Apporte-moi tes chants, Ô mer… : notes sur l’oeuvre romanesque de Giuseppe Conte

De Giuseppe Conte, poète ligure né à Porto Maurizio en 1945, le lecteur français connait peut-être davantage les œuvres poétiques que les romans. C’est ainsi que depuis la découverte des recueils disponibles en langue française L’Océan et l’Enfant (1983) et l’anthologie Villa Hanbury & autres poèmes (2002) traduite par Jean-Baptiste Para, j’en suis arrivée à m’intéresser à l’univers romanesque de Giuseppe Conte avec la lecture du Troisième officier (2007) et de La femme adultère (2008). 

Il se pourrait que ces univers soient intimement liés. D’autant qu’au cours de ces années vient s’insérer la publication de Terres du Mythe (1994, « Arcane 17 »).

Le lecteur attentif retrouvera sans doute dans chacun de ces ouvrages ce qui fait la particularité de l’œuvre de Giuseppe Conte et l’originalité de l’univers dans lequel elle prend vie. Univers ancré dans la passion ternaire de la mer, des voyages et des mythes. Cette triple alliance a irrigué continûment lecture et écriture du poète. Ainsi découvre-t-on que les paysages d’Irlande ou d’Écosse ont donné au méditerranéen Giuseppe Conte la possibilité d’aborder aux mythes celtiques et scandinaves et de les accueillir au même titre et avec le même engouement que d’autres grands mythes issus de civilisations disparues. « Le mythe m’est de plus en plus clairement apparu comme étant une forme de connaissance », écrit le poète dans l’introduction de Terres du Mythe. Ainsi après Galway et les îles d’Aran en Irlande, suivent les Orcades d’Écosse et le mythe d’Odin, puis celui d’Aphrodite à Paphos. Viennent ensuite les mythes liés aux dieux de la Haute Égypte, ceux de l’Inde du Sud et enfin ceux des Indiens du Nouveau Mexique.

Voyager a toujours été pour moi l’expérience la plus forte et la plus stimulante, celle se rapprochant le plus du véritable sens de l’amour, symbolisant le mieux le processus mort-renaissance, celle la plus à même de m’entraîner aux frontières de l’invisible et du visible, du fini et de l’infini. Les plus grands livres à mes yeux ont été de véritables voyages… 

De sorte que les livres assument « une fonction irremplaçable ». Celle de « portes, de fenêtres ouvertes sur la connaissance, sur l’essence même de l’univers, mémoire historique, mémoire mythique, Puits de tous les courants, de toutes les mers, cavernes, forêts, herbe et mousse, Menhir, Obélisque et Gratte-ciel […] » Ce n’est pas un hasard si « "liber" est à l’origine "la pellicule entre le bois et l’écorce des arbres"…  (p.21)

Giuseppe Conte est donc aussi ce voyageur immobile que les livres accompagnent. Les siens, bien sûr et ceux des grands auteurs, ses maîtres. D.H. Lawrence, Henry Miller, Ernst Jünger… et les poètes. Le Montale di Ossi di seppia, mais aussi Yeats, Shelley, Blake, Whitman dont Giuseppe Conte a été le traducteur, et tant d’autres encore. Tous ont contribué à pousser le poète ligure vers l’exploration de rivages différents de ceux qui l’ont vu naître et vers lesquels, pourtant, sans cesse il revient. Porto Maurizio, l’éternelle Ithaque de Giuseppe Conte.

Ainsi peut-on lire dans une note du poète à l’édition de 2002 de L’Océan et l’Enfant (in Poesie 1983-2005, Oscar Mondadori, p.79), ces mots qui rendent compte du syncrétisme culturel et philosophique qui irrigue l’œuvre de Giuseppe Conte :

J’étais possédé par l’énergie implacable du chant, du recommencement, de la découverte, des symboles. Tout m’apparaissait comme la métaphore de quelque chose d’autre, à l’infini. Je découvrais que l’archétype éternel de la ville était pour moi Porto Maurizio, la petite cité ligure toute escarpée et hérissée de clochers, demeures et jardins parmi lesquels j’étais né et où j’avais grandi et je la retrouvais tandis que j’admirais les fortifications de Mycènes et de Tirynthe ou bien je m’extasiais de voir les surfaces miroitantes des gratte-ciels de Manhattan se dissoudre en fantasmagories de lumières, de fleurs, de feux sous la pression du couchant. 

À partir de 1980, création romanesque et création poétique vont de pair. Primavera incendiata, son premier roman, voit le jour chez Feltrinelli cette année-là. De 1983 date la publication de L’Océan et l’Enfant dont Italo Calvino souligne l’importance quant aux nouvelles voies poétiques que l’œuvre explore.

Comment situer sur une carte des antécédents et des tendances la présence de ce poète que l’on dirait orgueilleusement solitaire et hors du temps ? » Quant à Jean-Baptiste Para, grand admirateur de l’œuvre de Giuseppe Conte, il souligne dans son introduction à Villa Hanbury & autres poèmes que la poésie du poète ligure « accueille en elle des figures du mythe, comme si les puissances numineuses des Grecs, des Celtes ou des Aztèques étaient des feux que les siècles avaient mal éteints. 

Plongée dans la lecture de Terres du Mythe, je perçois comme une évidence la similitude qui existe entre la figure du poète et le saumon d’Irlande dont il découvre les rituels à Galway. Quel lien le saumon d’Irlande, « animal clé de la science sacrée de l’âme », peut-il avoir avec le poète ? Tout comme les saumons de Galway remontant le cours du fleuve Corrib jusqu’à sa source afin de renouer avec le principe de leur existence, le poète remonte le cours de la Voie de la connaissance ouverte par le mythe. Et d’aller ainsi à la rencontre du Chaos dans lequel s’origine le monde.

À la fascination éprouvée en Irlande (1981) devant « les murailles du château de Dun Aengus » vient s’ajouter la fascination exercée sur le poète par les alignements de Carnac. Laquelle ranime et augmente les souvenirs des îles d’Aran. C’est peut-être son long séjour en Bretagne – de 1987 à 1989, Giuseppe Conte vit et travaille à Saint-Nazaire à la Maison des Écrivains – qui inspirera au poète quelques années plus tard, l’écriture du roman Le Troisième Officier (2002). Roman qui se déroule dans un premier temps sur un voilier.

