Giuseppe Penone, Respirer l’ombre

Respirer l'ombre se lit par cercles concentriques, une strate en meut une autre et c'est l'ensemble du texte qui respire à mesure. À l'image du règne végétal auquel son travail de sculpteur prend source et appui depuis plus de cinquante ans, les écrits de Giuseppe Penone constituent un corps souple, labile et cohérent mais jamais achevé, toujours en cours, en croissance.

Respirer l'ombre est donc un processus bien plus qu'un projet d'écriture, est en fait une part du processus global à l'œuvre dans le travail de Giuseppe Penone. Et de même que la  totalité de ses réalisations respirent ensemble, à l'instar des cellules d'un unique organisme, les travaux les plus récents venant à la fois déployer et réactualiser les premiers gestes de l'artiste, le recueil de ses textes présente une sorte de circulation interne multiple et continue. Et ce dont le lecteur devient le témoin semble, moins que le développement ou l'accompagnement d'une trajectoire de création, l'opération même des flux et des porosités sans cesse interrogés par Giuseppe Penone.

Ainsi peut-on entrer en n'importe quel endroit du livre et d'emblée toucher le travail en cours, parce qu'à aucun moment le geste de dire ne perd la sensation, parce qu'à aucun moment la parole ne perd son caractère parlant et qu'ainsi la langue opère dans son entièreté, à la fois poétique et réflexive, évoquant, convoquant et organisant la matière qui lui donne vie et sens. Les textes sont au présent. Les dates sont mélangées. Le processus continue.

Respirer l'ombre, c'est comme toucher un corps qui a la même température que la nôtre écrit Penone en 1998, et en effet lire ce recueil induit sans l'expliquer la sensation de l'univers plastique de l'artiste, en même temps que la connaissance de cet univers n'a rien d'une condition d'entrée dans le texte tant sa puissance d'évocation est immédiatement fonctionnelle. 

Giuseppe Penone, Respirer l'ombre, traduction Mireille Coste, Camille Gendrault, les éditions Beaux-arts de Paris, 2008, 30 €.

Le poète André du Bouchet interpelait ainsi ses outils de travail : Si vous êtes des mots, parlez! Les mots de Penone parlent, ils donnent forme autant qu'ils sont impactés, comme la peau qui à la fois reçoit et transmet, informe et transforme. Ils conservent l'empreinte d'une main de sculpteur, donnant à sentir ce qui sent, ce qu'est le sentir, dans la familiarité des forces de gravité et de résistance.

Depuis plus de cinquante ans, Penone palpe une zone infime et infinie, l'intuition d'un corps au contact d'un autre corps, le geste fondateur et maintes fois revisité de maintes façons, celui de tout son corps de très jeune homme embrassant le tronc d'un arbre et pariant sur le temps pour éprouver, donner à voir, prolonger les épaisseurs impliquées et implicites de ce contact premier. L'oeuvre est intitulée : L'arbre se souviendra du contact. Le sculpteur a 22 ans et écrit :

la main s'enfonce dans le tronc de l'arbre qui,
par la vitesse de sa croissance et la plasticité de sa matière,
est l'élément fluide idéal pour être modelé.

On peut qualifier le travail de Penone, on peut en retracer le cours, rappeler l'Arte povera comme contexte d'émergence et de déploiement, et suivre la maturation d'un artiste profondément engagé dans et par son questionnement des sens (voir l'invisible, la surface interne des paupières par exemple ; donner forme à l'intangible, comme le souffle) et des processus vitaux (croissance et circulation, notamment végétales). Rien n'est séparé chez Penone, et c'est à cette matrice que se forme l'écriture. Il le dit dès 1969 : Le sens de mes écrits est incomplet si on ne les lit par en pensant à mes œuvres. Mais aucune porte ne ferme les autres, et il est certainement légitime de se laisser entrer dans les textes de Penone sans rien connaître (encore) de l'oeuvre en devenir.

Un bon sentier, c'est celui qui se perd dans le marquis
qui se referme d'un coup avec ses arbustes
sur le dos du promeneur sans nous dire
si c'est lui qui le trace
le premier ou le dernier
de ceux qui l'ont parcouru.
Le sentier disparu est celui qu'il faut prendre,
le but est de perdre le sentier pour le retrouver et le reparcourir.
C'est pourquoi il faut préserver la forêt vierge, les arbustes,
le sous-bois, le brouillard.
La précision du sentier bien tracé est stérile.
Trouver le sentier, le parcourir, le sonder en écartant les ronces,
c'est la sculpture.

 

Présentation de l’auteur

Giuseppe Penone

L'artiste contemporain italien Giuseppe Penone naît à Garessio (province de Cuneo) le 3 avril 1947.

Son œuvre est marquée par l’emploi de matériaux comme le bois, le marbre, la résine végétale, le bronze ou la graphite. Dès 1966 Giuseppe Penone débute une série d'interventions sur les arbres intitulée "Alpi marittimes". Il est associé au mouvement de l'Arte Povera, qui décrit une attitude (plutôt qu'un mouvement à part entière) qui prône - dès la fin des années 60 - le retour de l'art à l'essentiel en engageant notamment une réflexion sur la relation entre nature et culture.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie

