Guillaume Métayer, Mains positives

Mains positives  est un livre de poésie et de délicatesse. L’auteur, Guillaume Métayer, est un traducteur prolixe et polyglotte. On lui doit entre autres la traduction complète des poèmes de Nietzsche, du  Verdict de Kafka… Il traduit, depuis le hongrois, des poètes et écrivains modernes et romantiques (Gyula Krúdy, Attila József, Sándor Petőfi…), mais aussi contemporains, comme István Kemény ;  des poètes slovènes, comme Aleš Šteger. De ce dernier, un article d’En attendant Nadeau a récemment présenté Au-delà du ciel sous la terre, traduit par : Guillaume Metayer. Il a consacré un livre à la traduction :  A comme Babel, qu’on peut lire avec bonheur comme des notes d’atelier. Il est aussi spécialiste de Voltaire, d’Anatole France, chercheur... et poète. 

C’est assez de classer mes papiers », écrit-il, ce qui donne le ton, l’un des multiples tons de ce livre.  Comme si la lecture critique tenait le milieu - entre éternité et classement - il faudrait  dire ici combien la traduction est au centre de son travail de poète ou comme ceux qu’il traduit influencent  ce qu’il écrit.  Plus simplement : un certain esprit de l’Europe centrale a forcément soufflé sur lui… ou de « lEurope, centrale », pour reprendre le titre de deux numéros de la revue Po&sie qu’il a dirigés.

Il est sûr en tous cas que l’humour de Dezsö Kosztolànyi a rencontré le sien ; l’humour, comme une échelle possible où se mesure le grand sérieux. De cet auteur hongrois, « Le contrôleur bulgare » ou  « Le traducteur cleptomane » sont, on en est sûr, deux nouvelles encourageantes et d’heureuses nouvelles, pour un lecteur traducteur, comme pour un qui ne l’est pas.

Un portrait de Guillaume Metayer en traducteur et une évocation de la poésie, comme essentielle traduction… si l’on continuait sur cette lancée, on en arriverait vite à cette chute ou ascension : qu’il soit poète. Or, il l’est, sans doute déjà  en ce que son livre redoute le cadre, le portrait, la définition de ce qu’est un poète. Un texte intitulé « rôle » le dit, transposé au théâtre. Comme dans un mauvais rêve, « je n’ai appris que mes répliques », écrit-il. « Je dépose délicatement mon manteau sur un fauteuil du premier rang, le long des leurs ( ceux de la metteuse en scène et de l’actrice), mon fantôme, et nous partons ». 

Guillaume Métayer, Mains positives, Éditions La rumeur libre, Février 2024. 104 pages. 17 euros.

Un danger est de « faire poète » au sens de ne pas l’être en le voulant trop ; simplement, en tenant le rôle. On voit même l’idéal virer au suicide. Imaginez :« Une vie soumise à l’anagramme ». La proposition se trouve dans un poème intitulé « Roulette ». Russe, bien sûr.

Mains positives est une suite de poèmes en prose. Dans ses deux précédents recueils, Guillaume Métayer écrivait en vers. « Faire n’est pas refaire ». Et le troisième est sans versification. Sauf que… l’on y retrouve des alexandrins clandestins, avec effet immédiat de souvenir. Et échange de bons procédés : dans le livre précédent, Libre jeu, la versification dépaysait le prosaïque. Imaginez un poème en vers intitulé « CIC », qui reprend « Ce sont souvent les actions / qui apportent le plus de satisfactions », auxquelles il oppose sa propre action. Dans ce recueil-ci, le vers, la cadence, le sens de la chute pour clôturer un texte ont le même effet de trouble. La prose et le vers ont trouvé d’autres placements.

Il y avait dans le précédent recueil des lieux de prédilection : rue, café, parc, toits… On les retrouve ici mais le temps a changé. Le temps qu’il fait  et le temps qui est. Le premier est à dominante grise ou brumeuse. D’ailleurs, « il y a rarement eu plus brume que moi », dit l’auteur. Le second, explicite  dans « Trotteuse », n’est pas celui qu’on croit. Certes, il est ce qui grise, au sens de ce qui vieillit :

Allongé aussi longtemps face au silence du plafond, le corps se jette dans la seule issue            
possible, la vieillesse. L’âme le suit comme son ombre et pour un peu on la verrait passer                     
comme un cambrioleur entre les deux fenêtres si au siècle dernier la radiographie avait              
mieux progressé.

 Mais le temps est aussi ce que dit le poème « Minute » :

Une minute peut durer soixante ans sous l’espèce d’une louche dans le bouillon. De grandes     
histoires d’amour tiennent en une minute.

La suite joue l’œil sur la soupe. Après un passage lyrique, rupture de ton :

Mais quand la minute a été bien étirée, c’est toujours la même histoire. L’élastique claque, la    
longue minute vous revient au nez.

 La dérision, la possible image clownesque rééquilibre et dégrise ; à plus forte raison, une possible auto-dérision le fait-elle. Une certaine légèreté est une réponse, parfois de sur-vie, parfois de vie ; une réponse authentique dans un contexte général hostile où il ne s’agit surtout pas de participer aux entreprises d’où «  on… sort plus gris ».

Le gris du temps météo et politique rencontre le gris de la vie amoureuse. Et Guillaume Metayer ne s’interdit pas de parler à la première personne, de s’adresser à une femme - rencontrée, ou/ et s’éloignant - : « Ne pose jamais sur nous ce beau sourire gris ». Le « tu » est aussi présent, qui   renvoie à un être aimé ou à soi-même dans un dialogue intérieur, comme dans « Chenil » où un moment de colère noire rencontre Juvénal et Anubis. La violence d’un moment passe par l’Antiquité et  disparaît sur ces mots : « fin de la version ».

 Il faut le dire, en pensant sans peser, le gris est celui du monde comme il va : « l’antivol au volant pourrait être à la gorge ». Ou encore, « on peut tuer quelqu’un en lui enfonçant un soufflet dans le coeur ». Ou : « il nous faudra bientôt importer autant d’armes que de douceurs. Introduire le droit de tirer à vue, pour protéger le sucre et augmenter la peur ». Mais, attention au survol, à un « bien-entendu » de connivence. «  Il ne s’agit pas de faire de l’air du temps une allusion ».

