Dossier Philippe Jaffeux : autour de Glissements, Entre, Deux

 

 

 

 

Glissements                                         

   

 

Sur un rythme stakhanoviste (trois livres en trois mois : Entre dans la même collection en mars, ce livre aujourd’hui, et Deux à paraître le 10 juin chez Tinbad), le poète Philippe Jaffeux aligne les défis au monde poétique d’aujourd’hui : comment, à chaque livre, rejouer tout l’espace de la page ? Comment, à l’intérieur de chacun de ses livres, rejouer son livre à chaque page ? Et comment, sur chaque page, rejouer son livre à chaque phrase ? Tel est l’incroyable pari épistémique que Jaffeux gagne : trois coups de dés ; autant de « victoires » poétiques.

Je ne vois guère que dans le cinéma structurel américain des équivalents formels à ce travail de la langue : Paul Sharits, Michael Snow, Hollis Frampton, Tony Conrad, Ernie Gehr, etc. On sait qu’au lieu de travailler avec des plans (comme le fait le cinéma narratif), ou avec des photogrammes (comme Peter Kubelka), ces cinéastes ont travaillé à partir de kinèmes (terme forgé par le cinéaste allemand Werner Nekes à la fin des années 60, signifiant un court ensemble de photogrammes : 3 ou 4) ; de l’addition ou de la friction de ces kinèmes, ils ont inventé un cinéma qui ne devait rien à la narration, mais tout à la structure, réinventée pour chaque film. Jaffeux, qui déforme les phonèmes d’une nouvelle façon à chaque page de ce Glissements, invente donc, à lui tout seul, la poésie structurelle (terme non trouvé sur Internet par votre serviteur). À côté de cet impressionnant travail sur la structure du poème, les jeux de mots oulipiens simplistes d’un récent pléiadisé, « enlever le e » (in La Disparition), ne se servir que d’une seule voyelle, justement le « e » (in Les Revenentes), sonnent comme des jeux d’enfants, puisque la formule narrative principale y restait intouchée. On est mallarméen ou on ne l’est pas…

Mais quid de ce titre, Glissements ? À chaque page, Jaffeux invente de nouvelles frictions entre les phonèmes : un coup (de dés) des lettres (traitées alors comme des photogrammes) tombent (glissent), comme ici :

 

            L’im ge d’une force neuve résiste  ux impulsions d’une  ttente

                   a                                           a                                a 

 

Ailleurs, des lettres se penchent en avant, tout en devenant capitales :

 

                                   huppE s’adresse à l’action d’une vitesse afin

            de délimiter la nature irresponsable d’une force plastique

          xéniquE

 

Plus loin, le texte se disloque sous l’effet de nouvelles frictions, plus fortes :

 

            L’alp   habet   se p   enche   au-d   essus   d’un   e mul

            ittud   e de trous   qui   libèr   ent l   e ver   t   ige

 

 

Ou bien, l’écriture retourne à son origine première, quand tous les phonèmes étaient collés alors (c’est en lisant à voix haute qu’aux tout premiers siècles de notre ère on pénétrait le sens de textes dépourvus eux aussi de ponctuation et même d’intervalles entre les mots[1]), comme ici :

 

Lerêvedunfouhanteunelignequichassedesintervallesirréels

 

Celui qui ne se lira pas ce passage à voix haute n’y retrouvera pas ses petits… Elle est retrouvée ! quoi ? L’écriture des origines… Il faut être « fou » comme un Jaffeux pour avoir osé s’imaginer qu’un tel retour serait se situer de facto à l’extrême avant-garde de notre bel aujourd’hui.

Par Guillaume Basquin


[1] In Guillaume Basquin,  (L)ivre de papier, éd. Tinbad, 2016.

 

   

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Pénètre l'intervalle

 

 

 

Entre : préposition, indique que quelque chose se situe dans l'espace qui sépare des choses ou des êtres.

Entre : 2ème personne du singulier du verbe entrer à l'impératif présent.

Voici pour ma brève introduction à propos du titre du dernier livre de Philippe Jaffeux, Entre, aux éditions Lanskine.