Ma lecture dans Terres du Mythe du chapitre premier consacré à l’Irlande, me le confirme. Lors d’une randonnée dans le Morbihan (« petite mer » en breton), Giuseppe Conte découvre les sites mégalithiques de Le Ménec et de Kermario, qui font partie des fameux alignements de Carnac.

 Onze rangées de pierres alignées à perte de vue sur un terrain parfaitement plat qu’on dirait labouré par des dents de dragon, selon une absurde et précise géométrie » … « Le secret de cette forêt géométrique a sûrement un rapport avec le soleil. Chaque alignement délimitait peut-être le tracé de pistes magiques qui le guidait peut-être dans sa course, pour que du lever au coucher, il ne s’égare pas. 

L’écrivain se souviendra sans doute de ce moment lorsqu’il rédigera le chapitre premier du Troisième Officier. Voici ce que dit le narrateur, Yann Kerguennec, quelques heures avent d’embarquer sur le Sainte-Anne.

J’étais parti de mon village proche de Carnac, bien décidé à trouver du travail en ville, avec un balluchon que je portais sur l’épaule– je ne me rappelle pas ce qu’il y avait dedans, c’était ma mère qui l’avait préparé. Je me promenais sans but, en attendant, et la ville me paraissait beaucoup plus grande que je ne l’avais imaginée ; la cathédrale était très haute, bien autre chose que les pierres alignées de Carnac, celles qui deviennent petit à petit plus hautes et plus grosses, et qui m’avaient déjà donné l’impression de se tendre vers le ciel avec la prétention, peut-être, de le rejoindre et d’aller toucher le soleil. 

Roman d’aventures maritimes et roman de formation, Le Troisième Officier est aussi un roman d’idées qui se déroule sur fond de vérité historique. Quelle que soit la forme que prend la narration et où que se déroule l’action, sur mer et sur terre, l’idée majeure qui relie les trois parties du récit est celle de la liberté. Lutter contre les injustices, lutter contre l’esclavage, lutter pour que puisse advenir la liberté, telle est la quête poursuivie par Giuseppe Conte dans ce roman qui oppose en combat permanent le Bien et le Mal.

Rien de tel en effet que le huis clos d’un voilier pour voir se profiler le spectre des mutineries ; rien de tel pour des naufragés que la découverte d’une bande de terre pour inventer une utopie dont les contours s’effondreront sous les coups de butoir de la réalité.

Giuseppe Conte remet la narration de son récit entre les mains de Yann Kerguennec. Un demi-siècle s’est écoulé, qui sépare le petit paysan breton – qui embarque à Nantes à bord du Sainte-Anne à la veille de la Révolution, un 3 mai 1789 – du maître-charpentier adulte qui entreprend son récit dans une France sur le point de se soulever :

aujourd’hui 24 février 1848, où j’entends hurler et tirer dans les rues, et Dieu sait ce qui peut arriver… Elle renaît, la liberté et jamais aucun aspirant tyran ne réussira à l’ensevelir

Le roman est une longue rétrospective narrative. Il s’ouvre sur un prologue en italiques. Yann Kerguennec brosse à grands traits l’aventure qu’il lui a été donné de vivre au cours de sa vie. Il conclut cet incipit par ces mots : « Je ne suis pas le personnage central de cette histoire. Ce n’est pas mon histoire que je veux vous raconter. »

« La République Libre d’Aldébaran » tombe dans l’anarchie avant d’être anéantie dans le sang.

S’il est vrai que le mot de liberté est dans toutes les bouches, il est parfois bon de « signaler que la nature humaine, par sottise et cruauté, peut transformer la liberté en crime et en infamie. »

Libertaire et utopiste dans ses romans, Giuseppe Conte peut être défini en poésie comme un antimoderne. La raison de pareil positionnement se trouve explicitée dans Manuele di poesia (1995). Car pour le poète ligure, « la disparition de la poésie des sociétés occidentales ne témoigne pas tant d’une crise de la poésie que d’une pathologie de ces sociétés mêmes. »

Viscéralement attaché à la pensée mythique, Giuseppe Conte n’a d’autre conception poétique que de commercer avec les Muses. Elles lui inspirent une poésie éminemment lyrique. En témoignent ces quelques vers, choisis dans le dernier quatrain du poème « Fidélité à la mer » :

 Apporte-moi les chants, ô mer, fais que je

Trouve tes daims, tes pommes d’argent

Les touffes de bruyère sous le vent

L’abri de lune de ton dieu, Manannan

Mac Lir. 

In L’Océan et l’Enfant, Traduction de Jean-Baptiste Para, Arcane 17, 1989, p.153

Présentation de l’auteur

Giuseppe Conte

Né en 1945 à Porto Maurizio en Ligurie, et vivant désormais à Imperia, Giuseppe Conte, passionné de voyage et de mythologie est poète, romancier, essayiste et traducteur. Il a fait paraître en italien des œuvres de William Blake, P.B Shelley, D.H Lawrence et Walt Whitman .

Passionné de voyage et de mythologie, il est l'un des fondateurs du mytho-mythomodernisme, mouvement créé en en 1995.

Après un doctorat d’esthétique, en 1968, il publie, en 1972, un essai critique consacré à la métaphore baroque (La metafora barocca: saggio sulle poetiche del Seicento, Milano, Mursia, 1972).

Ses premiers textes poétiques sont publiés en 1978 dans l’anthologie La Parola innamorata.

En 2006, il a remporté le Prix Viareggio, section poésie, pour Ferite e rifioriture (Mondadori) et, en 2008, le Prix Stresa pour L'adultera.