  • 1968 : Alpi Marittime - L'albero ricorderà il contatto [Alpes-Maritimes - L'arbre se souviendra du contact]. Documentation photographique de l'action (l'artiste enserre à bras le corps un tronc sur fond de neige. Le contour de son corps a été tracé par une tige de fer clouée dans l'écorce.)
  • 1968-après 1969 : Alpi Marittime - Continuerà a crescere tranne che in quel punto [Alpes-Maritimes - Il poursuivra sa croissance sauf en ce point]. Document photographique de l'action. (L'artiste empoigne un jeune tronc. Il répète ce geste avec une main de fer forgé. Dans les versions suivantes : avec un bronze produit par le moulage de sa main. Le métal est « absorbé » par l'arbre.)
  • 1969-après 1970 : Alberi [Arbres]. Poutres décortiquées suivant un anneau de croissance qui mettent en lumière, chaque fois, un jeune tronc avec le départ de ses branches.
  • 1970-après 1971 : Rovesciare i propri occhi [Retourner ses propres yeux]. Photographie documentant l'action: lentilles de contact-miroirs.
  • 1974-après 1975 : Pressione [Pression]. Fusain sur mur, dimensions déterminées par l'espace de l'installation. (Reproduction monumentale par l'artiste d'un détail de sa peau.
  • 1977 : Patate [Pommes de terre]. Empreintes de fragments de son visage occupées par des pommes de terre lors de leur développement, puis transférées dans le bronze doré et disposées dans un monceau de pommes de terre, dimensions déterminées par l'espace de l'installation.
  • 1978 : Soffio [Souffle]. Terres cuites, de 72 à 158 cm de haut. Dans cette série Penone construit avec de l’argile un moulage de son corps, puis il monte au colombin une « urne », et y ajoute l'empreinte interne de sa bouche au sommet, comme en train de souffler.
  • 1998-après 1999 : Respirare l'ombra [Respirer l'ombre] Cages métalliques contenant des feuilles (laurier, thé… selon les versions), bronze doré à la feuille représentant l'appareil respiratoire de l'homme au moyen de « feuilles » , dimensions déterminées par l'espace de l'installation.
  • 1986 : Verde del bosco [Vert du bois]. Frottage de feuilles et couleurs végétales sur toile, 264 x 583 cm.
  • 1999 : L'albero delle vocali [L'Arbre des voyelles]. Moulage en bronze d'un chêne de 30 mètres de long, lettres de bronze, plantations.
  • 2001 : Elevazione [Élévation]. Bronze, 4 aulnes et 1 hêtre. 9 x 5,50 x 5,60 m. Rotterdam. Les cinq arbres, en grandissant, en arriveront à envelopper le support métallique de l'arbre de bronze. Les arbres vivants « porteront » alors l'arbre de métal par ses racines.
  • 2005 : Spine d'acacia - contatto, maggio 2005 [Épines d'acacia - contact, mai 2005]. Toile, soie, épines d'acacia. 12 éléments de 100 x 120 cm : dim. totales : 300 x 480 cm. Chaque épine correspond à un point sombre sur fond de soie blanche dans cette monumentale représentation des lèvres de l'artiste.
  • 2008-après 2008 : Sigillo [Sceau]. Version de 2012 : marbre blanc de Carrare, 54 éléments de 135 x 90 x 3 cm : soit 19,80 x 4,05 m. et un cylindre : D. 47,5 x L. 303 cm, installation au Château de Versailles en 2013.
  • 2009 : Propagazione, 2009 [Propogation, 2009]En 2009, dans le cadre d'une commande publique, il a réalisé pour la Chalcographie du Louvre une gravure au vernis mou et à l'eau-forte intitulée Propagazione.
  • 2014 : Avvolgere la terra [Envelopper la terre]. Quatorze œuvres au mur : plaques d'aluminium à la surface irrégulière et convexe, dimensions variables (env. 40 x 50 x 10 cm) avec en leur centre une terre cuite. Chaque fois, G. Penone a comprimé dans sa main une petite boule de terre qui a été cuite ensuite.
  • 2016 : Arbre à pierre, Dinard, villa Greystones, collection François Pinault.

Expositions récentes

  • 1997 : Carré d'Art, Nîmes.
  • 2000 : « Epiphanies », Cathédrale d'Evry, Evry.
  • 2004 : Centre Pompidou.
  • 2011 : « Des veines, au ciel, ouvertes », au Grand-Hornu.
  • 2012 : dOCUMENTA (13), à Cassel.
  • 2012 : « Intersecting Gaze », Gagosian Gallery, Londres.
  • 2013 : « Ideas of Stone », Madison Square Park, New York.
  • 2013 : Château de Versailles.
  • 2014 : Main Room, Arsenal Contemporary, Montreal.
  • 2014 : « Circling », Gagosian Gallery, London.
  • 2014 : Installment 2: The Collection, Fondation Louis Vuitton, Paris.
  • 2014 / 2015 : Musée de Grenoble.
  • 2015 : « Being the River, Repeating the Forest », Nasher Sculpture Center, Dallas.
  • 2015 : « New Skin », Aïshti Foundation, Beirut.
  • 2016 : « Leaves of Stone », Gagosian Gallery, Central, Hong Kong.
  • 2016 : « J’eus, J’aurai, Je n’ai », Galerie Marian Goodman, Paris.
  • 2017 : Palazzo della Civiltà Italiana, Rome.
  • 2018-19 : Yorkshire Sculpture Park.
  • 2022 : Couvent Sainte-Marie de La Tourette.
  • 2022-2023 : rétrospective d’œuvres données au Centre Pompidou.

    Distinctions

    • 2001 : Prix Schock dans la catégorie Arts visuels.
    • 2010 : Chevalier de la Légion d'honneur Chevalier de la Légion d'honneur.
    • 2014 : Praemium Imperiale dans la catégorie Sculpture.
    • 2018 : Doctorat honoris causa de l'Université Brown en Fine Arts.
    • 2022 : Membre de l'Académie des Beaux-Arts.

Poèmes choisis

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