 

On connnaît l'auteur pour son travail formel. Denis Heudré avait produit une lecture critique pertinente à propos de son Alphabet (de A à M), parlant d'Objet Littéraire Non Identifié. Il notait également que Jaffeux écrit hasart et non hasard, orthographe reprise dans cet opus où le mot revient souvent. Beaucoup d'étymologies ont été proposées dont celle de Guillaume de Tyr, rapportée par Littré, « à savoir que le hasard est une sorte de jeu de dés, et que ce jeu fut trouvé pendant le siège d'un château de Syrie nommé Hasart, et prit le nom de cette localité. ».

On ne peut que songer au poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, poème typographique qui a suscité nombre d'exégèses aussi bien quant aux espaces blancs qu'à une signification ésotérique. Toujours est-il que le livre de Jaffeux nous donne, lui, au moins son secret de fabrication en fin d'ouvrage, après le texte : « Entre est ponctué à l'aide d'une paire de dés. Les intervalles entre chaque phrase s'étendent donc entre deux et douze coups de curseur. Entre est un texte aléatoire qui est accompagné par l'empreinte de trois formes transcendantes : le cercle, le carré et le triangle. » On remarque d'emblée, ces intervalles variables, ainsi que les « trous » en quelque sorte dans le texte, sur quatre à cinq lignes, donnant à voir les figures géométriques ci-dessus évoquées. Ces contraintes formelles énoncées – part au moins aussi importante que le texte lui-même – qu'est-ce qui est dit dans la soixantaine de pages de ce dispositif ? Eh bien, je crois, ce que montre la forme elle-même : l'aléatoire et une volonté de renouveler l'écriture et le rapport à l'écriture. « Réjouissez-vous de pouvoir être détruits par un texte illisible » écrit Jaffeux (page 13). Jamais de point à la fin des phrases, l'espace variable (selon le coup de dés) et la majuscule signeront le début de la phrase suivante. Ou encore : « Il redécouvre le langage d'une liberté parce qu'il appartient à des lettres perdues » (page26). C'est bien de cette liberté, paradoxalement mise sous contraintes, fût-ce celles du hasard, qui est l'enjeu et qu'on trouvera plus dans les blancs, les lettres perdues que dans le contenu purement sémantique des phrases. « Le hasart choisit des mots qui apparaissent entre des interstices injustifiables » (page 51) : qu'on ne peut justifier (en typographie : aligner ; dans le langage courant en établir le bien fondé). Sur la même page : « Célébrons des intervalles qui rongent un idéal de l'écriture ».

Le seul message,  s'il en est un, répété rageusement, serait la célébration de la vacuité. Exemple :

 

« interagit avec un vide littéral        Des courants

d'interlignes rafraîchissent un éventail de vibrations

lisibles      Nos ombres sont au service d’un écart qui

appartient à ta lumière        Un ordinateur corrompu

se conne    cte avec la tension d'une image  Il relie

la circu          lation de mes silences à la fluidité de

vos c               ontradictions        Elles passent devant

des                     pauses qui négligent un travail de

no                        s mots            L'univers d'un

espace contemple le destin de nos illuminations 
»

 

D'autres tentatives d'abolition eurent lieu, du fond, de la forme, et de ce qu'on voudra. Jaffeux se situe dans ces extrêmes qui, s'ils n'emportent pas l'adhésion facile du grand nombre, poursuit avec cohérence – peut-être bien que ce mot-là ne lui conviendrait pas – un travail de sape, toujours nécessaire quand bien même il ne nous plairait pas.

 

« Une écriture impossible absorbe le geste d'une distance inconnue  La grâce d'un
support vole au secours d'une phrase décidée à épuiser une paire de dés  On touche la
limite d'une ponctuation qui joue avec une disparition du hasart 
»

 

Fin du livre sur ce mot fondateur, semble-t-il. Le vortex blanc des intervalles et des figures géométriques, aussi transcendantes soient-elles, l'absorbe déjà.

 

Par Jean-Christophe Belleveaux

 

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Deux 

 

 

Il y a un aller- retour entre affirmation et négation, les contraires s’y côtoient comme des évidences ou des nécessités : L’intensité de nos extases et sa virtualité tragique, de même que le concret et l’abstrait cohabitent comme la joie et la douleur : L’équilibre d’un jour théâtralisé ressent l’aveuglement de sa clarté putrescible. Il y est question d’un personnage qui s’appelle IL apparaissant uniquement par sa conscience et ses pensées. Ce n’est pas un livre que l’on interprète bien que chaque phrase détachée soit sujette à réflexion, il est plutôt ressenti comme un rythme aux accords très réguliers qui lui donnent un air de tendresse, de déjà entendu mais où.

