Traductions croisées : Sonia Elvireanu et Giuliano Ladolfi

Quelles vagues font pousser en moi des poèmes ?
Sonia Elvireanu

Écrire de la poésie à quatre mains, cela semble difficile, même si cela a été tenté, la poésie étant d’abord une affaire de ressentis, de sentiments. La traduction est autre chose : prenant la suite de l’auteur qui a exprimé sa sensibilité, le traducteur qui cherche certes à se couler dans le moule du poème initial ne peut pourtant faire lui-même œuvre de poète que s’il laisse s’exprimer sa personnalité propre.

Aller-retour remarquable que celui opéré par les auteurs de ces deux recueils, puisqu’ils se font tour à tour traducteur l’un de l’autre. Le Regard… un lever de soleil rédigé en français par S. Elvireanu est traduit en italien par G. Ladolfi ; La Nuit obscure de Marie rédigé en français par G. Ladolfi est traduite en roumain par S. Elvireanu. C’est ici les textes en français que nous examinons, faute des compétences linguistiques nécessaires pour juger de la qualité des traductions en tant que telles.

Déjà l’auteure du Souffle du ciel en 2019, puis du Chant de la mer à l’ombre du héron cendré en 2020, les deux chez L’Harmattan, Sonia Elvireanu n’en est pas à son premier coup d’essai comme poétesse de langue française. Si les poèmes du nouveau recueil sont souvent plus longs que précédemment, on y retrouve la même sensibilité à la nature empreinte d’un certain mysticisme panthéiste : Le Saint-Esprit est sur la montagne (in « La piété de la montagne »).

Sonia Elvireanu, Le Regard… un lever de soleil – Lo Sguardo… un’ alba, traduzione di Giuliano Ladolfi, Bongomanero, Giuliano Ladolfi editore, 2023, 194 p., 15 €.

La nature n’est pas qu’un objet à contempler, elle n’est pas même que vivante, la poétesse communie avec elle en une sorte d’osmose surnaturelle, à la limite douloureuse.

Tout ce qui existe dehors se trouve en moi aussi
le jour et la nuit, la terre et le ciel,
la lune, le soleil, les étoiles, tout
est sable brûlant, brûlure infinie
(« Le sable »)

Il serait bien sûr exagéré de comparer l’expérience relatée ici par S. Elvireanu aux extases douloureuses d’une Thérèse d’Avila, néanmoins les termes qu’elle emploie peuvent faire penser à la « transverbération » (1) décrite par la sainte. S. Elvireanu invoque par ailleurs un miracle de l’amour et de la poésie à propos du verdissement éternel d’une branche de pommier (« Matin vert ») tandis que le Christ est directement présent dans le poème « Un nimbe de lumière sur un mur » : sur le mur blanc […] un homme d’une beauté divine […] rayonnant sur la croix de bois.

Autre mur, celui qui fonctionne comme métaphore tout au long du livre. Métaphore de l’obstacle à la création – Comme un mur qui ne te laisse pas aller plus loin  (« Une tache de couleur ») – ou du mystère à déchiffrer (la pierre de Rosette, l’art paléolithique), jusqu’au mur enfin transparent à l’instar de la poésie qui dévoile le monde.

Un mur transparent te laisse voir
le monde derrière lui qui s’y reflète
(« Regarder par la vitrine ») 

Les lecteurs de S. Elvireanu reconnaîtront sans peine les marqueurs de sa poésie avant tout lyrique inspirée par la nature – les mots oiseau, bleu, soleil, rivage, désert, par exemple, qui reviennent régulièrement –, ce qui n’empêche pas d’autres sources d’inspiration comme, dans le présent recueil, un voyage aux îles grecques :

sur le fil bleu de l’horizon,
l’ange,
la Mer Égée et le ciel (« Le vêtement du jour »).

∗∗∗

Giuliano Ladolfi a lui-même traduit en français sa Notte oscura di Maria publiée en italien en 2021, traduite ensuite en roumain par S. Elvireanu. Même si le titre, La Nuit obscure de Marie, semble faire référence à la Nuit obscure de Saint Jean de la Croix, la ressemblance s’arrête là. Chez Jean de la Croix « obscur » évoque en réalité simplement le secret qui entoure la rencontre surnaturelle, extatique de « l’aimée » (l’âme du croyant) et de « l’Aimé » (le Christ) : « Ô nuit qui a uni l’Aimé avec son aimée ».