Une veine satirique traverse le livre, avec des formules saisissantes : « Certains assoient sur vos yeux leurs grosses fesses grises. Ils vous couvent, disent-ils… » ou encore « rien de tel pour bloquer une entrée qu’être le château gonflable ». Cours et courtisans sont toujours là. Et le poème est accessoire. « Mes poèmes ressemblent à des cravates » et la cravate est « tolérée uniquement chez quelques dignitaires du parti ».

Sur ce fond gris, il y a des retournements héroïques. Une lucidité propre au poème dégrise des crédos faussaires. Ainsi, sur un ton satirique - l’époque l’a bien cherché - :

Les scientifiques sont formels : il est possible de tout revoir passer, sans la moindre                   
nostalgie, dans un tout autre confort lin
éaire que la mort… 

Le poème conclut :

 Seules resteront douloureuses les arrivées et leurs chignons .

Les arrivées et les départs ont un rôle majeur. Cela donne le très beau poème « trains » et ce cadre, « la porte des trains ». « Les arrivées et leur chignons », c’est un enchaînement poétique, comme « chignon » est  une chaîne de montagnes. Un jardin, avec « le lent mouvement de taïchi », recueille les paroles de celle qui vient de s’éloigner et inspire cette conclusion :

 Je ne saurai jamais pourquoi choisir ces allées pour figurer un départ.

Répond au gris la joie possible. Il y a déjà de l’amusement à signaler quelques marottes et inventions de l’époque, à écrire un poème sur le « Dimsum », à  comprendre la playlist, où « le retour redevient départ » ; à  s’arrêter au jeûne, « grossesse messianique d’autrefois d’où tout à chacun peut renaître ». C’est un livre qui fait sourire et rire, ce qui ne peut être sans la peine : « au moment du chagrin l’oreille s’ouvre ». « Et le deuil (est) notre dictionnaire favori ». Un décalage très singulier, une sorte d’apparent mouvement de côté avant l’impact de l’émotion permet de regarder en face ce qui la provoque.

 Il y a une joie possible à voir les choses telles qu’elles sont. Comme dans ce très beau poème « Piscine » où l’on revient au sujet principal « Le temps qui passe dans les piscines n’est pas le même. »Et des rampes d’émotions : « la neige. Sa gangue fait date », la présence du passé, la force de « il y avait », l’enfance,  et le rappel du Temps qui joue en poussant des pions. On croise ici des jeux, le bonneteau, les cartes, le bréchet, et même le petit os de poulet en forme de Y, avec lequel on fait un vœu…Traversent aussi des éléments de conte.

On ne finira pas sans évoquer la rencontre poème-récit, une forme libre, une réussite, qui rebat les cartes et accueille la fantaisie. Deux exemples : le poème Her, avec sa trottinette connectée :

 Je l’appelai Her et elle me nommait early bird.

Et « Wishbone », où se raconte une guerre projetée sur la plage, pendant l’enfance. Une sorte de Guerre des boutons, avec des ennemis…

Mais au moment de ravager leur oasis de posidonies  et de barbelés, une voix nous arrêta,        
comme d’un décalogue.

 C’est la voix d’un pêcheur admiré, un malheureux… Convergent ici une expérience forte, une scène, un événement de son et de sens (impossibles à séparer) où condensent le mystère « les oasis de posidonies et de barbelés ».

Pour le poème aussi « le son est l’un des treuils des choses mais il n’est pas le seul ». Et la distance qu’il parcourt et révèle, il la voit à même les choses sensées rapprocher ; ainsi, le portable.

En m’étirant vers lui chaque matin j’approche la mesure du chagrin.

Le poème est la mesure vraie.

On terminera cette présentation trop sommaire, qui trace, incertain, un contour du livre, quand le poème, lui, est main positive, plein, plénitude… dans l’émotion d’un poème très singulier, intitulé « Aujourdhui (virgule) ». Il finit sur un deuil. Ce texte est une suite d’images, réelles et rêvées, sans séparation possible. Une suite de phrases comme des pièces d’or. Guillaume Métayer arrive à ce comble : une prouesse de formalisme - au lieu d’inscrire la ponctuation, il l’écrit en toutes lettres (point), (virgule) et cela fait un rythme -  et l’éclat du simple. Dans cette étrange Dictée ( d’école, de poésie),  il ne prononce pas et cependant dit  « point final » comme jamais on ne le fit entendre.

 

 

Armelle Cloarec

Présentation de l’auteur

Guillaume Métayer

Né à Paris en 1972, Guillaume Métayer est chercheur au CNRS, traducteur et poète. À côté de poèmes (notamment Libre jeu, Caractères, 2017, préface de Michel Deguy), et d’essais critiques (tels que Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011 ; ou, sur la traduction, A comme Babel, préface de Marc de Launay, La Rumeur libre, 2020), il traduit du hongrois, tant les poètes et écrivains contemporains (István Kemény, Krisztina Tóth…) que modernes et romantiques (Gyula Krúdy, Attila József, Sándor Petőfi…), ainsi que de l’allemand (Poèmes complets de Nietzsche, Les Belles lettres, 2019 ; Kafka ; poésie contemporaine autrichienne) et du slovène (Aleš Šteger). Il est membre du comité de rédaction des revues Po&Sie et Place de la Sorbonne et anime un atelier d'écriture poétique à Sorbonne université.

Photo © Gyula Czimbal.

