Giorgi Lobzhanidzé, un Professeur d’arabe en Géorgie
Le recueil de Giorgi Lobzhanidzé est une tentative éminemment empathique de partager l'expérience d'une vie libre dans la Géorgie d'aujourd'hui ; défi de chaque instant. L'individu y est broyé sous les difficultés matérielles, la pauvreté, la violence sociale, les propagandes politiques de tous bords, le carcan des différents dogmes religieux... Marginal et funambule, le poète renvoie dos à dos toutes les chapelles et préfère ne se fier qu'à ses propres vérités. Pamphlétaire, rêveur, il sera notre professeur surréaliste d'une langue nouvelle qui puise aux sources inédites d'un Coran secret et d'une conjugaison ré-imaginée, aventureuse, nomade, sans passé ni avenir.
Docteur en philologie, Giorgi Lobzhanidzé enseigne actuellement à l’Université d’État de Tbilissi. Il a traduit des œuvres médiévales et modernes importantes de la littérature arabe et persane. Il est l’auteur de la nouvelle traduction géorgienne du Coran, présentée et annotée par lui-même, pour laquelle il a reçu, en 2008, le Prix littéraire Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année » et le Prix d’État du « Livre de l’année » de la République islamique d’Iran. En 2010, Giorgi Lobzhanidzé a de nouveau reçu le Prix Saba pour sa traduction de Golestan de Saadi, éditée chez la Maison caucasienne, dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ». En 2020, il a publié aux éditions Sulakauri la traduction présentée et annotée par lui-même du premier des six livres du Masnavî de Djalâl ad-Dîn Rûmî, pour laquelle, en 2021, il a une troisième fois reçu le Prix Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ».
Extrait du poème « Les martyrs » de Giorgi Lobzhanidzé en géorgien et en français, lu par le traducteur B. Chabradzé, du recueil "Le professeur d’arabe", éditions Les Carnets du Dessert de Lune, la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme, 2023. Pikis Saati, émission radio publique géorgienne, 14.07.2023.
Ses poèmes sont traduits dans plusieurs langues et sont inclus dans diverses anthologies, notamment dans Le train de Koutaïssi : Vingt poètes géorgiens (traduction de Boris Bachana Chabradzé, éditions Caractères, Paris, 2022). En 2020, la maison d’édition lituanienne Kauko Laiptai a publié son recueil de poèmes « La phobie des saints » (traducteurs : Nana Devidzé, Viktoras Rudianskas et Jonas Liniauskas) qui a été nommé, en 2021, parmi les quinze meilleurs recueils de poésie de l’année par l’Association des éditeurs et critiques lituaniens. En 2022, son recueil de poèmes Nelle rovine del sogno (« Dans les décombres du rêve ») est paru, dans la traduction de Nunu Geladzé, en Italie, aux éditions Giuliano Ladolfi Editore.
Giorgi Lobzhanidzé
Traduit du géorgien par Boris Bachana Chabradzé
Faire connaissance
Bonjour,
J’ai déjà pataugé dans cette eau
Et je ne crois plus en rien,
Ni à l’amour
Ni à la tendresse juvénile,
Ni à la pudeur.
Je crois en un coup de poing dans la mâchoire,
En une rage de dent,
En un cadavre enfin redevenu
Ce qu’il était en réalité.
Partout où je vais, les loups hurlent après moi,
À mon tour, je hurle à la lune
Non pas comme un amant fou
Mais comme un loup
Affamé et souffrant d’une rage de dent,
Sans-abri,
Traçant son chemin dans la neige
De la forêt au village.
Bonjour,
J’ai déjà fleuri,
J’ai traversé tous les fleuves,
J’ai suivi tous les vents,
J’ai enfreint les dix commandements
Jusqu’à ce que je redevienne enfin
Ce que j’étais en réalité :
Un défunt heureux
N’ayant plus besoin d’amour,
De l’argile nue
N’ayant plus besoin de préservatif,
Ne pouvant plus m’accoupler qu’avec la terre.
Fais-moi faire connaissance avec qui tu veux,
Présente-moi des âmes sœurs plus belles les unes que les autres :
L’amour finit toujours de la même façon,
Il ne se suffit pas,
Il doit se déverser dans quelqu’un.
La prière de l’homme avec des sacs de courses
Merci mon Dieu !
Jamais tu ne m’oublies,
Pas même dans une telle tempête.
Elle aurait pu m’emporter,
Me porter au ciel,
Chez toi
S’il n’y avait eu ces sacs de courses
Chargés de nourriture pour deux ou trois jours,
Juste assez pour préparer
Quelques déjeuners
À condition de ne pas manquer d’imagination culinaire.