 

L’Ultimo aprile bianco (poésie), Milano, Società di poesia per iniziativa dell'editore Guanda, 1979
Un chant pour des résurrections songées, traduction de Jean-Pierre Faye, Change n° 39 « L’Italie changée », mars 1980
L'Océan et l'Enfant (poésie), traduction française de Jean-Baptiste Para, Arcane 17, Saint-Nazaire, 1989. Préface d’Italo Calvino. Réédité par Jacques Brémond, 30210 Remoulins, 2002. Prix Nelly Sachs pour la meilleure traduction de poésie de l'année (1989)
Le Stagioni (poésie), Milan, Rizzoli, 1988 (Les Saisons, traduction collective de l’italien, relue, complétée et préfacée par Jean-Baptiste Para, éditions Royaumont, Collection Les Cahiers de Royaumont, Asnières-sur-Oise, 1989)
Le Manuscrit de Saint-Nazaire (récits), édition bilingue, traduction de Jean-Baptiste Para, en appendice : entretien de Giuseppe Conte avec Bernard Bretonnière, Saint-Nazaire, M.E.E.T., Arcane 17, 1989 (cet ouvrage n'est plus disponible)
Dialogo del poeta e del messaggero (poésie), Milano, Arnoldo Mondadori Editore, “Il Nuovo Specchio”, Milano, 1992
Le Roi Arthur et le sans-logis (théâtre), traduction de Jean-Yves Masson, entretien de Giuseppe Conte avec Bernard Bretonnière, Saint-Nazaire, M.E.E.T., 1995 (cet ouvrage n'est plus disponible)
 (anthologie), traduction de Jean-Baptiste Para, L'Escampette, Bordeaux, 2002. Cette anthologie comprend des extraits de L’Océan et l’enfant, Les Saisons, Dialogue du poète et du messager, Chants de Yusuf Abdel Nur, Nouveaux Chants. Malheureusement, cette édition ne comprend pas le texte original en italien.
Ferite e rifioriture, Mondadori, Collana Lo Specchio, Milano, 2006. Premio Viareggio Poesia 2006
La Femme adultère [L'adultera, Longanesi, Milano, 2008], éditions Laurence Teper (éditions de Corlevour), 2009. Traduit de l'italien par Monique Baccelli. Premio Stresa. Premio Manzoni du meilleur roman historique 2008.
L’homme qui voulait tuer Shelley [La case delle onde, Milano, Longanesi, Collana La Gaja scienza, 2005], roman, éditions Phébus, 2008. Traduit de l’italien par Frédéric Klein.
Poesie 1983-2015, Oscar Mondadori, Oscar poesia, 2015. Introduzione di Giorgio Ficara. Nota biografica e bibliografia a cura di Giulia Ricca.
Non finirò di scrivere sul mare, Mondadori, Collana Lo Specchio, 2019

Autres lectures

2 entretiens avec Giuseppe Conte

Bernard Bretonnière offre ici à Recours au Poème deux entretiens devenus introuvables, réalisés avec Giuseppe Conte  : le premier, publié sur la revue Face B, à l'occasion du séjour de l'auteur à la Maison [...]




2 entretiens avec Giuseppe Conte

Bernard Bretonnière offre ici à Recours au Poème deux entretiens devenus introuvables, réalisés avec Giuseppe Conte  : le premier, publié sur la revue Face B, à l'occasion du séjour de l'auteur à la Maison des Traducteurs Saint-Nazaire, de fin septembre à début novembre 1987, juste après avoir reçu le « Comisso » 1987 – l’un des principaux prix littéraires italiens – pour son roman Equinozio d’autunno. L'Oceano e il ragazzo, nominé au prix Viareggio 1984 et publié en France aux Editions Arcane 17 était son premier livre traduit en français : c'est à son propos que Bernard Bretonnière l'avait rencontré à l'issue de son séjour, dans cet appartement de la Maison des Ecrivains qui domine, superbement, l'estuaire de la Loire.

Le second entretien fait partie du livre "Le Roi Arthur et le sans-logis", publié en édition bilingue (l'entretien, toutefois, est la langue unique, utilisée par les deux interlocuteurs) et interroge les rapports de l'auteur avec la poésie et le théâtre, et l'importance des mythes dans sa création.

L'Océan et l'enfant,  Giuseppe Conte, traduction Jean-Baptiste Para, préface d'Italo Calvino, éd. Arcanes, 1989

 

« LE POÈTE EST UN HOMME

QUI VEUT FAIRE RENAÎTRE LE SENS DU LANGAGE »