La grande utilisation du possessif à la deuxième et à la troisième personne assure une présence humaine invisible mais partout présente. Il s’agit toujours de quelque chose en cours qui préexiste avant le dire qui le rapporte. Il n’y a ni commencement ni fin. Sous ce flux de paroles, il y a beaucoup de vérités et de constatations : Nos paroles sont des images qui recouvrent une ambiance incomplète de ses perceptions. Ces possessifs créent un échange un dialogue sous-jacent qui assurent une pérennité qui laisse l’illusion d’un temps jamais défait, espèce de continuum qui est, peut-être, le véritable moteur de ce recueil : aller, aller toujours dans un présent qui nous rapproche de l’événement et du IL symbolisant les autres en une seule unité. Ce temps présent partout utilisé est une affirmation qui nie toute fuite possible. L’auteur tient le lecteur sous sa coupe mentale qui quelquefois agace notre lecture. Le livre fermé, nous l’ouvrons à nouveau.

Nos planches charpentent le paysage de notre flottaison sur les ressources d’un théâtre avorté. N’oublions pas, nous sommes au théâtre, théâtre humain où l’action n’y est pas située mais prend racine à l’extérieur dans la vraie vie. C’est un dialogue particulier où les répliques peuvent être interverties parce qu’elles ne sont pas la suite les unes des autres. Serait-ce l’impossibilité de communiquer entre les mots et l’expression de l’égoïsme ambiant et du chacun pour soi. Cependant, il existe des tentatives de présences, des ébauches à rechercher dans les profondeurs des répliques. Il existe un rapport étroit entre la parole, le mot, l’alphabet, la page, le mutisme et le silence sur lequel il faudrait se pencher dans une étude approfondie.

Tout égale tout, serait-ce l’ultime rapport, l’ultime constatation, la voix/voie royale vers l’acceptation de la vie, vers la sortie du théâtre pour aboutir au grand air de la réalité, la dépossession de toute chose, l’expression d’une égalité qui assurerait un bien- être à la manière des Epicuriens ? IL rattache le souffle de fer à celui de la mer pour renouveler l’air d’une permutation exacte. Y verrait-on l’ultime désir ?

Deux, chiffre de l’amour, du croisement, du dialogue, de l’existence de l’autre comme le laisse supposer Mondrian dans cette peinture de couverture épurée où l’essentiel y est dit d’un simple regard. Le livre fermé, j’éprouve la même sensation par- delà les 230 pages comprenant 1222 dialogues par des personnages nommés N°1 et N°2. Il me semble que ce recueil ne contient qu’une seule phrase à variantes inlassablement répétées s’approfondissant vers une certaine tranquillité qui exclut le doute par la pudeur d’une expression qui garde la mesure juste des propos et qui nous interpelle plus par la pensée que par l’émotion.

 

Par Jean-Marie Corbusier 

 

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Trois revues fortes en alcool : La revue littéraire, Les cahiers de Tinbad, Dissonances

 

 

À l’image de son rédacteur en chef, Richard Millet, La revue littéraire  propose des articles d’une grande tenue. 276 pages, rien à jeter, cela commence par quatre auteurs italiens vivants à Paris qui abordent les questions de la précarité des écrivains et de l'asservissement de l'intelligence.

« Plus on cherche la qualité, moins on est payé »… Francesco Forlani offre une stimulante réflexion sur nos représentations du « travail culturel », sachant que tout travail mérite en général salaire. L’article, pour vif et même drôle, ne laisse de mettre mal à l’aise tant la situation de bénévolat forcé dans lequel se trouvent les auteurs est un fait collectif auquel tous participent. Loin d’énoncer des solutions (exercice à la mode en ces mois préprésidentiels), loin même d’imposer ce qui serait un problème à résoudre, il nous tend (à nous tous, travailleurs culturels travaillant pour la gloire ou le sens du service) un miroir qui fait le tour de la tête.