Bibliographie

poésie

  • Fugues, Aumage, 2002.
  • Libre jeu, préface de Michel Deguy, Caractères, 2017.

essais

  • Nietzsche et Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation, préface de Marc Fumaroli, Flammarion, 2011, Prix Émile Perreau-Saussine.
  • Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Le Félin, 2011, Prix Henri de Régnier de l'Académie française, Prix de l'essai de la Revue des Deux Mondes.
  • A comme Babel. Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Éditions, 2020.

choix de traductions

du hongrois

  • István Kemény, Deux fois deux, Caractères, 2008, Prix Bagarry-Karátson de traduction du hongrois.
  • Attila József, Ni père ni mère, Sillage, 2010.
  • Sándor Petőfi, Nuages, Sillage, 2013.
  • Gyula Krúdy, Le Coq de Madame Cléophas, avec Paul-Victor Desarbres, Circé, 2013.
  • Krisztina Tóth, Code-barres, Gallimard, "Du monde entier", 2014.
  • Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois (dir.), Le Félin, 2016.
  • János Garay, Háry János, le vétéran, préface de Karol Beffa, Le Félin, 2018.

de l’allemand

  • Franz Kafka, Le Verdict, Sillage, 2011.
  • Friedrich Nietzsche, Poèmes complets, Les Belles lettres, 2019.
  • Andreas Unterweger, Poèmes, avec Laurent Cassagnau, Printemps des poètes & La Traductière, 2019.
  • Ágnes Heller, La Valeur du hasard. Ma vie, éd. G. Hauptfeld, Rivages, 2020.

du slovène

  • Aleš Šteger, Le Livre des choses, avec Mathias Rambaud, Circé, 2017.

bande dessinée

  • Ravel, un imaginaire musical, avec Karol Beffa et Aleksi Cavaillez, Seuil-Delcourt, 2019.

éditions de textes & préfaces

  • Anatole France, Le Livre de mon ami, Rivages, 2013.
  • Bernardin de Saint-Pierre, Éloge historique et philosophique de mon ami, Rivages, 2014.
  • Balzac, Stahl [Hetzel], Nodier, Scènes de la vie privée et publique des animaux, Rivages, 2017.
  • Friedrich Nietzsche, Hymne à l’amitié, traduit par N. Waquet, Rivages, 2019.

Autres lectures

A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouissant, par la profondeur de sa réflexion à la liberté rhizomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une lettre de l’alphabet, en l’occurrence celle [...]

Guillaume Métayer, Mains positives

Mains positives  est un livre de poésie et de délicatesse. L’auteur, Guillaume Métayer, est un traducteur prolixe et polyglotte. On lui doit entre autres la traduction complète des poèmes de Nietzsche, du  Verdict [...]




Guillaume Métayer, Singe et autres poèmes

 

Singe

Nous parlons d’un secret à quatre avec la morte. Je raconte comment l’on peut reconstituer
une côte à partir de quelques lumières. Comment on enterre une amitié d’été. Mes réflexions
l’intriguent. Je ne boude pas cette monnaie de singe : les songes.

Étais

Cette jeunesse a passé penchée sur les livres à attraper des poissons volants. Puis, je me suis
lassé des étés et des étais. Ma tête s’est mise à tenir toute seule, interloquée. Puis, elle est
devenue si lourde que j’ai dû la poser en arrière et regarder le plafond à l’affût des plis de la
peinture.

Barres parallèles

S’il est vrai que l’on revoit toute sa vie au moment de sa mort, je dois être en train de mourir
sous une forme extrême du ralenti. Tout, sans cesse, revient, plus précis. Deux bords du
calendrier se rejoignent en une double vie des deux rives. Des deux rampes avant le grand
saut. C’est ainsi que je serai mort aussi à vingt-cinq ans.

Platon

Vu à la télé : l’idée. Sous la pluie de lumière des spots publicitaires, l’atrophie tigrée des êtres,
le monde agglomération sous l’orage de septembre, des découpes comiques en grand nombre.
Et puis un jour, la poésie, dont la pièce sans cesse oscille.

 

Belle

Je peux parfaitement dire qui est la plus belle femme du théâtre. C’est un savoir devenu
d’autant plus exact qu’il ne m’est d’aucune utilité. D’abord, parce que tout le monde pourrait
faire le même constat que moi. Ensuite, car dès qu’elle s’aperçoit, de l’autre côté du bar, que
je l’ai percée à jour, je fuis son regard. La beauté est un chapitre. Je relis.

 

Caméra

Ma caméra de 2020 rencontre ma caméra des années 1980. Tout est pareil, tout est différent.
Le métro est le métro. L’escalator reptilien est toujours au même endroit. La silhouette floutée
jusqu’aux ailes d’un imperméable d’adolescent l’arpente devant moi comme un défilé, entre
course et décollage. Nous n’avons pas assez de souvenirs de trajectoires. Nos cornées sont des
catins.

 

En traduisant

L’apparition du saurien de pixels le long de cette pente familière nous rendit d’un coup la
station debout. L’illusion ouvrait les pupilles de l’amitié. Et ses ailes : nous avons contemplé
la ville pointilliste, prête à bondir de son sommeil d’époque, traîné nos sabres dans tous les
étages de l’appartement capitale, talonné les habitacles avec des bruits de trombone, de
mastication d’acier. Au ressac sur la plage de Babel les scintillations du sable et du sens. Ce
rectangle modique serait-il la seule ardoise où cette apparition opère encore, peut-être pour le
seul sourcier, les manches prises dans les deux plans ? Si l’être humain est une braise dans le
souterrain des idiomes, mon gosier de chair n’aura parlé qu’une seule langue, celle du temps
qui passe sans se comprendre.

Présentation de l’auteur

Guillaume Métayer

Né à Paris en 1972, Guillaume Métayer est chercheur au CNRS, traducteur et poète. À côté de poèmes (notamment Libre jeu, Caractères, 2017, préface de Michel Deguy), et d’essais critiques (tels que Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011 ; ou, sur la traduction, A comme Babel, préface de Marc de Launay, La Rumeur libre, 2020), il traduit du hongrois, tant les poètes et écrivains contemporains (István Kemény, Krisztina Tóth…) que modernes et romantiques (Gyula Krúdy, Attila József, Sándor Petőfi…), ainsi que de l’allemand (Poèmes complets de Nietzsche, Les Belles lettres, 2019 ; Kafka ; poésie contemporaine autrichienne) et du slovène (Aleš Šteger). Il est membre du comité de rédaction des revues Po&Sie et Place de la Sorbonne et anime un atelier d'écriture poétique à Sorbonne université.

Photo © Gyula Czimbal.