Bernard Bretonnière : La poésie, en France, est certainement le genre littéraire le moins lu – et particulièrement en ce qui concerne les écrivains contemporains. N’êtes-vous pas étonné que votre premier livre traduit en français soit un recueil de poèmes ?
Giuseppe Conte  : J’aurais déjà été étonné pour mes romans ! Alors oui, cela me surprend beaucoup. Aucun poète italien de ma génération n’a été traduit en français. C’est un pari pour l’éditeur. Aussi, je suis préoccupé parce que la possibilité d’être réellement diffusé en France m’apparaît bien faible. Disons que si mon livre a été vendu à quatre mille exemplaires en Italie**, j’espère en vendre ici quatre cents...
 Traduttore, traditore est un aphorisme italien qui incite à vous demander plus qu’à tout autre : comment un écrivain étranger, et particulièrement un poète, peut juger la traduction qui est faite de ses textes ?
Je dois dire que j’ai eu la chance de trouver quelqu’un qui est non seulement un traducteur mais aussi un poète et un critique. Jean-Baptiste Para((Secrétaire de rédaction à la revue Europe, Jean-Baptiste Para a publié deux recueils de poèmes Arcanes de l’ermite et du monde (« La petite sirène », Messidor) et Une semaine dans la vie de Mona Grembo (Arcane 17) ; un troisième recueil Le Jeu de l’ange paraîtra prochainement aux Éditions Ryôan-Ji.)) a traduit mes poèmes de la meilleure façon : il en a transcrit la musique italienne en musique française. Dans ce passage, le sens n’a pas bougé : ce que je découvre, c’est une autre musique mais en retrouvant très exactement ce que je voulais dire. Aussi, ce qui est intéressant dans cette nouvelle lecture, c’est de se découvrir d’une autre façon et donc d’approfondir ce que l’on a mis dans le texte. Cela, je peux l’apprécier en français ou en anglais – que je parle – à défaut de pouvoir le faire en suédois ou en russe, langues dans lesquelles j’ai été traduit mais que j’ignore.
 La description des objets frappe, dans votre poésie. Italo Calvino le remarquait lui-même. [Italo Calvino a souligné dans votre poésie l’importance de la description des objets.] Le langage de l’écrivain doit-il cerner l’objet ou doit-il le faire, plutôt, s’échapper de ce qu’il est ?
 Si l’écrivain se contente de montrer, l’objet est mort. Une véritable description doit révéler la partie invisible de tout objet, la partie de mystère que le langage ordinaire et le langage de la science ignorent. Le langage de la poésie doit voir cela. La précision dans la versification amène à découvrir l’invisible.
Les autres poètes ligures ont plutôt choisi une expression dépouillée, voilée, aride.
 Les poètes ligures des générations précédentes – Sbarbaro, Montale, Caproni – ont choisi un langage très dépouillé, très essentiel. Italo Calvino a cherché la liaison entre ma poésie et celle de ces anciens, pour découvrir que nous avons tous réfléchi sur le paysage en lui donnant une valeur symbolique et morale. « La sirène du monde a perdu sa voix » écrit Sbarbaro ; ça, je ne le crois pas puisqu’au contraire je recherche cette voix ; ne pouvant le faire par le dépouillement, j’utilise un langage métaphorique tendu vers les cycles du mythe.
 « Le poète est peut-être un homme qui porte en lui / la cruelle pitié du printemps » avez-vous écrit. Comment comprendre ce curieux assemblage de mots donné comme définition ?
 Le printemps, c’est quelque chose qui revient chaque année apporter une renaissance. Le poète est un homme qui veut faire renaître le sens du langage et la façon de regarder les choses. Mais pour renouveler, il faut par principe détruire et donc être cruel avec soi et avec ceux qui nous empêchent d’appeler ce printemps. La question que vous me posez m’oblige à ma poser à moi-même d’autres questions... Pourquoi la pitié ? Pitié et cruel sont deux mots contradictoires ; le printemps est au-delà du paradoxe et le poète au-delà de la cruauté et de la pitié : son regard sur les choses ne doit pas être lié à sa propre conscience mais – selon mon opinion – impersonnel ; c’est un regard mythique, lié à la conscience du monde. Il faut la cruauté pour détruire le vieil ego en soi et la pitié (qui est l’amour) pour construire le nouveau.
Vous parlez d’impersonnel... Votre poésie,dans son vocabulaire et ses images, est très universelle, peu située dans le temps, rarement dans l’espace et elle échappe toujours au moi. Vers quelles destinations emmenez-vous donc votre lecteur ?
 Mes références géographiques sont toujours mythiques, situées au-delà de l’espace, comme la Grèce mycénienne, l’Irlande des Celtes, l’Amérique des Indiens. L’hégémonie de l’avant-garde a réduit la poésie au langage. La poésie en tant qu’expérimentation de cet ordre me paraît une voie mortelle. Ailleurs, il y a la poésie existentielle, la poésie qui pleure sur l’expérience personnelle. À mon sens, la poésie doit transfigurer l’expérience personnelle pour faire passer quelque chose sur le sens de la vie, l’âme du monde, la nature, le destin.
La nature – animaux, végétaux, minéraux, éléments – est constamment présente dans votre œuvre. Peut-on parler d’une conscience écologique ?
L’écologie est quelque chose de différent. Il n’est pas possible de dire Il faut sauver la nature si l’on ne change pas la perception même de la nature. J’ai redécouvert une certaine idée de la nature mais il m’a fallu, pour parler d’elle, redécouvrir une pensée et un mythe qui me permettent eux-mêmes d’établir un nouveau langage. On ne peut pas parler de la nature aujourd’hui en ignorant le fait qu’elle est menacée et qu’elle avait été sacrée.
 Vous invoquez souvent les dieux. Est-ce la nature qui vous ramène aux mythes ?
Bien sûr. Il y a là une liaison très profonde. Pour parler de la nature, il faut retrouver les anciens dieux de la nature. La nature n’a pas de langage propre mais je pense qu’elle trouve un langage à travers nous. Ainsi, si je regarde la mer, je vois le dieu de la mer et l’on ne peut en parler sans voir la liaison avec le cosmos : la marée et la lune, la pierre et l’étoile. C’est cela qui a été perdu par notre civilisation. Le mythe, c’est la mémoire occultée de l’humanité. Mais il parle à travers cela même qui l’a occulté : l’histoire et la technologie, essentiellement. Pour parler du mythe aujourd’hui, il faut retrouver l’énergie de la vie, même dans la condition désolée du monde actuel !
Cela vous porte vers un certain optimisme ?

Cela me permet de croire que la vie, se transformant toujours, va continuer...