De la république des lettres, Andrea Inglese donne l’image d’une autopromotion permanente où il n’y a que des « égoïstes lancés les uns contre les autres ». Où l’on voit que l’art de la formule peut aider l’intelligence. L’humour aussi : en réfléchissant à ce qu’il nomme les « écrivains pré-posthumes », Giacomo Sartori met le doigt sur un problème littéraire qui est aussi un problème de civilisation :

Moi-même, le soir le plus souvent, ou quand il pleut, ou quand mon compte en banque entre dans le rouge, ou quand le frigo est vide, je penche vers cette autre possibilité. Je me dis que je ne suis pas un écrivain pré-posthume, mais un écrivain raté : mon échec réitéré et cristallin est exactement ce que je mérite. Le matin suivant je me lève, et je recommence à lutter pour trouver un peu de temps pour écrire (…) indifférent à ce qu’assènent les pages culturelles des journaux, ces havres de l’entre-soi où les critiques parlent des romans écrits par les critiques des autres journaux ou par les éditeurs des maisons d’éditions où ils publient eux-mêmes (…) rêvant peut-être que ma belle et riche éditrice m’invite à déjeuner, comme cela arrive dans tant de films français.

Jérôme Michel donne un remarquable article sur Cristina Campo, une « insulaire de l’esprit » :

Chez les insulaires de l’esprit (…) nulle nostalgie d’un âge d’or, d’un autrefois fastueux en contrepoint de la détresse du présent. Ceux-là savent qu’on ne peut rien contre le temps, que toute insurrection s’achève dans les fosses communes de l’oubli. Non, pas de contre révolution à opposer à la révolution des mondes. Les civilisations meurent, c’est tout. L’insulaire de l’esprit se tiendra droit dans le désastre, et calme, et silencieux.

Avec subtilité, il fait vivre cet auteur dans son époque.

Après une citation de Joyce poète (Chamber Music) Clara Lukowska donne de très forts poèmes :

Pourquoi me dire que tu m’aimes
si c’est pour me laisser au bord des mots
comme le hérisson retourné (…)

Une longue contribution de Bruno Chaouat s’interroge sur la possibilité de la littérature à l’ère du transhumanisme. Qu’est l’acte d’échanger la parole face à ce projet d’améliorer et d’augmenter l’homme ? Où la littérature apparaît consubstantiellement liée à cet homme ontologiquement défectueux dont le narrateur des Particules élémentaires finissait par se débarasser.

(…) la mort serait vaincue ici-bas et non plus au-delà (…) la littérature en tant qu’elle s’élève, comme la foi, contre la mort, a-t-elle un avenir ?

Face aux avancées en apparence libératrices de la Silicon Valley, cet article documenté réunit des considérations anthropologiques, scientifiques et morales : notamment sur le cerveau, cet organe esthétique « affecté par l’ouverture au monde ». Au delà de l'article, peut-on y voir une réponse à « l’onanisme » littéraire traité par le quatrième auteur italien, Giuseppe Schillaci ? Le Je t’aime du robot fait quant à lui penser aux poèmes de Clara Lukowska. Ce qui montre la cohérence éditoriale, qui est aussi une cohérence d’ouverture, comme en témoigne encore l’entretien de Régis Debray avec Richard Millet et les pages diaristes de ce dernier, deux auteurs moins unis par les idées que la rigueur d’écriture et l’art de ne jamais être en repos.

Je terminerai ce tour incomplet par un long article de Guillaume Basquin sur Carrousels de Jacques Henric. Une republication à laquelle il a participé et dont il constate amèrement le maigre écho dans la presse papier. Nous épargnant les réflexions désabusées sur la fin des avant-gardes, Basquin fait de cette irritation un départ pour un questionnement sur la littérature aujourd’hui. Immense vertige que de constater que le grand public et la presse semblent dépassés par l’ampleur du réel (et de sa folie institutionnelle ?) au point de ne plus oser parler de telles œuvres « insuffisantes » par principe. In-suffisance qui requiert un lecteur actif. Mais il semble que chacun cherche, à travers l’expérience littéraire, une sorte d’assurance tout risque parfaitement adaptée à la singularité (fantasmée) de sa vie. Et là l’industrie éditoriale assure l’approvisionnement. L’article est riche, précis et lyrique. On peut ne pas suivre Henric et Basquin (d’ailleurs, le plus jeune des deux, Basquin, n’a lui-même pas une âme de disciple) dans toutes leurs assertions, mais s’enchanter que le comptoir des lettres serve encore ce genre d'alcools forts.