Bibliographie

poésie

  • Fugues, Aumage, 2002.
  • Libre jeu, préface de Michel Deguy, Caractères, 2017.

essais

  • Nietzsche et Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation, préface de Marc Fumaroli, Flammarion, 2011, Prix Émile Perreau-Saussine.
  • Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Le Félin, 2011, Prix Henri de Régnier de l'Académie française, Prix de l'essai de la Revue des Deux Mondes.
  • A comme Babel. Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Éditions, 2020.

choix de traductions

du hongrois

  • István Kemény, Deux fois deux, Caractères, 2008, Prix Bagarry-Karátson de traduction du hongrois.
  • Attila József, Ni père ni mère, Sillage, 2010.
  • Sándor Petőfi, Nuages, Sillage, 2013.
  • Gyula Krúdy, Le Coq de Madame Cléophas, avec Paul-Victor Desarbres, Circé, 2013.
  • Krisztina Tóth, Code-barres, Gallimard, "Du monde entier", 2014.
  • Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois (dir.), Le Félin, 2016.
  • János Garay, Háry János, le vétéran, préface de Karol Beffa, Le Félin, 2018.

de l’allemand

  • Franz Kafka, Le Verdict, Sillage, 2011.
  • Friedrich Nietzsche, Poèmes complets, Les Belles lettres, 2019.
  • Andreas Unterweger, Poèmes, avec Laurent Cassagnau, Printemps des poètes & La Traductière, 2019.
  • Ágnes Heller, La Valeur du hasard. Ma vie, éd. G. Hauptfeld, Rivages, 2020.

du slovène

  • Aleš Šteger, Le Livre des choses, avec Mathias Rambaud, Circé, 2017.

bande dessinée

  • Ravel, un imaginaire musical, avec Karol Beffa et Aleksi Cavaillez, Seuil-Delcourt, 2019.

éditions de textes & préfaces

  • Anatole France, Le Livre de mon ami, Rivages, 2013.
  • Bernardin de Saint-Pierre, Éloge historique et philosophique de mon ami, Rivages, 2014.
  • Balzac, Stahl [Hetzel], Nodier, Scènes de la vie privée et publique des animaux, Rivages, 2017.
  • Friedrich Nietzsche, Hymne à l’amitié, traduit par N. Waquet, Rivages, 2019.

Autres lectures

A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouissant, par la profondeur de sa réflexion à la liberté rhizomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une lettre de l’alphabet, en l’occurrence celle [...]

Guillaume Métayer, Mains positives

Mains positives  est un livre de poésie et de délicatesse. L’auteur, Guillaume Métayer, est un traducteur prolixe et polyglotte. On lui doit entre autres la traduction complète des poèmes de Nietzsche, du  Verdict [...]




La philosophie pense la poésie, la poésie pense la philosophie : entretien avec Guillaume Métayer

Guillaume Métayer est poète, traducteur et chercheur au CNRS. Il a publié de nombreux livres sur l'histoire de la littérature et des idées (Voltaire, Anatole France, Nietzsche). Son travail de traducteur est d'une grande importance. Il a permis de faire connaître de grands noms de la poésie allemande (poésie de Nietzsche, Andreas Unterweger), hongroise (Attila József, István Kemény, Krisztina Tóth), ou slovène (Aleš Šteger). Bien entendu, il a depuis longtemps réfléchi sur ce lien  qu'il est possible d'établir entre poésie et philosophie.

Guillaume Métayer, quel lien peut-on envisager entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ?

Le pire lien que l’on puisse imaginer serait un lien didactique : la mise en vers d’un contenu – exactement ce qui arrive, par exemple, avec certains dialogues qui n’ont de philosophiques et de dialogiques que le nom. Certains de ces textes étaient si peu dialectiques que la mise en répliques d’un contenu préétabli, de points de doctrine, a même été utilisée pour propager le contenu du catéchisme !

Voltaire a génialement détourné cette forme pour en faire des crédos des Lumières… Bref…

De la même manière qu’avec la forme du dialogue, la pure et simple mise en vers d’une doctrine philosophique n’est a priori et le plus souvent ni philosophique ni poétique : la double peine ou le lose-lose… Cela dit, comme toujours, il y a des exceptions, par exemple Lucrèce (si du moins l’on croit, contrairement à Pierre Vesperini, en ses contenus et non seulement à l’usage social de son poème). Par ailleurs, certaines tentatives peuvent être intéressantes du point de vue historique, telle la manière dont le jeune Anatole France a essayé de mettre en vers une synthèse de la philosophie darwinienne, du modèle épicurien cher au même Lucrèce et d’une forme d’optimisme progressiste dans Les Poèmes dorés (1873), son premier recueil. Poétiquement, le résultat n’est pas toujours extraordinaire mais littérairement, cette condensation, quoique surannée, est aussi intéressante à mon sens et pas tellement différente que n’importe quel autre « dispositif » actuel. Quant au lien entre doctrine et poèmes, je vous laisse décider de ce qui s’est passé en France dans les grandes années heideggériennes. Pour moi, dans le fond, philosophie et poésie sont, bien sûr, ailleurs : non pas dans la thèse mais dans la quête.

Guillaume Métayer, Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011, 444 pages, 23 € 50.

Quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?

Je suis nietzschéen par conséquent c’est en nietzschéen que je vous répondrai. L’essentiel de la façon dont Nietzsche a pensé la poésie est pour moi le lien qu’il a établi entre le caractère originellement métaphorique et fondamentalement axiologique du langage, c’est-à-dire que le langage est toujours image et valeur (dans son écrit posthume Vérité et mensonge au sens extra-moral, composé en 1873). Par là, ce n’est plus seulement la philosophie qui pense la poésie mais la poésie qui pense la philosophie, qui l’évalue, et la philosophie qui se pense elle-même par le biais de la poésie, celle que l’on écrit et celle que l’on lit, comme le fait Nietzsche. Bien sûr, à un niveau plus profond encore, l’activité imaginaire dépend de la musique et donc, chez le Nietzsche de la Naissance de la Tragédie (1872) et même plus tard, le langage des mots apparaît toujours limité par rapport au langage des sons qui le porte et le traverse. Les mots trahissent la musique en la figeant et en la généralisant, en employant des termes qui, pour être intelligibles, doivent être « communs » dans tous les sens du terme. La création de métaphores est donc à la fois activité poétique et philosophique, en même temps que propre à tout acte de langage, ce qui explique aussi la relation parfois polémique que ces deux activités entretiennent avec l’usage commun, ses évaluations réflexes, ce que l’on appelle les « préjugés ».