Pendant les tempêtes d’équinoxe, l’on a, presque chaque jour, vu votre silhouette arpenter, littéralement contre vents et marées, le front de mer de Saint-Nazaire. Comment, à travers des sensations aussi naturelles, sauvages, brutes, détachées du temps, peut-on atteindre une écriture contemporaine ? Rien n’est plus romantique que la mer, la tempête ; alors pourquoi n’écrit-on plus aujourd’hui comme au XIXe siècle ?
 D’abord, je me promenais beaucoup le matin pour voir quelque chose qui m’étonnait : le jeu des marées que j’ignore sur la Méditerranée où je vis. La marée n’est pas seulement une transformation de la mer : c’est un symbole magique de métamorphoses lointaines, c’est une fascinante transformation continue du lieu. En se promenant pendant ces matins d’automne seul à mille kilomètres de sa maison, face à une autre mer, on peut sentir toute la solitude du monde – voire le désespoir – en même temps que la liberté.
Ensuite, je suis très proche du romantisme et, avec des amis de ma génération, nous travaillons, en Italie, sur l’interprétation nouvelle des romantismes anglais et allemand. Mon écriture n’est pas foncièrement contemporaine ; la poésie n’est jamais contemporaine, elle est hors du temps comme le désir ou le rêve, comme quelque chose qui arrive et change le temps. Être contemporain pour un poète, ce serait accepter la réalité présente en tant que telle. C’est impossible ! Le poète transforme la réalité. Il y a près de deux siècles entre Shelley et moi : je ne peux pas oublier les expériences culturelles qui nous séparent – de Marx à Freud. On ne peut écrire de la même façon mais on peut écrire sur le même sujet, et avec la même âme.
La vie sauvage vous tente-t-elle ? Est-ce un retour vers lequel vous voudriez tendre ? Est-ce le quotidien actuel qui vous pèse et qui nous emprisonne ?
J’aime, personnellement, vivre dans un cadre feutré, civilisé... La vie sauvage, c’est le symbole de ce qui a été perdu. Si l’on ne peut pas redécouvrir une nature sauvage qui n’existe plus, on peut chercher ce qui, à l’intérieur de soi, est emprisonné par la pensée technique, rationaliste. Le quotidien actuel ne m’empêche pas de retrouver le mythe et la puissance ; ce qui m’emprisonne, c’est l’idéologie, le pouvoir de la vision scientifique et utilitaire, la pensée analytique. Mais je ne peux pas être assez naïf pour croire que je vais retourner à Shelley ou à Mallarmé !
 En quoi la mythologie celte intéresse-t-elle le Ligure que vous êtes ?
En Italie, personne ne connaît la mythologie celte. [En Italie, la mythologie celte est pratiquement ignorée.] Je l’ai découverte en Irlande. Ce qui m’a séduit, c’est sa perception musicale et magique de la nature, une perception qui lie le naturel et le surnaturel ; la mythologie celte donne à voir une nature en constante métamorphose, presque sans dieux.
Où les dieux seraient humains ?
 Disons que ce sont des humains qui ont obtenu l’éternelle jeunesse.
L’homme, contrairement aux dieux que vous affectionnez, ne peut se métamorphoser. Si le choix d’une métempsycose vous était offert, qu’aimeriez-vous devenir ?
Je choisirais d’abord d’être un saumon puis un oiseau de mer. Le saumon parce qu’il vient de l’océan et remonte procréer vers la source du fleuve : cette idée a une force symbolique réconfortante car elle évoque la possibilité de se retrouver soi-même dans le chaos et la difficulté.
Et l’oiseau de mer ?
Parce qu’il va manger le saumon ! Il faut savoir être l’ennemi de ce que l’on a été.
Donnez-vous maintenant le don d’ubiquité.  Où vous voyez-vous ?
J’aimerais vivre une vie sur la mer ligure et une vie dans le désert du Nouveau Mexique ; ce sont les lieux les plus forts, les plus essentiels que je connaisse. Le désert, c’est la mer loin de la mer.
Continuons le jeu : vous ne refuseriez pas le destin d’un dieu ! Mais quel dieu
Je ne voudrais pas être un Dieu de monothéisme. Dans la mythologie grecque, je me vois en Zeus parce qu’il s’est transformé de multiples façons pour assouvir sa puissance amoureuse... Ça, j’aimerais beaucoup... (rire.) Dans la mythologie aztèque, j’aimerais être Nanauatzin parce que j’aime cette idée qu’un dieu puisse être petit et malade... Car Nanauatzin, se sacrifiant dans le feu, devint le soleil.
Dans la nature que vous aimez, quel arbre seriez-vous ?
Un cerisier en fleurs parce qu’il est blanc et qu’on ne peut encore manger ses fruits.
Et quel minéral ?
 Une pierre du chemin, la pierre qui, tournée vers le zénith, devient menhir. J’aimerais être un menhir !
 Auriez-vous alors une époque de prédilection ?
Je voudrais en essayer plusieurs. Au moins deux : avant le déluge et pendant l’empire romain. Le déluge pour savoir ce que personne ne sait, c’est-à-dire s’il y eut avant des géants,  des prophètes, des savants cosmiques – la légende dit que les druides ont un savoir hérité d’avant le déluge. L’empire romain parce que je n’aime pas les Romains.
En bon Ligure que vous êtes...
Oui, mais je voudrais être un Celte qui se rebelle contre l’Empire romain ! Et permettez-moi encore une autre époque : le XVIIe siècle, pour être navigateur et rencontrer Robinson Crusoë ou Gulliver.
Êtes-vous un nostalgique ?
 Non, je ne me sens jamais nostalgique. Je pense que le mieux doit encore arriver. En réalité, j’aime beaucoup vivre dans mon temps, regarder vers notre futur commun et écrire (parce que je ne sais pas faire autre chose) non pour sauver le monde mais pour ajouter quelques petites images de beauté dans la bibliothèque de l’univers.
Le concept de beauté dans l’art ne vous intimide-t-il pas ?
Il ne me fait pas peur. J’emprunterai, pour répondre, l’idée de Yukio Mishima selon laquelle c’est en refusant la beauté que l’on a produit notre univers de violence et de frustration contemporaines.

*

Bernard Bretonnière : Quelle importance symbolique accordez-vous à la quête du Graal, et comment l’interprétez-vous dans notre monde contemporain ?
Giuseppe Conte : Le Graal est un symbole ou, pour mieux dire, le symbole le plus important, dans la tradition occidentale, de l’illumination spirituelle, si difficile à atteindre dans la réalité. La quête du Graal, c’est le départ pour une aventure spirituelle répondant à l’exigence d’une plénitude de vie et d’une connaissance de l’origine de la vie que l’homme a toujours recherchée. De plus, le Graal, en tant que symbole, mêle les traditions chrétienne et pré-chrétienne, surtout celtique, dans lesquelles le chaudron magique de Dagda figure l’univers et les énergies cosmiques. Dans notre monde contemporain où chaque chose nous parle de dégradation et d’impossibilité, partir à la recherche du Graal signifie suivre la voie de la connaissance, de l’illumination spirituelle tout en sachant que la vérité est toujours difficile et imprenable. Je pense que la puissance du mythe survit dans ce monde contemporain, que nous sommes visités par les mythes et par leurs courants d’énergies divines. Visité par la figure de Joseph d’Arimathie, j’ai aussitôt cherché à l’imaginer dans notre réalité médiatisée où l’on fabrique sans cesse de faux mythes. Voilà le fond dialectique – et donc dramatique – de ma pièce.