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Aux commandes des Cahiers de Tinbad, le même Guillaume Basquin demarre le numéro 2 sur une rencontre inadvenue : il voulait y faire dialoguer Schuhl et Nabe, les deux l’ont éconduit. Ils ont même, depuis leur frenhoférienne retraite, refusé tout net l’autorisation de republier certains textes de jeunesse. Pas le moins du monde plaintif, il signe un édito qui, au lieu d’être vengeur, est une réflexion sur cette génération de maîtres qui ne veulent pas transmettre. Réflexion qui pose la question morale (il est question d’égoïsme et du « jouissez sans descendance ») en même temps que celle de la survie de l’institution littéraire… On voit que les préoccupations des Italiens de La revue littéraire ne sont pas très loin.

Dans le corps d'un sommaire à cheval sur le texte et l'image animée, Basquin analyse entre autres les Huit salopards de Tarentino. :

[…] l’écran extra large est très propice à bien représenter l’indifférente nature, sa violence intrinsèque. Ici, cette sauvagerie est très bien représentée […] ce blizzard qui n’en finit pas et qui emprisonne les personnages, soulevant les passions, et rendant enfin possible le bain de sang final. Oh le beau rouge ! Et ce bleu du ciel dans les premières minutes [quand la diligence] nous mène vers le lieu du drame/crime ! Ah ce blanc moiré (à cause du noir entre les images du projecteur-Lumière à obturateur rythmique) […] Je sais qu’en projection numérique, c’est perdu… Foutu !

Son style de critique ressemble à son style poétique. Le lecteur doit engager la première phrase dans son cerveau à la manière d’une pellicule dans les griffes du projecteur. Après, ça se lit très bien. C’est un peu ce qu’on fait avec les vers classiques. C’est une éthique de la lecture présupposée par la façon d’écrire. Cette remarque stylistique me semble résumer ce que l’auteur prétend apporter dans les usages littéraires de maintenant, une implication et un style qui ne se limitent pas à des enjeux esthétiques.

Toujours le cinéma, Mark Rappaport vient parler du goût d’Hitchcock pour la performance. Les explications sont accompagnées de photogrammes, on a l’impression d’être avec l’auteur dans une salle obscure.

Côté poésie — mais n’y étions-nous pas dès le début ? —, c’est Christophe Esnault, lequel nous permet de trouver made in french une rude alacrité que nous avons pris l’habitude d’importer d’outre-Atlantique (Swensen, Rankine, etc.) :
                     Aplanir la sensation jusqu’à ce qu’elle crache son jus.

Je reviendrai sur cet auteur avant le printemps.

Côté vivacité, Tristan Félix, dont Guillaume Basquin fera prochainement une présentation dans nos colonnes, nous livre des poèmes sur des images de « malformations » animales ou humaines à la limite du montrable. Lignée Batailienne ?

Je n’suis pas bien joli joli
dis-tu
dois-je l’être ?

Peut-on rire, pleurer, fuir ? Êtes-vous une chose ? Voilà le sens d’écrire sur « l’anormal », la question irrigue le normal et son déficit d’humanité. La référence à Freaks
« On lit pour perdre du temps ». Dans ce cas, je ne pense pas.

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La même Tristan Felix est au sommaire de Dissonances avec une réflexion sur le clown (de mes deux), qu’il ne faut pas confondre avec le bouffon qui est aimé du Pouvoir (d’après vous Groland, entrecoupé de pub pour 4x4, se plaçait dans quelle catégorie ?) Ce texte a donc passé le comité de lecture sous forme anonymée comme toutes les contributions. Un choix qui fait voisiner des débutants et des confirmés au nom du seul intérêt de leur écrit. On pourrait objecter que cela risque de tout subordonner au goût de l’équipe de rédaction autour de Jean-Marc Flapp, mais la palette des collaborateurs des 30 numéros précédents, de Valérie Rouzeau à Hubert Haddad, prouve une bonne ouverture d’esprit.

Le thème du numéro : désordres.