Traduit par Pierre Vinclair et présenté par Guillaume Métayer.

Vous êtes spécialiste de Voltaire et Nietzsche, traducteur du hongrois, et poète. Est-ce que la philosophie sous-tend votre écriture poétique ?

Nietzsche et Voltaire sont non seulement tous deux à leur manière des philosophes poètes mais aussi tous deux (quoique inégalement) des philologues, des analystes du langage et des langues, qui ont toujours eu affaire à la pluralité linguistique, tant antique et moderne, ce qui est logique lorsque, comme eux, on inscrit la pensée dans le langage au lieu de chercher à plier le langage à une pensée qui s’en voudrait abstraite alors qu’elle y est, pour ainsi dire, condamnée. Dans le cas plus particulier du hongrois, je suis allé jadis chercher cette langue dite rare comme une « antithèse ironique » au triomphe du globish, une langue que j’ai littéralement beaucoup de mal à comprendre car elle ne me semble liée à aucun rapport sensible du monde. Spontanément, je comprends mieux les énoncés dans une langue que je connais mal mais qui est incarnée par son locuteur que dans cette fausse langue, lourde de simplifications grossières pour les besoins de la communication et, bien sûr, chargée de dominations.

En somme, je suis certainement influencé par « mes » auteurs lorsque j’écris, non pas tant directement (comme une influence littéraire décelable à la manière classique de l’histoire littéraire, ou comme la mise en mots d’une doctrine préalable) que par une conception implicite de ce qu’il est possible d’espérer de la langue du poème aujourd’hui. 

Est-ce qu’elle motive la forme de vos textes ?

Oui, dans le sens aussi où mes poèmes se veulent souvent des explorations personnelles, des remémorations ayant pour but de saisir dans leur singularité des représentations et des émotions ressenties et, en les formulant, d’en magnifier une dernière fois la poésie tout en tranchant les nœuds gordiens entre langage, image, idée, dans une visée libératoire. Au fond, cette façon d’écrire a à voir avec une recherche intellectuelle dans le sensible, dans des lieux que seule la poésie peut investiguer. Finalement, cette pratique serait-elle plus freudienne que nietzschéenne ? Sans doute que l’attention à l'esthétique du poème et la foi dans une valeur heuristique générale, et non seulement une remédiation personnelle, est ce qui fait pencher cette activité du côté de Nietzsche plus que de la psychanalyse. Je m’intéresse en tout cas, dans mes poèmes, à ma capacité, toujours incertaine et risquée, à trouver un langage pour des choses essentielles pour moi (et, à terme, je l’espère, pour d’autres) que l’usage courant du français ne serait pas plus capable de dire que la langue commune du globish. C’est une tentative de déjouer l’universel frelaté du faux « commun » pour saisir le « bon » universel dans le singulier : on voit bien ici aussi le lien entre écriture et traduction. En même temps, je n’essaye pas de bâtir une langue ostensiblement singulière, c’est une attitude qui ne m’attire pas, mais plutôt d’agencer, de chercher les espaces dans les feintes, les surprises, les alliances incongrues et révélatrices, non pour le plaisir du jeu lui-même mais pour rendre fidèlement une couleur, une pensée, un son, un ton. C’est le travail que j’essaye de faire dans les courtes proses de Mains positives qui va paraître tout prochainement, j’espère en début d’année, à La rumeur libre éditions. S’y ajoute, comme l’indique la référence aux peintures rupestres préhistoriques, outre une forme de spéléologie de la mémoire personnelle, l’idée d’une trace humaine, très humaine (la main !) réalisée et rassemblée métaphoriquement dans une forme brève, qui se veut fulgurante, écrite en un souffle, en un geste ; en ce sens, l’énergie poétique cherche une certaine violence, davantage de vigueur que les mots employés plus haut (feinte, etc.) pourraient le laisser supposer. Il ne s’agit donc pas de faire de la dentelle avec l’usage, mais plutôt d’essayer de prendre l’usage de vitesse, d’en exploiter les failles pour faire effraction jusqu’à l’émotion.. Cela dit, ce n’est pas un programme, je me laisse surprendre…

Guillaume Métayer, poète, chercheur au CNRS et traducteur du hongrois et de l'allemand raconte comment il a accepté une proposition bizarre devant la Tour Montparnasse.

Vous éloignez-vous de la philosophie, en écrivant de la poésie, ou bien est-ce que la philosophie vous en rapproche, au contraire ?
Je crois que le jeu de relais entre les deux est constant et qu’à l’étape de la course poétique la plus éloignée de la philosophie constituée se trouve toujours une autre philosophie qui attend que la poésie lui passe le relais, en attendant de poursuivre jusqu’à ce qu’elle-même le redonne, pour un temps indéterminé, à la poésie. Et ainsi de suite.
Quels sont vos projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
Outre le recueil Mains positives, je travaille sur le livre suivant, qui aura aussi à voir avec la remémoration mais sera plus circonscrit dans son objet. La traduction me permet souvent d’allier poésie et philosophie, c’est ainsi que je vais aussi publier cette année – dans la lignée de mon travail sur les poésies de Nietzsche – une version française complète des poèmes de Schopenhauer (beaucoup moins nombreux que ceux de son disciple ! – ce qui, en soit, est déjà intéressant). Outre mon travail constant sur Nietzsche (qui m’a conduit récemment à travailler sur ses liens avec la poésie centre-européenne ainsi qu’à traduire certains de ses extraordinaires écrits philologiques), je suis aussi toujours en train de faire (re)découvrir, avec les éditions Rivages, l’œuvre de la philosophe hongroise Ágnes Heller, elle-même d’ailleurs autrice d’un texte philosophique sur Nietzsche, récemment paru dans une autre traduction (par Gilles Achache chez Calmann-Lévy). Ce sera une année très riche, j’ai encore beaucoup d’autres choses en cours, mais je ne veux pas abuser de votre patience ni de celle de vos lecteurs et lectrices…

Image de Une © Norbert Kiss.

