence devant le miracle d’être. Car c’est bien de miracle dont il s’agit lorsque l’on évoque la vie. La question n’est pas religieuse. Elle est celle de l’extraordinaire beauté de la vie, et de la sagesse architecturale à l’origine de ce qui est. Nous, et tout ce qui est.

 

Sans la nuit la plus noire
que seraient à nos yeux les étoiles
 

qu’attendre de l’apparition
d’une aube miraculée ?

 

Le poète (je veux dire l’état de l’être que l’on nomme poète) a ceci « d’embêtant » qu’il pose en chaque moment d’authentiques questions. Cela pourrait être épuisant. Et ça l’est. Comment pourrait-il en aller autrement, depuis l’intérieur même du Poème ? La poésie et la conscience du Poème, c’est être vivant. Lire Baudry, ce peut être, pour peu que ses univers parlent à ceux de son lecteur, demeurer en vie. N’est-ce pas que :

 

Il n’y aurait que les étoiles
à rêver tout haut en plein jour
et nous veilleurs

 

Alors Gilles Baudry évoque Ce que peut le poème : « rendre au silence couleur et naissance ». Il y a tellement d’importance dans ces quelques mots, que les saisir en devient presque douloureux. Parfois, la musique dira ce qui est, comme dans cet Ostinato :

 

Las, le temps réduit sa voilure
et dans l’ostinato des vagues
toute la mer se ride, mais
que veut le vent, que veut le vent ?

 

Clignotent, pianotent les étoiles
le braille de nos insomnies
sur un clavier pour quel nocturne, mais
que nie la nuit, que nie la nuit ?

 

La nuit est au bout de ses yeux
et la forêt se cache
derrière ses paupières, mais
que sait la sève, que sait la sève ?
 

Neige pétale par pétale,
cloche s’embrume et s’enveloppe
d’un linceul de silence, mais
que tait la terre, que tait la terre ?

 

La terre ? Cette part féminine de ce qui est devant nos yeux. Que tait cette terre  ? Nous voilà plongés en plein mystère. Et toute pensée en cette direction ne peut être qu’extérieure à ce que nous continuons à nommer « raison », un concept douteux.

La poésie de Gilles Baudry, dédiée :

 

à ce qui fait chanter
la sève humaine
sur fond de matinale

 

Une poésie qui sait « la montre inutile / au poignet de l’agonisant ». Alors, le volume se termine nécessairement sur L’opulence du peu pour « donner aux mots une présence ». Le corps entièrement empli de ces mots, l’on se prend à croire en la possibilité de vivre chaque instant en lien avec cette présence.

 




Chronique du veilleur (2) – Gilles Baudry

Gilles Baudry prie et écrit dans l’abbaye de Landevennec. Son œuvre, publiée chez Rougerie, témoigne de son expérience du sacré, de cette approche de l’invisible dans le visible que tous les poètes, plus ou moins croyants ou même incroyants, ont eue à certains moments privilégiés de leur vie et qu’ils tâchent de traduire en poèmes.

La vocation de Gilles Baudry est de dire la Présence cachée en ce monde, de relier la nature et la grâce. Cela ne peut se faire que par une « parole qui se tait » selon sa magnifique expression. Parole où « les mots passent les mots », toujours insuffisante pour se hausser à la dimension divine à laquelle elle aspire.

                        Comment
                        peut-on confier sa vie
                        à un poème
                        écrire
                        l’invisible
                        l’azur
                        qui se laisse trouer
                        par la note abyssale ?

                        Un à un se dérobent
                        les mots

                        L’encre s’enneige
                       de furtives extases
                       dans les marges

                       sans autre voix
                      que celle qui nous manque.

(Instants de préface)

La poésie est pour lui une approche à toujours recommencer, un mouvement où le désir, la louange, la reconnaissance se mêlent étroitement, non pas une saisie, une possession, mais une allure, un chant qui ne cesserait de se répandre.

                        …Voyez
                        la sève
                        le cours de sa pensée
                        ou l’écriture de l’aléatoire
                        sous l’aubier
                       du sang

                       l’inconcevable don
                       immérité

                       d’exister sans entraves dans le chant

« Tout chante et tout fait silence », déclare-t-il. C’est bien là l’essence impensable de la création poétique. Mais la prière, qui parfois n’en est pas très éloignée, a ces mêmes deux visages, comme une lumière qui, dans son prisme, marie toutes les couleurs. Ainsi de Marie :

                        Elle joue la partition de la lumière
                        entre le rose chair et le bleu nuit.
                       Son regard de vitrail
                       s’éclaire du dedans.
                      Sa gravité légère l’apparente au ciel.

 (Nulle autre lampe que la voix)

Ainsi, Gilles Baudry, moine et poète, poursuit la même quête du divin dans une double et même tension. Dans la crypte spirituelle où il veille, il témoigne du mystère pour lequel il est si beau de vivre et d’écrire. « Pèlerin de l’horizon », il sait bien que la plus grande qualité du poète comme du croyant est d’être totalement disponible comme aux premières lueurs de la Résurrection.

                        Ici
                       pose ta vie

                       marche pieds nus
                       dans la rosée de la Parole.

(Présent intérieur)

Présentation de l’auteur