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Terre del Mito , Arnoldo Mondadori Editore (édition française Terres du Mythe,  traduit de l’italien par Nathalie Campodonico, Arcane 17, 1993

Que vous semblent promettre aujourd’hui le Graal et toute quête des mythes auxquels vous vous attachez dans chacun de vos livres ?
G.C. : La meilleure chose qui me soit arrivée dans ma vie d’écrivain, c’est une carte postale que j’ai reçue après avoir envoyé un exemplaire de L’Océan et l’Enfant  à Ernst Jünger. Elle venait de Wilflingen, et Ernst Jünger écrivait : « Vos poèmes ont encore leurs racines dans les mythes. » Mes poèmes et mes romans, dont Terres du Mythe  cherchent à interpréter les mythes anciens avec des outils contemporains, et à lire le monde contemporain grâce aux courant de cette énergie si propre au mythe. Le Graal et le mythe me semblent promettre un regard neuf bien qu’ancien, métaphorique et toujours renouvelé sur l’Âme, le Destin, la Nature, le Cosmos.
 En quoi la poésie, puisque vous êtes avant tout poète, mène-t-elle au théâtre, ce qui est beaucoup moins souvent le cas pour le narrateur ?
G.C. : La poésie mène au théâtre quand elle cesse d’être lyrique. Nous avons vécu, dans ce siècle, l’absolu du lyrisme. J’ai écrit, avant tout, de la poésie lyrique ; mais, de plus en plus, j’ai éprouvé la nécessité de sortir d’un lyrisme qui me donnait parfois l’impression d’être devenu une cage pour mon langage. Mon dernier livre de poèmes s’intitule Dialogo del poeta e del messaggero (Dialogue entre le poète et le messager), et, dans l’idée du dialogue, on peut déjà trouver les premiers principes de dramatisation. Je crois que la poésie mène naturellement au théâtre, je pense qu’elle contient déjà, en elle-même, les éléments du théâtre.
 Passer de la poésie au théâtre, est-ce passer de la voix unique du je aux voix multipliées du tu, il, nous, vous, ils ?
G.C. : Parfaitement, passer de la poésie au théâtre est une chose qui concerne la voix : la voix unique du je, c’est le lyrisme, c’est la poésie lyrique ; lorsque la voix est divisée, brisée – et l’individu –, le je se trouve face à un chœur » et devient donc tu, il, nous, vous, ils : nous sommes dans le domaine du théâtre. Pour les Anciens, il s’agissait tout simplement d’une façon différente de faire de la poésie : ils parlaient de poésie lyrique et de poésie dramatique (et de poésie épique, naturellement, qui est devenue le roman).
 Cette pièce Le Roi Arthur et le Sans-abri [Sans-logis] n’est pas à strictement parler « poétique ». Sa forme respecte une réelle construction dramatique. Vous a-t-il été facile de vous soumettre à cette contrainte ?
G.C. : C’est vrai, je n’ai pas utilisé le vers dans ma pièce, et même si j’aime beaucoup le théâtre rituel et poétique de Yeats, par exemple, Le Roi Arthur et le sans-abri [-logis] est d’une toute autre nature. J’ai voulu transférer le sens de ma recherche de poète dans la construction dramatique, transformer la poésie en action. C’est vrai que j’ai toujours dévoilé ou raconté l’irruption du mythe, c’est-à-dire d’une réalité sacralisée – je crois que le mythe est le sacré dont on peut parler quand on est laïque ; ici, dans ma pièce, je mets en scène cette irruption : la forme dramatique donne voix, aussi, aux forces qui s’opposent, à tout ce qui est sacré et mystère ; et dans la forme dramatique, je cache le je derrière chaque personnage : je partage donc la condition du faux Roi Arthur, le comédien Riccardo, et je partage la condition du faux (peut-être) sans-abri, Joseph – s’il s’agit vraiment de Joseph d’Arimathie ou non n’est pas dit dans la pièce... Je m’intéresse à la construction dramatique depuis longtemps, disons avant d’écrire mes premiers poèmes et récits. La plus grande part de ma formation a été occupée par le théâtre : les Grecs, Shakespeare et les auteurs élisabéthains, Goethe et le Sturm und Drang, Alfieri, Goldoni, Manzoni, jusqu’à Ionesco, Beckett et les auteurs anglais contemporains – Osborne avant tout. Dans les années 70, j’ai participé aux expérimentations de l’avant-garde romaine – il y avait alors à Rome une cinquantaine de spectacles d’avant-garde chaque soir ; cette avant-garde avait aboli les mots, et la plus extrême avait aboli l’action. Je me rappelle un extraordinaire spectacle de Simone Carella seulement construit sur les métamorphoses de la lumière. J’ai traversé le désert du sens pour aboutir au sens. Désormais, je pense que le théâtre peut retrouver sa dimension rituelle et cathartique s’il retrouve ses racines mythiques – qu’il n’a jamais cessé d’avoir –, mais d’une façon nouvelle qui n’oublie pas les contradictions de la réalité contemporaine. Donc, pour répondre à votre question, travailler à une réelle construction dramatique n’a été, pour moi, ni facile ni difficile : disons que cela a constitué l’accomplissement d’un rêve, la réponse à une nécessité très puissante.
B.B. : Peut-on dire que vous écrivez pour consoler ?
G.C. : En italien, le sens du mot consolatorio est péjoratif. Ceux qui pensent que la littérature doit seulement constituer une critique de la réalité considèrent la consolation comme une chose banale. Mais j’ai toujours pensé que la littérature doit ajouter de la réalité à la réalité et, dans les moments les plus difficiles de mon expérience, au point extrême de la douleur, j’ai compris que la poésie pouvait me consoler : il n’y avait plus que lire des vers de Borges ou de Foscolo qui avait un sens. Si l’on écrit pour ajouter de la réalité à la réalité, alors on peut écrire pour célébrer l’énergie divine du monde et, en célébrant la joie de l’être, nous pouvons nous consoler de la douleur de l’être. Dans cette perspective, il est vrai que j’écris pour donner des chocs et blesser, mais aussi pour donner des caresses et consoler.
  1. : Qu’est-ce qu’une « machine à fabriquer des anges » ?
G.C. : Dans la pièce, c’est la télévision qui est appelée machine à fabriquer des anges » ; Joseph, le sans-abri, a capturé le faux Roi Arthur et a démasqué le pouvoir de dégradation et de corruption que recèle, en soi, la télévision ; mais en même temps, par l’action qu’il a projetée, il veut utiliser la télévision comme un nouvel outil de révélation magique ; c’est pourquoi il parle d’une machine à fabriquer les anges – un messager n’est-il pas un ange ? et la télévision ne devrait-elle pas être le lieu où apparaissent les messagers ?!
 Quelles indications simples pourriez-vous donner prioritairement au lecteur, au metteur en scène ou aux interprètes de cette pièce ?
G.C. : L’indication que je donne au lecteur, c’est de s’arrêter un instant sur les légendes, de cueillir le rythme de l’action : dans l’action, dans la musique de ce qui se passe, il y a la poésie de la pièce. Au metteur en scène, je demanderais de travailler beaucoup avec l’image de la télévision et de la caméra, sur le thème de la représentation dans la représentation, sur le contraste entre le vrai et le faux, entre la réalité et l’apparence, en considérant que, dans notre réalité médiatisée, le rapport entre les choses – la réalité de la télévision est- elle une sur-réalité, une sous- réalité ou une apparence ? – est encore différent de ce que l’on rencontre chez Pirandello. Je me permettrais de lui donner une dernière indication : exploiter le thème symbolique du vent et de la tempête, de la lumière et de l’aube. Aux interprètes, je dirais enfin d’entrer dans les personnages sans peur, avec le maximum d’énergie physique et mentale. J’aimerais voir un Joseph – c’est un personnage très difficile, un défi, je crois – violent et énigmatique, contemporain et lointain. Riccardo – c’est un personnage qui produit également des citations théâtrales et cinématographiques –, je l’aimerais somptueux et bouffon, bavard et vaincu.
propos recueillis par Bernard Bretonnière