Présentation de l’auteur

Guillaume Métayer

Né à Paris en 1972, Guillaume Métayer est chercheur au CNRS, traducteur et poète. À côté de poèmes (notamment Libre jeu, Caractères, 2017, préface de Michel Deguy), et d’essais critiques (tels que Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011 ; ou, sur la traduction, A comme Babel, préface de Marc de Launay, La Rumeur libre, 2020), il traduit du hongrois, tant les poètes et écrivains contemporains (István Kemény, Krisztina Tóth…) que modernes et romantiques (Gyula Krúdy, Attila József, Sándor Petőfi…), ainsi que de l’allemand (Poèmes complets de Nietzsche, Les Belles lettres, 2019 ; Kafka ; poésie contemporaine autrichienne) et du slovène (Aleš Šteger). Il est membre du comité de rédaction des revues Po&Sie et Place de la Sorbonne et anime un atelier d'écriture poétique à Sorbonne université.

Photo © Gyula Czimbal.

Bibliographie

poésie

  • Fugues, Aumage, 2002.
  • Libre jeu, préface de Michel Deguy, Caractères, 2017.

essais

  • Nietzsche et Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation, préface de Marc Fumaroli, Flammarion, 2011, Prix Émile Perreau-Saussine.
  • Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Le Félin, 2011, Prix Henri de Régnier de l'Académie française, Prix de l'essai de la Revue des Deux Mondes.
  • A comme Babel. Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Éditions, 2020.

choix de traductions

du hongrois

  • István Kemény, Deux fois deux, Caractères, 2008, Prix Bagarry-Karátson de traduction du hongrois.
  • Attila József, Ni père ni mère, Sillage, 2010.
  • Sándor Petőfi, Nuages, Sillage, 2013.
  • Gyula Krúdy, Le Coq de Madame Cléophas, avec Paul-Victor Desarbres, Circé, 2013.
  • Krisztina Tóth, Code-barres, Gallimard, "Du monde entier", 2014.
  • Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois (dir.), Le Félin, 2016.
  • János Garay, Háry János, le vétéran, préface de Karol Beffa, Le Félin, 2018.

de l’allemand

  • Franz Kafka, Le Verdict, Sillage, 2011.
  • Friedrich Nietzsche, Poèmes complets, Les Belles lettres, 2019.
  • Andreas Unterweger, Poèmes, avec Laurent Cassagnau, Printemps des poètes & La Traductière, 2019.
  • Ágnes Heller, La Valeur du hasard. Ma vie, éd. G. Hauptfeld, Rivages, 2020.

du slovène

  • Aleš Šteger, Le Livre des choses, avec Mathias Rambaud, Circé, 2017.

bande dessinée

  • Ravel, un imaginaire musical, avec Karol Beffa et Aleksi Cavaillez, Seuil-Delcourt, 2019.

éditions de textes & préfaces

  • Anatole France, Le Livre de mon ami, Rivages, 2013.
  • Bernardin de Saint-Pierre, Éloge historique et philosophique de mon ami, Rivages, 2014.
  • Balzac, Stahl [Hetzel], Nodier, Scènes de la vie privée et publique des animaux, Rivages, 2017.
  • Friedrich Nietzsche, Hymne à l’amitié, traduit par N. Waquet, Rivages, 2019.

Autres lectures

A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouissant, par la profondeur de sa réflexion à la liberté rhizomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une lettre de l’alphabet, en l’occurrence celle [...]

Guillaume Métayer, Mains positives

Mains positives  est un livre de poésie et de délicatesse. L’auteur, Guillaume Métayer, est un traducteur prolixe et polyglotte. On lui doit entre autres la traduction complète des poèmes de Nietzsche, du  Verdict [...]




A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouissant, par la profondeur de sa réflexion à la liberté rhizomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une lettre de l’alphabet, en l’occurrence celle du commencement et de la direction, à la grandeur démesurée que représente Babel, ou plutôt les Babels que sont tous les textes écrits et attendant d’être traduits.

Son auteur, Guillaume Métayer, à la manière des taupes (très bonne ouïe, odorat développé), creuse douze galeries sous des idées conçues superficiellement, retourne entièrement le jardin et nous entraîne à examiner le contenu de chaque vers et motte de mots de très près pour en détecter les moindres mouvements. Sans oublier que son humour à tout casser fait trembler les étagères pleines d’obstinations, de principes et de parti-pris des traducteurs. Il est universitaire, et déplore et moque la détestation nourrie par certains poètes à l’égard de chercheurs comme lui, dont le travail de réflexion excavateur « prolonge le plaisir, l’approfondit, l’intensifie, le rend polygonal, abyssal » (p. 62). Toutefois, il avoue que la pratique, en pratique, quand on a les mains dans la pâte donc, dépasse la théorie car elle vient avant elle, du moins d’après ce que j’ai compris.

Personnellement, je travaille comme traductrice technique depuis mon année de Licence d’anglais (qui remonte à il y a un quart de siècle ou plus) et comme traductrice littéraire depuis quinze ans, ce qui est peu, en termes de livres publiés, c’est pourquoi je me permets de leur rajouter la vingtaine d’années durant laquelle je m’efforçais de traduire mes propres textes littéraires d’une langue à l’autre, pour les proposer à des revues littéraires des divers pays où j’ai vécu (même si j’ai toujours été très mauvaise à cet exercice, aimant sans doute trop mes vers pour bien les traduire, l’amour rendant aveugle, comme on le sait), et la décennie durant laquelle je traduisais des textes pour les étudiants de mes cours de langue et de littérature (et la grande joie que c’était que de commenter ensemble mes renditions imparfaites).




Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €.

Malgré cela, je n’ai jamais rien entendu à tout ce qui concerne les « théories, approches et orientations » de la traduction littéraire, car à part les cours de thèse et version suivis pendant mes études universitaires, qui, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui, n’étaient pas mes cours préférés, je n’ai pas fait d’études de traductologie, ayant tout appris sur le tas, chemin faisant, les mains plongées dans le cambouis des mots et pas dans les livres de théorie. Pour cette raison, j’ai toujours décliné les invitations de m’exprimer sur un travail de traduction en cours, me sachant incapable de théoriser ma pratique : je pense savoir traduire, j’ignore comment enseigner l’art de la traduction, ou comment en parler, je ne sais pas quels termes donner aux choses que je fais.

Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €

Par exemple, A comme Babel m’a appris qu’il existe ce qu’on appelle la traduction « juxtalinéaire », et que moi j’appelle tout simplement premier jet ou première mouture, et qu’elle n’est jamais juxtalinéaire en fait, mais « toujours déjà une esquisse d’interprétation » (p. 36), la preuve étant que nous y revenons souvent, à cette première impression, « presque autant qu’au texte originel », nous dit Guillaume Métayer. Ainsi, je traduis depuis un certain temps mais je ne sais toujours pas parler de ce que je fais, heureusement, il y a des traducteurs comme Guillaume Métayer pour m’aider à mettre des mots sur ce merveilleux travail.

Podcast : A comme Babel. Episode 1, proposé par Guillaume Métayer Avec aujourd'hui : Jean-Baptiste Para.

En lisant A comme Babel, je me suis rendu compte que les descriptions pas à pas de Métayer, agrémentées de commentaires colorés et pleins de spontanéité, correspondaient à ce qui se passait dans ma tête pendant que je traduisais ; bien sûr, comment aurait-il pu en être autrement, nous faisons le même travail et nous confrontons peu ou prou aux mêmes questions (sans compter les anecdotes qui parsèment nos journées). En effet, je me suis demandée, comme Métayer avant moi : dans quelle mesure la première mouture de ma traduction est-elle bonne ? Faut-il se méfier des adverbes en -ment ? Dois-je vraiment traduire la rime ou ai-je raison de la bouder ? Dois-je trouver le moyen d’expliquer, d’interpréter ce vers obscur en le traduisant ? Pourquoi suis-je en train de traduire un si mauvais poème et dois-je le restituer avec ses faiblesses ou succomber à la tentation de le fertiliser un peu ? « Bien plus souvent qu’on ne le dit, le traducteur fait mieux que l’original, ne serait-ce parce qu’il doit, par sa traduction même, légitimer son choix : impossible qu’il ait traduit quelque chose d’aussi plat » (Métayer, p. 87). Que faire de strophes contenant des vers bien trop longs ou bien trop courts par rapport à ceux qui les entourent ? Est-ce que j’ai le droit de traduire comme une cleptomane en me servant dans des phrases connues de la littérature française ? Dois-je traduire l’intégralité des poèmes de ce livre ou seulement ceux que je pense être les meilleurs ?




Podcast : A comme Babel, Episode 2, proposé par Guillaume Métayer, avec Mireille Gansel.

Je suis traductrice parce que je doute, profondément. Traduire égale choisir.

« L’ignorance, le risque d’erreur, la crainte de ne pas comprendre, de ne pas savoir « rendre », c’est le quotidien. […] Plus je traduis, moins je sais ».

Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, La Contre Allée, 2019 (p. 21 et 27).

Heureusement, Guillaume Métayer, avec A comme Babel, calme de façon momentanée mes hésitations, du moins en ce qui concerne l’ultime question, en disant qu’« intégral rime avec inégal » (p. 49), et quand il s’agit non plus de recueil mais des poèmes complets d’un auteur,

traduire l’intégrale […] permet d’observer au plus près l’incroyable évolution de l’écriture poétique […], ses hauts et ses bas, ses silences brutaux, ses prolixités soudaines, ses mille essais, tâtonnements, passages d’un genre, d’un ton à l’autre, d’être confronté à l’énergie inouïe d’un verbe poétique toujours en quête de lui-même. Et pour le traducteur, quelle aubaine ; c’est une occasion unique de sortir sa palette, ses pinceaux, ses fusains, de s’exercer sur tous ces styles contrastés. […] Quelles académies ! Quelle école ! »

Guillaume Métayer, A comme Babel, La rumeur libre, p. 50.

Je rejoins tout à fait Métayer dans cette dernière phrase, la traduction a toujours été pour moi une école, je n’ai de cesse de le répéter : elle est non seulement une école de traduction mais aussi d’écriture, et de vie. J’y ai appris à écrire avec ou sans contrainte, des vers libres et des vers rimés ; à décrire de façon précise et originale les êtres humains, les animaux, le ciel, la mer, les variations climatiques ; à vivre au sein de milieux, de cultures, de lieux et d’époques divers ; à braver les tempêtes, les tentacules de la détresse, de la dépression, du suicide et de la mort ; à jouer au flipper, à grimper dans les arbres, à nager avec des baleines, à piloter un avion, à conduire un camion, à bêcher un jardin, à construire une maison, à décortiquer un homard, à butiner une fleur, à chasser et même à tuer ; à danser et à chanter juste ou faux ; à aimer passionnément hommes, femmes et enfants pour ce qu’ils sont ; à écouter tout ce qui « fait son et sens à la fois » (Métayer a dit cela au sujet de la rime p. 55) ; à être folle et à être philosophe ; à parler d’autres langues ; à mieux lire Shakespeare – que je cite en exemple pour la simple raison que je tombe souvent sur lui quand je traduis des poèmes écrits en anglais – et à mieux lire tout court.




Podcast : A comme Babel, Episode 3, proposé par Guillaume Métayer, avec Marc De Launay.

Bref, traduire m’a appris à lire tous les signes du texte, qui sont aussi des signes de vie, de ce qui le rend vivant, et qui renvoient à la vie elle-même, et au monde en entier, car traduire ou écrire en oubliant de vivre c’est comme essayer de vivre sans respirer : on ne va pas très loin. Traduire m’a rendue curieuse de choses de la vie et du monde qui n’auraient, sans la traduction, jamais croisé mon chemin, et m’a souvent entraînée à aller chercher comment ça marche au-delà des dictionnaires et des encyclopédies, soit comment vivre un peu autrement, un peu en dehors de ce que je suis ou crois être. Traduire c’est lire les signes, du plus petit au plus grand, et « c’est un suprême bonheur ! » (p. 86), comme Guillaume Métayer le sait.