Jean-Christophe Belleveaux donne un journal du trouble qui ressemble à un glossaire sur un air de blues, mots triste et sourire goguenard : j’accueille le soir, la poignée de la porte, les voix, ce qui serait une réalité vraisemblable (qui ne m’inclut pas tout à fait)…

Luna Beretta fait un récit avec X et Y en plus du narrateur, dont le ton prolonge maintenant l’aboulique désinvolture d’un certain Plume ; dans Asphodèles, Cédric Bonfils raconte une perte d’identité par petits bouts où la seconde personne paraît à chaque fois un peu plus effacée de la phrase, jusqu’à être à la fin affublée du nom floral qui fait le titre : cette fleur presque verte… On aimerait parler de tous ces bons et très bons textes.

Sinon, c’est une vraie revue avec un portfolio de photos — cette fois d’Isthmaël Baudry, où les reflets servent moins à superposer des lieux qu’à faire trébucher l’un l’autre, comme deux marcheurs chercheraient en vain à accorder leurs pas — et des critiques de livres, ça ne coûte que 5€ et on a envie d’en acheter pour donner à la volée aux amis de passage.




Guillaume Basquin : (L)ivre de papier

 

La couverture est ornée des idéogrammes chinois signifiant « ce qui précède » et « ce qui suit » ; en quelque sorte l'α et l'ω, qui, avec le mot « livre » du titre, annoncent une ambition, une ampleur qu'une ivresse calembouresque place entre les parenthèses… de Dionysos.

C’est une narration de marche, un pas « tambour battant » voudrait-on dire, si l'auteur n'avait l'air hautement allergique à toute forme de tambour. Incipit : c’est parti roue carrée go go go … Nous penserons plutôt à la claudication têtue de Lenz à travers la montagne. Mais pas une marche progressiste de folie positive — pas romantique le gugus —, un retour sur promesses non tenues, un retour aux racines qui s’emmêlent et nous entravent  : Puisque les hommes marchent presque toujours dans les voies frayées par d'autres (…) Nos styles sont désormais des réminiscences ». Et si l'on sait que l'auteur (né en 1969) a déjà publié « Fondu au noir ; le film à l'heure de sa reproduction numérisé », il est à craindre que son ivresse soit amère, et que la montagne, infranchie, se trouve plutôt vers la Catalogne, à Portbou.

Car ce qu'on va lire a en effet un parfum de funérailles : celles de l'aura. Mais, s'il vous plaît, avec panache, en grand deuil majestueux !

 

et pourquoi des poètes au temps d'internet la détresse en tant que détresse nous montre la trace suivre cette trace tu connais le mot de tolstoï n'écris vraiment que si tu ne peux pas ne pas écrire 19 octobre 1909 car je vois la poésie dans un bourbier et l'homme jeté dans la nuit as-tu ouï dire que les moissons arrosées d'encre ne se font que dix ou douze ans après les semailles…

 

Certains vont dire : encore cette absence de ponctuation ! Oui, cela fait partie des signes, ainsi naguère les mots épars comme des miettes sur une table firent de la poésie une ascèse du signifiant. Changement d’époque. Réalisme de cette coulée verbale continue où nos vies sont charriées : textes de lois (mal écrites dit-on), navettes égarées, marques déposées (jeu : retrouve la pomme logo qui fait rêver jusqu’aux peuplades écrasées par la faim et la tyrannie… page 34 !), modes d’emploi et précaution (le seul principe de la démocratie postlibérale ?).

Guillaume Basquin ne prétend pas à un style, invention de l’humanisme, marque déposée qui a sculpté notre rapport à l’écrit pendant six siècles : il copiecolle. D’un reste de civilité qui hante encore Guyotat, il s’envole. Sans sujet ni ordre du jour. Mais puisqu’il me faut bien dire quelque chose dès que je parle de, disons : la fin de la culture (occidentale) : (…) rideau roman sous presse voilà l’hypothèque littéraire a presto c’est fini oui

Pas drôle.

Pas triste. Le mélange des langues est joyeux, comme dans cette lingua franca des commerçants qui faisaient jadis de la Méditerranée une toile dangereuse et jubilatoire. Même carrée, c’est une marche vivifiante. On est chargé ? mais le poème n’a eu de cesse de nous décharger, pour nous laisser… moins vide que léger : (…) comme au jeu de tric-trac allons-nous en il est temps quittons-nous amis (…). Chargé, sans mission. Mais on sent qu’il s’est, en deçà du texte, passé quelque chose, — une pentecôte ? — venu le temps de la séparation et d’aller avec le peu que nous sommes sans carte : (…) avec les cinq sens une révolution menée à douze fidèles voluptueux (…)