La nuit que traverse Marie est bien différente, c’est celle qui a saisi son âme après la mort de Jésus, nuit de déréliction et de révolte contre un Dieu absent :

Mais toi où étais-Tu quand le Juste
était crucifié sur la croix
et criait, criait
qu’il était abandonné ?

Giuliano Ladolfi, La Nuit obscure de Marie – Noaptea întunecată a Marieri, traduction de Sonia Elvireanu, Iasi, Ars Longa, 2023, 132 p.

Le texte ne se limite pas à cette protestation. Marie, dans cette nuit réellement obscure, se souvient des principales étapes de sa vie, telles qu’elles sont relatées dans les Évangiles  : l’Annonciation, le voyage jusqu’à Bethléem, l’adoration des bergers, des rois mages, le jeune Jésus face aux docteurs de la Loi, les Noces de Cana :

Sur la table, ces regards d’enfants
cherchaient du pain
Joseph et moi
nous attendions muets
que le mystère s’accomplisse.

Si Joseph est loin d’être un acteur central des Évangiles, il trouve toute sa place dans ce texte où Marie apparaît d’abord comme une épouse aimante et navrée par l’épreuve imposée à un Joseph obligé d’accepter un enfant qui n’est pas de lui :

Joseph… ce silence dans tes yeux
inquisiteurs sur mon ventre
[...] Je sentais ta souffrance, mon Joseph,
quand tu voyais mon ventre enflé.

Rappelons que les Évangiles synoptiques sont peu diserts sur la naissance de Jésus. Marc et Jean n’en disent mot. Luc raconte en détail l’Annonciation de l’Ange à Marie, ajoutant simplement qu’elle était fiancée à un certain Joseph de la maison de David. À l’inverse, chez Matthieu qui présente longuement la généalogie de Joseph depuis Abraham puis David, l’Ange s’adresse au seul Joseph : « Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme, car ce qui été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ». La suite dit que « Joseph fit comme l’Ange du Seigneur lui avait prescrit », sans mention de ses états d’âme. Tandis que G. Ladolfi fait de Joseph un personnage à part entière de ce drame. Il humanise ainsi davantage Marie, au risque de la théologie, puisqu’il fait d’elle une femme qui semble davantage préoccupée par l’épreuve imposée à son mari (« il ne voulait pas montrer son chagrin / d’avoir perdu pour toujours sa joie / d’être père ») que fière de porter le futur Sauveur de l’humanité.

Et Joseph m’aimait-il ?
Oui, avec un amour qui donne sans demander,
avec un silence qui sait souffrir,
avec un calme qui sait espérer.

Post scriptum

On sait que l’Immaculée Conception de Marie n’est reconnu comme un dogme de l’Église catholique que depuis 1854. La croyance, cependant, était bien plus ancienne puisque remontant au moins au Moyen Âge. Entre la fin du XVe siècle et la Révolution, il a existé ainsi à Rouen un concours de poésie à la louange de Marie Immaculée. Nos lecteurs seront peut-être intéressés de découvrir, à titre de comparaison, comment on pouvait poétiser sur la Vierge Marie à la Renaissance. Ici un extrait du « Chant royal » de Guillaume Tasserie, présenté au concours, où il explique pourquoi il fallait que la mère du Christ naquît sans péché :

Raison pourquoy ? Car la divine essence
Le preveioit pour estre son affine,
Et si elle eust eu de peché violence
Par aulcun temps, elle eust été indigne
[…] Mais Dieu a faict par povoir vertueulx
Qu’el ayt jouy des biens celestueulx,
Dont doibt avoir plaine fruition
Celle qui est mere du Dieu des dieulx
Belle sans sy en sa conception.

 

Note

(1) G. Ladolfi emploie un terme voisin dans La Nuit obscure : « une lumière transhumanait mon être ».