Merci mon Dieu
D’avoir créé,
Dans chaque quartier de notre capitale
Où j’ai vécu
Au moins un magasin
Où je peux,
Certes avec un sentiment de gêne,
Récupérer de la nourriture à crédit,
Où les vendeurs me font généreusement confiance
En notant néanmoins mon nom sur leur ardoise,
Tout en indiquant la somme à régler -
Le mois prochain, quand j’aurai touché mon salaire.
Sur ces ardoises, à côté de mon nom,
Ils ajoutent mes caractéristiques
Pour ne pas me confondre avec d’autres clients du même nom.
Auparavant, ils notaient : « chétif »,
Maintenant, ils notent : « Professeur ».
Or, moi, je suis l’homme
Avec des sacs de courses dans la tempête.
Quand j’écarte les bras
Afin de conjurer le vent
Pour qu’il ne m’emporte pas brusquement chez toi,
Je te ressemble soudain,
Tel que tu étais
Quand tu devenais Dieu…
Telle est la crucifixion des sacs de courses,
Avec deux poissons
Et cinq pains.
Le retour de Pénélope
Ici tout se passe à l’envers :
C’est Pénélope qui rentre à la maison.
Elle suit sa propre tapisserie
Telle une araignée,
Entrelace maille par maille
Les sentiers sortant de son ventre
Et avance ainsi
Vers son unique UlysseQui a pris le large
Depuis déjà si longtemps
Et a forgé sa propre histoire…
Tandis qu’elle, femme,
Est une Pénélope active,
Elle tisse et s’englue dans les mailles de sa tapisserie
Telle une araignée
Et son ouvrage
Pour lequel elle use de bleu
Se répand sur toute la terre
Comme l’eau de mer
Et fait déferler ses espérances comme des vagues.
Mais pourquoi « comme » ?
Cette tapisserie est une véritable mer
Salée par les larmes
De Pénélope esseulée.
Elle pleure…
Elle tisse…
Et au bout de la mer,
Ulysse.
Arrivée jusqu’à lui,
Elle déploiera à ses pieds
Son ventre lassé d’avoir tissé
Et lui dira :
« J’ai suivi ma tapisserie,
Je t’y ai tissé comme trame principale
Et puisque je suis
Une Pénélope active,
Je suis venue moi-même…
Cette tapisserie est notre progéniture ».
Ma voisine
Ma voisine est une vieille femme,
Avec une vie de galérienne derrière elle,
Asséchée par le labeur
Comme l’herbe des champs…
Alors que dans mon enfance
Elle était belle comme une immortelle d’Italie.
Maintenant, elle a tout oublié.
Dans son esprit, le passé a entièrement recouvert le présent,
S’étant peu à peu emparé, tel un marécage sans vie,
De l’espace vital de sa pensée
Où seuls les souvenirs glougloutent désormais,
Quelques souvenirs marquants,
Nénuphars flottants,
Étendards blancs sur les remparts de l’oubli.
Sa maison d’enfance
Est l’un de ces nénuphars…
Tandis que la maison qu’elle s’est construite,
Où elle a élevé cinq enfants,
Où elle a labouré toute sa vie,
Lui est étrangère.
Dès que les membres de sa famille s’absentent,
Elle se précipite dehors,
Verrouille soigneusement le portail derrière elle
Et remonte la rue vers l’autre bout du village,
Vers chez elle…
À quelques pas, il y a un carrefour,
Elle s’y arrête
Et s’apprête à crier de désespoir,
Or, n’en ayant pas la force,
Au lieu d’un cri, un râle pitoyable sort de sa gorge :
« Je veux rentrer à la maison !
Ramenez-moi chez moi ! ».
Tous ses souvenirs ont coulé dans le marécage.
Sur les décombres de son esprit
Entièrement effondrés sur son passé,
Un seul arbre a poussé :
« Ramenez-moi chez moi ! » –
Seule son âme se souvient de sa vraie patrie
Et tourne en rond…
Mais pour l’heure, elle ne peut aller nulle part.
Et, du carrefour,
Ses voisins la ramènent
Chez elle,
Jusqu’à son portail verrouillé.
Au revoir
Je t’ai dit au revoir
Comme
Un arbre à ses feuilles
Après les avoir serrées dans son cœur
Toute l’année.
L’amour
Exige toujours
De nouveaux habits
Et c’est le supplice des arbres :
Voir
Leurs feuilles choir
Et devoir leur dire au revoir,
Branches tendues vers elles,
Afin de pouvoir accueillir
Des feuilles nouvelles…
Recueil de poèmes de Giorgi Lobzhanidzé "Le professeur d’arabe", traduit du géorgien par B. Chabradzé, a été édité par Les Carnets du Dessert de Lune dans la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme. L'auteur et le traducteur parlent du recueil dans l’émission radio publique géorgienne "Pikis Saati". Source : https://1tv.ge/audio/pikis-saati-14-0...