Giuseppe Conte : L’EricaLa bruyère

traduction ; Marilyne Bertoncini

La Bruyère est le tout dernier texte du voyage épique et mythographique auquel nous invite l'oeuvre de Giuseppe Conte, fondateur du Mythomodernisme, recherche spirituelle et éthique de l"action poétique orientée vers la quête de la Beauté. L'auteur offre  ce long poème liminaire du recueil en anteprima à Recours au Poème, alors que le livre est encore à paraître en Italie, chez Fallone editore, dans la collection "Leone Alato".

 

 

L'Erica

 

Erica- nome comune di  arbusti sempreverdi con foglie aghiformi rigide e dai  fiori a grappolo molto minuti, dal colore tra rosa scuro e viola, della famiglia delle ericacee, che crescono nei terreni incolti e sabbiosi. Fioriscono tra fine estate e autunno.

                                    J’ai cueilli ce brin de bruyère

                                    l’automne est morte, souviens t’en

Apollinaire ( L’Adieu)

 

 Bruyère erica - nom commun des arbustes à feuilles persistantes avec des feuilles rigides en forme d'aiguilles et des fleurs en grappes très minuscules, avec une couleur entre le rose foncé et le violet, de la famille des éricacées, qui poussent dans des sols incultes et sableux. Ils fleurissent entre la fin de l'été et l'automne.

        1

 

Amo l’erica. Quando arriva l’ autunno

ne poso un arbusto sul mio tavolo

in mezzo a libri, plichi, statuette, foto.

Sta lì, come se dovesse riempire un vuoto

che non c’è . Con le sue foglie aghiformi

con i suoi fiori  non più grandi di pupille

colore del vento e del vino

mi parla di chissà quali brughiere

mi porta lo spirito dell’autunno vicino.

Poi dice che ineluttabile è il declino

e ascolta tutte le notti le mie preghiere.

 

 

J'aime la bruyère. Quand arrive l'automne

J‘en place un arbuste sur ma table

au milieu des livres, des plis, des statuettes, des photos.

Il se tient là, comme s'il devait remplir un vide

qui n'est pas. Avec ses feuilles en aiguille

avec ses fleurs pas plus grandes que des pupilles

couleur de vent et de vin

elle me parle de qui sait quelles landes

m’apporte l'esprit de l'automne.

Puis dit que le déclin est inéluctable

et toutes les nuits écoute mes prières.

                               

   2

 

Amo l’erica come amo il vento

come amo le poesie di Apollinaire.

Ricorda: non siamo sulla  terra per

restarci, ma dove andremo lo sanno

loro, l’erica, l’autunno.

 

 

 

J'aime la bruyère comme j'aime le vent

comme les poèmes d'Apollinaire.

Souviens-toi : nous ne sommes pas sur terre pour

demeurer, mais où nous irons, eux le savent

la bruyère, et l'automne.

                      

      3

 

L’erica convive bene con  le tempeste,

il vento  lascia dentro di lei  il suo soffio

le nuvole i loro vaganti riflessi

il sole le sue ultime, brevi feste.

 

E’ bella come lo è una  capigliatura

di donna dopo un   orgasmo burrascoso,

e come una donna  in lacrime o nel sonno

è  ispida, tenera, pura.

 

 

 

La bruyère cohabite bien avec les tempêtes,

le vent, elle laisse son souffle la pénétrer

les nuages ​​leurs reflets vagabonds

le soleil ses brèves ultimes fêtes.

 

Elle est belle comme la chevelure

d'une femme après un orgasme orageux,

et comme une femme en larmes ou endormie

elle est hirsute, tendre, pure.

 

 4

 

Amo l’erica come amo te, Mary,

l’autunno ci appartiene

dopo tutte le nostre stagioni piene

di eros, di incendi, di piaceri.

 

Anche tu mi ricordi isole

del Nord, erbose, fatate

le Orcadi, le Aran disalberate

e limpide, e così ardue da raggiungere.

 

Il nostro lungo amore autunnale

ci ha portato qualche saggezza.

Non vogliamo  più farci del male.

Amo la delicata compostezza

 di te che giochi  a Brick Classic sul cellulare

e vinci sempre, sempre contro di  me.