Présentation de l’auteur

Sonia Elvireanu

Sonia Elvireanu. Poète, romancière, critique littéraire, essayiste, traductrice, membre de l’Union des écrivains roumains. Études : Université Babeş-Bolyai de Cluj-Napoca, Faculté de lettres. Doctorat en philologie avec une thèse sur l’exil. Professeur de français associé à l’Université technique de Cluj-Napoca, Roumanie. Membre du Centre de recherche de l’imaginaire « Speculum » et du Centre de recherches philologiques pour le dialogue multiculturel, Université « 1 Decembrie 1918 », Alba Iulia, animatrice culturelle dans l’association franco-roumaine AMI, membre de la Fédération internationale des professeurs de français (FIPF), fondatrice du cénacle littéraire « Jacques Prévert » d’Alba Iulia.

Oeuvre : Le silence d’entre les neiges, Paris, l’Harmattan, 2018; Ion Vinea, Cent et une poésies, Bucureşti, Editura Academiei Române,2018 ; Au fil d’Ariane, Iaşi, Ars Longa,2017; Umbrele curcubeului/ Lesombres de l’arc-en-ciel, Iaşi, Ars Longa, 2016 ;Printre priviri de nuferi/ Àtravers des regards de nénuphars, Bucureşti, eLiteratura, 2015 ; Métamorphose,Iaşi, Ars Longa, 2015 ; Rodica Braga: la représentation de l’intériorité,Bucureşti, eLiteratura, 2015 ;Între Răsărit şi Apus/ Entre le Lever et le Coucher, Iaşi, Ars Longa, 2014 ; Le visage sombre de Ianus, Iaşi, Tipo Moldova,2013; Singurătatea irisului/ La solitude de l’iris, Sibiu, Imago,2013 ; Gabriel Pleşea, Une perspective sur l’exilroumain, Sibiu, Imago, 2012 ; Dincolo de lacrimi/ Au-delà des larmes, Sibiu, Imago,2011 ;Le retour de l’exildans le roman « L’Ignorance » de Milan Kundera (2011), À l’ombre des mots, Sibiu, Imago,2011; Temps pour deux, Alba Iulia, Gens latina,2010 .

Traductions: Marian Drăghici, lumière, doucement, Paris, l’Harmattan, 2018 ; José Maria Paz Gago, Manuel pour séduire les princesses, Scopje, Poetiki, 2010 ; Michel Ducobu, Siège sage. Quatrains pour la méditation/ Loc calm. Catrene pentru meditaţie, Iaşi, Ars Longa, 2015 ; Denis Emorine, De toute éternité/ Dintotdeauna, Iaşi, Ars Longa,2015.

Prix:  Prix de poésie « Aron Cotruş, Les ombres de l’arc-en-ciel(2017); Prix de traduction, Denis Emorine, De toute éternité (2016) ; Prix « Le voyageur », début en roman Métamorphose(2015) ; Prix d’essais : Rodica Braga: la représentation de l’intériorité (2016),Le visage sombre de Janus (2014); Prix de critique littéraire, À l’ombre des mots (2012) ; Premier Prix de traduction au Festival international « L. Blaga », Sebeş, 2008 ; Premier Prix de littérature comparée au concours « La Belgique romane », Bruxelles, 2006 ;  IV-e place au concours de prose « Le Tour du monde en 80 textes », Paris, 2004.

En anthologies: Liens et entrelacs. Poètes du monde, Wroclaw, 2018 ; O limbă, un neam,Târgovişte, 2018 ; Giovanni Dotoli, Encarnación  Medina Arjona, Mario Selvaggio, Entre ciel et terre, L’olivier en vers. Anthologie poétique, Roma, Edizioni Universitarie Romani, 2017; Le printemps des métaphores,Galaţi, Editura InfoRapArt, 2015;Les Anthologies de la revue Seul. Poésie,Târgovişte, Ed. Singur, 2014;Les Anthologies de la revue Seul. Prose,Târgovişte, Ed. Singur, 2014;Laurenţiu Bădicioiu, Romeo et Juliette  àMizil. Anthologie de poésie et d’épigramme, Bucureşti, RBA Media,2012;J’écris. Anthologie de vers, Alba Iulia, Gens latina, 2010.