Il parle de « geste » (p. 67) pour désigner les opérations que l’on effectue en traduisant, rappelant ainsi que la traduction est physique autant qu’elle est intellectuelle, une danse ou un corps-à-corps avec le texte, en somme. Et Métayer, en plus d’affirmer poétiquement qu’« un vrai traducteur doit ouvrir le poème comme un fruit, mangue ou grenade, et offrir au lecteur une substantifique interprétation » (p. 68), s’est aussi représenté les résultats de ses choix traductifs dans un espace spatial, « comme un mobile de Calder » fixé au plafond, par exemple (p. 67), ce qui m’a laissée bouche bée d’admiration. Je n’avais jamais vu la traduction sous cet angle-là, même si j’aurais dû, sachant combien elle est indissociable de tout ce qui lui est externe, du monde des vivants et des morts, de la créativité, et du corps : « Traduire est un sport. Traduire, c’est l’écriture à deux », conclut Métayer dans le douzième et dernier chapitre  de son livre (p. 86).

Pour terminer ce petit éloge très (trop ?) subjectif de A comme Babel, un ouvrage à la fois érudit et drôle, convaincant parce qu’autobiographique, je dirai tout simplement que sa lecture m’a permis de comprendre que la théorie ne peut fonctionner sans l’apport d’exemples précis, qui lui sont vitaux, et qu’elle concerne davantage la description et l’illustration des problèmes rencontrés en traduisant que l’imposition et la prescription de certains systèmes ou règles à suivre, et que, tout comme l’universitaire et le théoricien n’ont pas à être pédants ou dogmatiques, la théorie ne l’est pas forcément non plus, selon comment elle est livrée et combien elle est ancrée dans la vie.

Guillaume Métayer, avec A comme Babel, nous a laissé entrer dans sa tête et quand il se la gratte, on fait pareil, quand il rit, on rit, quand il croit au miracle et au dieu de la traduction, on y croit également. La traduction, l’écriture et la lecture à deux, in fine.

Je vous laisse avec ses phrases si belles sur la rime, son amoureuse, sa « plus belle des maîtresses » :

Un vrai travail de métaphore. Et de cigale à la fois. Par ce simple accord elle nous donne à voir les abîmes de sens qui séparent les choses les plus proches à l’oreille, y jette des passerelles inattendues. Elle est un subtil anti-Cratyle (médicament non remboursé). Certes, il lui arrive aussi, tout au contraire, de mettre en lumière l’existence d’étonnantes convergences du son et du sens, et donc de renforcer l’illusion d’un lien naturel entre les noms et leur signification. Elle pointe ainsi ces moments où les mots d’une vieille langue finissent par se ressembler comme les vieux amants. Elle seule, à la manière géniale de tel cerveau d’autiste, sait aussi bien classer et faire ressortir ces connivences profondes.




Présentation de l’auteur

Guillaume Métayer

Né à Paris en 1972, Guillaume Métayer est chercheur au CNRS, traducteur et poète. À côté de poèmes (notamment Libre jeu, Caractères, 2017, préface de Michel Deguy), et d’essais critiques (tels que Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011 ; ou, sur la traduction, A comme Babel, préface de Marc de Launay, La Rumeur libre, 2020), il traduit du hongrois, tant les poètes et écrivains contemporains (István Kemény, Krisztina Tóth…) que modernes et romantiques (Gyula Krúdy, Attila József, Sándor Petőfi…), ainsi que de l’allemand (Poèmes complets de Nietzsche, Les Belles lettres, 2019 ; Kafka ; poésie contemporaine autrichienne) et du slovène (Aleš Šteger). Il est membre du comité de rédaction des revues Po&Sie et Place de la Sorbonne et anime un atelier d'écriture poétique à Sorbonne université.

Photo © Gyula Czimbal.

Bibliographie

poésie

  • Fugues, Aumage, 2002.
  • Libre jeu, préface de Michel Deguy, Caractères, 2017.

essais

  • Nietzsche et Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation, préface de Marc Fumaroli, Flammarion, 2011, Prix Émile Perreau-Saussine.
  • Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Le Félin, 2011, Prix Henri de Régnier de l'Académie française, Prix de l'essai de la Revue des Deux Mondes.
  • A comme Babel. Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Éditions, 2020.

choix de traductions

du hongrois

  • István Kemény, Deux fois deux, Caractères, 2008, Prix Bagarry-Karátson de traduction du hongrois.
  • Attila József, Ni père ni mère, Sillage, 2010.
  • Sándor Petőfi, Nuages, Sillage, 2013.
  • Gyula Krúdy, Le Coq de Madame Cléophas, avec Paul-Victor Desarbres, Circé, 2013.
  • Krisztina Tóth, Code-barres, Gallimard, "Du monde entier", 2014.
  • Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois (dir.), Le Félin, 2016.
  • János Garay, Háry János, le vétéran, préface de Karol Beffa, Le Félin, 2018.

de l’allemand

  • Franz Kafka, Le Verdict, Sillage, 2011.
  • Friedrich Nietzsche, Poèmes complets, Les Belles lettres, 2019.
  • Andreas Unterweger, Poèmes, avec Laurent Cassagnau, Printemps des poètes & La Traductière, 2019.
  • Ágnes Heller, La Valeur du hasard. Ma vie, éd. G. Hauptfeld, Rivages, 2020.

du slovène

  • Aleš Šteger, Le Livre des choses, avec Mathias Rambaud, Circé, 2017.

bande dessinée

  • Ravel, un imaginaire musical, avec Karol Beffa et Aleksi Cavaillez, Seuil-Delcourt, 2019.

éditions de textes & préfaces

  • Anatole France, Le Livre de mon ami, Rivages, 2013.
  • Bernardin de Saint-Pierre, Éloge historique et philosophique de mon ami, Rivages, 2014.
  • Balzac, Stahl [Hetzel], Nodier, Scènes de la vie privée et publique des animaux, Rivages, 2017.
  • Friedrich Nietzsche, Hymne à l’amitié, traduit par N. Waquet, Rivages, 2019.

Autres lectures

A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouissant, par la profondeur de sa réflexion à la liberté rhizomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une lettre de l’alphabet, en l’occurrence celle [...]

Guillaume Métayer, Mains positives

Mains positives  est un livre de poésie et de délicatesse. L’auteur, Guillaume Métayer, est un traducteur prolixe et polyglotte. On lui doit entre autres la traduction complète des poèmes de Nietzsche, du  Verdict [...]