 

 

 

J'aime la bruyère comme je t'aime, Mary,

l'automne nous appartient

après toutes nos saisons pleines

d'eros, d‘incendies, de plaisirs.

 

Toi aussi  me rappelles les îles

du Nord, herbeuses, enchantées

les Orcades, lesAran démâtées

et claires, et si difficile à atteindre.

 

Notre long amour automnal

nous a donné un peu de sagesse.

Nous ne voulons plus nous blesser.

J'aime ta gracieuse modestie

quand tu joues à Brick Classic sur ton portable

et que tu  gagnes  toujours, toujours contre moi.

 

                                      

  5

 

Mia erica colore del vento e del vino

sei stanca di starmi vicino?

Cosa sono quei filamenti bianchi

simili a neve caduta ai tuoi fianchi?

 

Vorresti forse essere in un giardino

e non tra i volumi e i fogli su questo tavolo

a condividere il mio recluso destino?

Vorresti ancora la compagnia delle nuvole?

 

 

 

Ma bruyère couleur du vent et du vin

es-tu lasse d’être à mes côtés?

Que sont ces filaments blancs

comme neige tombée sur tes flancs?

 

Tu pourrais souhaiter être dans un jardin

et pas parmi  les livres et les feuilles de cette table

à partager mon destin  de reclus?

Désires-tu  toujours la compagnie des nuages?

     

6

 

Anche tu non hai mai sonno

è vero? mia erica, mia amica

è come se ogni fatica

del giorno la notte svanisse

 

e noi ce ne stessimo quieti

fuori dalle maglie del tempo

senza pesi, doveri, divieti

sospesi come in un eclisse.

 

 

Mentre tutti dormono, noi viaggiamo

verso  dove la vita ha origine

verso dove la vita declina

e tu sei con me, soffio e brina

 

per questo, mia erica, ti amo.

 

 

 

Toi non plus tu n'as jamais sommeil

n’est-ce pas? ma bruyère, mon amie

c'est comme si chaque fatigue

du jour disparaissait la nuit

 

et nous serions tranquilles

hors des mailles du temps

sans charges, sans devoirs, sabs interdictions

suspendus comme dans une éclipse.

 

Pendant que tous sommeillent, nous voyageons

vers le lieu où s‘origine la vie

vers lelieu où la vie décline

et tu es avec moi, souffle et gel

 

pour cela, ma bruyère, je t'aime.

Présentation de l’auteur

Giuseppe Conte

Né en 1945 à Porto Maurizio en Ligurie, et vivant désormais à Imperia, Giuseppe Conte, passionné de voyage et de mythologie est poète, romancier, essayiste et traducteur. Il a fait paraître en italien des œuvres de William Blake, P.B Shelley, D.H Lawrence et Walt Whitman .

Passionné de voyage et de mythologie, il est l'un des fondateurs du mytho-mythomodernisme, mouvement créé en en 1995.

Après un doctorat d’esthétique, en 1968, il publie, en 1972, un essai critique consacré à la métaphore baroque (La metafora barocca: saggio sulle poetiche del Seicento, Milano, Mursia, 1972).

Ses premiers textes poétiques sont publiés en 1978 dans l’anthologie La Parola innamorata.

En 2006, il a remporté le Prix Viareggio, section poésie, pour Ferite e rifioriture (Mondadori) et, en 2008, le Prix Stresa pour L'adultera.

 

L’Ultimo aprile bianco (poésie), Milano, Società di poesia per iniziativa dell'editore Guanda, 1979
Un chant pour des résurrections songées, traduction de Jean-Pierre Faye, Change n° 39 « L’Italie changée », mars 1980
L'Océan et l'Enfant (poésie), traduction française de Jean-Baptiste Para, Arcane 17, Saint-Nazaire, 1989. Préface d’Italo Calvino. Réédité par Jacques Brémond, 30210 Remoulins, 2002. Prix Nelly Sachs pour la meilleure traduction de poésie de l'année (1989)
Le Stagioni (poésie), Milan, Rizzoli, 1988 (Les Saisons, traduction collective de l’italien, relue, complétée et préfacée par Jean-Baptiste Para, éditions Royaumont, Collection Les Cahiers de Royaumont, Asnières-sur-Oise, 1989)
Le Manuscrit de Saint-Nazaire (récits), édition bilingue, traduction de Jean-Baptiste Para, en appendice : entretien de Giuseppe Conte avec Bernard Bretonnière, Saint-Nazaire, M.E.E.T., Arcane 17, 1989 (cet ouvrage n'est plus disponible)
Dialogo del poeta e del messaggero (poésie), Milano, Arnoldo Mondadori Editore, “Il Nuovo Specchio”, Milano, 1992
Le Roi Arthur et le sans-logis (théâtre), traduction de Jean-Yves Masson, entretien de Giuseppe Conte avec Bernard Bretonnière, Saint-Nazaire, M.E.E.T., 1995 (cet ouvrage n'est plus disponible)
 (anthologie), traduction de Jean-Baptiste Para, L'Escampette, Bordeaux, 2002. Cette anthologie comprend des extraits de L’Océan et l’enfant, Les Saisons, Dialogue du poète et du messager, Chants de Yusuf Abdel Nur, Nouveaux Chants. Malheureusement, cette édition ne comprend pas le texte original en italien.
Ferite e rifioriture, Mondadori, Collana Lo Specchio, Milano, 2006. Premio Viareggio Poesia 2006
La Femme adultère [L'adultera, Longanesi, Milano, 2008], éditions Laurence Teper (éditions de Corlevour), 2009. Traduit de l'italien par Monique Baccelli. Premio Stresa. Premio Manzoni du meilleur roman historique 2008.
L’homme qui voulait tuer Shelley [La case delle onde, Milano, Longanesi, Collana La Gaja scienza, 2005], roman, éditions Phébus, 2008. Traduit de l’italien par Frédéric Klein.
Poesie 1983-2015, Oscar Mondadori, Oscar poesia, 2015. Introduzione di Giorgio Ficara. Nota biografica e bibliografia a cura di Giulia Ricca.
Non finirò di scrivere sul mare, Mondadori, Collana Lo Specchio, 2019

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