En volumes collectifs des colloques internationaux (sélection): 

Le retour à Ithaque dans la littérature de l’exil, Annales Universitatis Apulensis , Series Philologica, 18, tom 2, 2017. Vintilă Horia, Un penseur pour le troisième millénaire (coord. Georgeta Orian, Pompiliu Crăciunescu, Eiko, 2017); Incursions dans l’imaginaire. Imaginaire, identité et altérité en littérature, vol. 8, Alba Iulia, Editura Aeternitas, 2017;Incursions dans l’imaginaire. Approches de la perspective de la littérature comparée, vol. 7, Alba Iulia, Editura Aeternitas, 2016; Incursions dans l’imaginaire. Mythe, musique, rituel. Mutations des noyaux narratifs, vol. 6, Alba Iulia, 2015; Norman Manea, Loin et près, Târgu-Mureş, Editura Arhipelag XXI, 2014; Incursions dans l’imaginaire. Imaginaire et illusion. Cahiers de l’Echinox, vol.23, Cluj-Napoca, 2012; Études humanisteset perspectives interculturelles, Târgu Mureş, Editura Universităţii “Petru Maior”, 2011; Communiquer, Échanger, Collaborer en français dans l’espace méditerranien et balkanique,Athènes, Université d’Athènes, 2011 ; Incursions dans l’imaginaire. Du corps imaginé au corps représenté, vol. IV, Alba Iulia, Editura Aeternitas, 2010;  Faire vivre les identités francophones. Actes du 12-e congrès mondial de la FIPF, Québec 2008, Krakow, Les presses de Zakład Graficzny Colonel s.c., 2009 ;  Proceeding The First International Conference on Linguistic and Intercultural Education, Alba Iulia, Editura Aeternitas, 2008; Le français, une langue qui fait la différence. Actes du premier Congrès européen de la FIPF, Vienne2006, Krakow, Les presses de Zakład Graficzny Colonel s.c., 2008; Évaluation alternative, Cluj-Napoca, Editura Dacia, 2005; Les méthodes de la pensée critique, Cluj-Napoca, Editura Dacia, 2004. 

Essais, chroniques, commmentaires critiques, poèmes, prose dans les revues: Mondes francophones, Francopolis, Traversées, Concerto pour marées et silence, Tric-trac, Rupkatha, Dialogues et cultures, Théorie et Pratique, Nouvelle Approche du français, Viaţa românească, România literară, Luceafărul de dimineaţă, Convorbiri literare, Vatra, Familia, Euphorion, Tribuna, Apostrof, Steaua, Verso, Caietele Echinox, Nord literar, Argeş, Annales Universitatis Apulensis, Boema, Baaadul literar, Gând românesc, Pietrele Doamnei, Glasul, Claviaturi, Mistral, Messager.

En dictionnaires :

Ioan Holban(coord.), Dictionnaire des écrivains roumains contemporains, Iaşi, Tipo Moldova, 2016, vol. IV.

Irina Petraş, Écrivains de la Transylvanie. Dictionnaire critique illustré, Cluj-Napoca, Editura Editura Eikon, Cluj-Napoca, 2014.

Dictionnairedes écrivains de la filiale Alba-Hunedoara de l’Union des Écrivains de Roumanie, Sebeş, Editura Emma Books, 2016.

En Histoires de la littérature roumaine:

Une autre sorte d’histoire de la littérature roumaine contemporaine, Ed. Singur, Târgovişte, 2013.

Préfaces

Denis Emorine, La mort en berne, Genève, Editions  5 sens, 2017.

Denis Emorine, De toute éternité/ Dintotdeauna, Iaşi, Ars Longa, 2015.

Gheorghe Jurcă, La captivité de la solitude, Cluj-Napoca, Grinta, 2014.

Postfaces

Marian Drăghici, lumière, doucement. Traduction en français et préface de Sonia Elvireanu, Paris, Harmattan, 2018.

Rodica Chira, Ma maison en verre, Iaşi Ars Longa, 2018.

Aurel Pantea, Blanca. Traduction en français de Marcela Hădărig, Grinta, 2017.

Anca Sas, Momentom,Alba Iulia, Altip, 2017.

Avant-propos: Michel Ducobu, Siège sage. Quatrains pour la méditation/ Loc calm. Catrene pentru meditaţie, Iaşi, Ars Longa, 2015

 

 

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Présentation de l’auteur

Giuliano Ladolfi

Giuliano Ladolfi (1949), est un poète italien diplômé en littérature à l'Université catholique de Milan avec une thèse sur la pédagogie. Il a travaillé comme chef d'établissement. Il a publié quelques recueils de poésie et des essais et a fondé la revue de poésie, de critique et de littérature "Atelier", où il considère de manière particulière l'esthétique et la poésie du XXe siècle. Il est également éditeur, organisateur et orateur de nombreuses conférences littéraires.

Poèmes choisis

Autres lectures

Giuliano Ladolfi, Au milieu du gué

Comme je ne pratique pas la langue de Dante, j’ai vérifié dans un dictionnaire le sens attribué en français au mot italien : attestato, qui donne son nom au recueil de Giuliano Ladolfi. [...]




Giuliano Ladolfi, Au milieu du gué

Comme je ne pratique pas la langue de Dante, j’ai vérifié dans un dictionnaire le sens attribué en français au mot italien : attestato, qui donne son nom au recueil de Giuliano Ladolfi.

Ce terme se traduit littéralement certificat ou attestation. L’auteur, qui a assuré lui-même la translation de son ouvrage d’une langue à l’autre, propose pour la version française un titre qui diffère profondément du titre originel italien : Au milieu du gué.

Voici qui le place dans une posture singulière. On se souvient de la fameuse expression : Traduttore, traditore, soit : Traducteur, traître. Cette paronomase — une expression qui joue sur la ressemblance entre deux mots — stipule que traduire c’est trahir. Le poète se trahirait-il lui-même ou voudrait-il apporter une précision — un éclaircissement — au mot abrupt dont il se sert dans son idiome natal pour nommer son recueil ? En effet, si le mot certificat se révèle réaliste et donc sans ambiguïté, l’expression Au milieu du gué, possède un potentiel poétique et symbolique. Ce que va confirmer la lecture du livre.

Giuliano Landolfi entend en fait éprouver les possibilités (les impossibilités ?) du langage à traduire l’histoire de son pays. Sa patrie a subi une métamorphose radicale lors du siècle écoulé, à savoir l’abandon d’une civilisation essentiellement rurale au profit d’un modèle industrialisé, voué au modernisme le plus effréné. Ce constat concerne bien d’autres nations.

D’ailleurs, entre toutes, les deux régions du globe qui ont connu une des mutations les plus radicales du vingtième siècle, la Russie et la Chine, présentaient une économie agricole et non industrielle. Ce qui déjouait les prévisions de Karl Marx.

Giuliano Ladolfi : Au milieu du gué (Attestato)Edition bilingue italien - français. Traduction de l’auteur, © janvier 2021 Editions Laborintus, Lille, 126 pages.

« Il y a des périodes dans l’histoire de l’humanité dans lesquelles le temps semble accélérer le rythme et les contours du monde deviennent plus incertains, indéchiffrables ; alors la pensée se révèle incapable de diriger l’histoire et chaque prédiction est contrecarrée par une réalité obscure. »

Le livre se divise en deux parties. A l’image des deux rives d’un même fleuve qui jamais ne se rejoignent. Chaque rive limite un territoire. Le voyageur doit compter sur l’existence d’un pont ou d’un gué pour pouvoir traverser le courant. Si l’on admet que ce fleuve symbolise l’histoire dans l’esprit du poète (le temps qui coule), les terres que bornent ses berges représentent le passé et l’avenir. Le gué désigne alors la possibilité d’un parcours malaisé, voire dangereux (on imagine des pierres glissantes). Le titre en français évoque donc un passage difficile à vivre, un parcours initiatique entre les rives du destin. On s’attend à une œuvre lyrique. Or, le style des poèmes s’avère sans fioritures. On ressent un refus de l’épanchement. Pas ou très peu d’images. Cette manière d’écrire est plus proche de la phraséologie du constat, de l’attestation, ce qui renvoie au titre en italien. « Ici nous naissons et mourrons sans laisser de traces. »

La première partie est consacrée à l’adieu au passé. « En deux générations il nous semble avoir passé des siècles ou peut-être des millénaires. » Adieu à la terre, à la fois natale et pastorale, aux ancêtres, à une certaine insouciance, aux valeurs traditionnelles — aussi. « On a déplacé l’orgue du chœur : / les filles ne viennent pluschanter, mais la Noël va tomber / toujours le 25 décembre. » Et, plus loin : « Le mot Art en patois n’existe pas. / Ici on parle de soupe et de travail […] »

L’auteur écrit à la première personne. Il s’interroge mais questionne également un interlocuteur non nommé, peut-être un membre de sa famille, sans doute son futur lui-même. « Quelle vérité veux-tu que je te dise ?  La tienne ? La mienne ? / Je ne pourrais pas choisir. » Ce contradicteur vit déjà sur l’autre rive. Il habite la ville. Il sait la modernité, la technologie, les nouveaux conflits. « Tu es en l’an 2000, ajoutes-tu. / Illumine la maison / avec des brochures publicitaires ».

Cette partie du livre se termine cependant par une affirmation : le travail poétique sur la langue doit permettre une sorte de réconciliation entre passé et avenir. « Mais j’utilise les mots du pays, / je contemple le monde sous son profil,  /  je sais ce qui germe du sol, / des souvenirs ... » Ce besoin de travailler se confirme par la création de la revue L’Atelier, au nom si évocateur. Giuliano Landolfi se fera aussi éditeur. Enfin, une petite Silvia voit le jour, symbole d’espérance pour son père de soixante ans. Une naissance difficile puisque le bébé manque de mourir. Une nouvelle vie commence.

La seconde partie de l’ouvrage met en scène l’auteur, encore l’interlocuteur (sa conscience ?) mais aussi son fils aîné, âgé de vingt ans.

Ce dernier est totalement coupé de l’univers de son géniteur. « Il n’y a aucune possibilité d’accord avec le père : ils semblent se déplacer en différentes époques de l’évolution. » Le jeune homme vit pleinement la postmodernité. Il ne connaît rien de l’histoire qui précède son existence, le passé antérieur de sa famille. « Monfils n’a pas vu le communisme, /  Il est né après le mur de Berlin, / il ne connaît pas l’angoisse / du terrorisme,quand chaque mot / de dissidence était un coup de feu. » Il a fait sien le manque d’idéal de la société de consommation et ne comprend pas la nostalgie qui semble habiter le poète. « La culture humaniste a été mise en décharge et les valeurs du plaisir, de l’argent, de la mode et du divertissement règnent en maître. » On songe à l’atmosphère factice dans laquelle évoluent les protagonistes de La Dolce Vita, le chef-d’œuvre de Federico Fellini.

Le passage du gué semble déboucher sur un échec : incommunicabilité et difficulté à se dire, à faire comprendre l’histoire : « Pardonne-moi si ma langue est silencieuse... /  il est juste qu’elle s’éteint / parce que je me suis liquéfié  /  en passant l’eau du ruisseau. »

Giuliano Ladolfi insiste sur la vision consumériste du monde postmoderne,  qu’il estime dangereuse parce qu’à la fois globalisante et réductrice : « consumérisme signifie placer le marché au centre du système des relations humaines, des rapports personnels, publics, sociaux, nationaux et internationaux, y compris les modèles culturels (théoriques, philosophiques, éthiques et esthétiques), ainsi que les modèles pratiques et pragmatiques. »

L’auteur cependant refuse de céder au désespoir. Il croie au miracle de la vie, à un avenir toujours possible. Et qui d’autre peut mieux incarner cette espérance sinon l’enfant dont la vie a été menacée puis épargnée (par qui, par quoi) ?  « Silvia est un miracle : / si le parfum explosé se dissipe,  / reste la garantie / d’avoir perçu / pendant un instant au moins l’infini. »

Le parcours en tout cas d’un homme qui doute, qui espère et désespère, le constat d’un monde à la dérive, en déshérence, que quelques grandes âmes (où sont-elles ? Existent-elles ?) pourraient / voudraient encore sauver…

Présentation de l’auteur

Giuliano Ladolfi

Giuliano Ladolfi (1949), est un poète italien diplômé en littérature à l'Université catholique de Milan avec une thèse sur la pédagogie. Il a travaillé comme chef d'établissement. Il a publié quelques recueils de poésie et des essais et a fondé la revue de poésie, de critique et de littérature "Atelier", où il considère de manière particulière l'esthétique et la poésie du XXe siècle. Il est également éditeur, organisateur et orateur de nombreuses conférences littéraires.

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