Entretien avec Guillaume Richez sur Géométrie du cri

Auteur de deux romans et de nouvelles, Guillaume Richez publie un livre de poésie qui s’ouvre sur une citation manifeste présente également en ouverture de son blog littéraire généraliste (Les Imposteurs) : « Je veux écrire je veux que mon écriture n’ait pas de sens je veux que mon écriture soit stupide. Mais le langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique. C’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri. » (Kathy Acker, Don Quichotte, traduit par Laurence Viallet – Éditions Laurence Viallet, 2010).

Guillaume Richez a accepté de répondre à quelques questions sur ce livre glaçant et brûlant, Géométrie du cri, et sur son expérience de l’écriture.

Isabelle Lévesque : Après deux romans et une imposante activité de critique, Géométrie du cri constitue ton premier livre en poésie. L’as-tu conçu comme un manifeste ?
Guillaume Richez : J’aime cette idée que Géométrie du cri puisse être lu comme un manifeste. Mais de quoi serait-il le manifeste exactement ? Cette impression de lecture est peut-être produite par les formes relativement brutes du poème. Je veux dire que j’ai, — et cela sans doute volontairement —, cherché à rendre visible l’expérience d’écriture elle-même, comme une horloge ou une montre dont le mécanisme est visible par transparence. Le poème est écrit dans cet effet de transparence. Voir le langage est devenu pour moi une obsession. Barthes parlait de maladie à ce propos mais il n’y a pourtant là rien de pathologique me semble-t-il.

Guillaume Richez, Géométrie du cri, Lanskine, 2022 – 106 pages, 15 €.

Je n’ai donc pas pensé Géométrie du cri comme un manifeste quand je travaillais sur ce texte. Pour tout dire, ce livre n’est même pas né d’une intention d’écrire. Je ne me suis jamais assis à ma table en me disant que j’allais écrire un livre de poésie. Tu mentionnes mes deux romans, le premier était une œuvre de commande, le second une sorte de défi que je m’étais lancé à moi-même. Aucun de ces deux livres n’était personnel, — et je ne dis pas cela du point de vue biographique —, mais dans leur écriture même. J’étais alors dans quelque chose qui relevait de l’imitation. Quand j’ai pris conscience de la vacuité du procédé, je me suis alors fixé pour règle de ne plus écrire si ce que j’écrivais pouvait être produit par n’importe qui d’autre. Il s’est donc écoulé une période assez longue durant laquelle je n’ai plus écrit, plus rien à part mes critiques publiées dans mon blog Les Imposteurs.
Néanmoins, j’avais un petit cahier rouge inutilisé dans un tiroir de mon bureau. J’ai toujours écrit mes textes au stylo. J’éprouve un plaisir très concret à remplir des pages vierges. C’est un plaisir simple, aussi simple que le plaisir que l’on prend à nager. Je veux dire que cela vient du corps. Que l’écriture vient du corps. Et parfois aussi d’éléments matériels tels que le stylo que l’on utilise et le papier sur lequel on écrit. Le format de la feuille, du cahier ou du carnet a une incidence directe sur la forme du texte sur lequel on travaille, un peu comme la qualité du bois que travaille un ébéniste. Nous travaillons avec des outils. C’est aussi simple que cela. Et nous aimons pouvoir toucher l’objet produit. Je crois me souvenir que c’est dans Les Mots que Sartre parle du plaisir de pouvoir toucher son livre dans une librairie. Johan Grzelczyk (qui a publié deux excellents ouvrages, Données du réel et Données complémentaires, aux éditions Ni fait ni à faire) m’a écrit pour me dire que Géométrie du cri était un livre qui venait du corps. On ne pouvait pas me faire plus plaisir.
Pour en revenir à l’origine de Géométrie du cri et à ce cahier rouge, j’ai d’abord commencé à travailler un récit. J’écrivais sans me donner de contraintes, et sans la discipline à laquelle j’avais dû m’astreindre lorsque j’écrivais mes deux romans. Je ne savais pas où cela me conduirait mais je savais ce que je ne voulais plus, à savoir, notamment, effectuer des recherches documentaires. Je voulais que tout vienne de moi, sans pour autant me situer dans l’autofiction, car il s’agissait alors d’une fiction. Après quelques mois je me suis rendu compte que plusieurs passages du texte se démarquaient nettement du reste. Ces fragments, qui n’avaient aucun lien apparent avec la partie strictement narrative, étaient bien plus intéressants que le récit lui-même. Je les ai donc extraits du cahier rouge pour les reproduire dans un carnet 13 x 21 cm (j’avais trois carnets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi).
J’avais très peu de matériau au départ mais j’ai commencé à écrire en suivant cet axe de travail. Je dis axe même si le terme est impropre car rien n’était véritablement organisé à ce moment-là. J’écrivais quand cela venait dans l’un des carnets 11 x 17 cm qui m’accompagnent toujours lorsque je lis et dans lequel je prends des notes sur les livres en cours de lecture. Quand j’avais assez de matière, je retranscrivais les nouveaux fragments dans le carnet de plus grand format. J’ai ainsi rempli trois carnets de 80 pages chacun.

« J’avais trois carnets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi. »

J’ai commencé à travailler le texte sur mon ordinateur lorsque le premier carnet était rempli. Un travail important a été effectué durant cette nouvelle phase d’écriture puisque je passais de fragments bruts à ce qui allait devenir poème. De nombreux fragments n’ont pas été retranscrits et sont restés en l’état dans les carnets. De même que beaucoup de textes du tapuscrit (il y a en fait plusieurs tapuscrits préparatoires qui suivent la chronologie des carnets 1, 2 et 3) ne se retrouvent pas dans le livre tel qu’il existe aujourd’hui.
I.L. :  Tu as placé en épigraphe un extrait du Don Quichotte de Kathy Acker qui prévient : « [L]e langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique. C’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri. » As-tu toi-même pratiqué ces techniques utilisées par la romancière américaine : citations, pastiches, cut-ups, emprunts divers ? T’es-tu fixé des contraintes pour ton écriture ?
G.R. :  C’est une citation qui s’est imposée à la fin du dernier cycle de relecture, lorsque je relisais l’ultime version du texte. Je l’ai également reproduite sur la page d’accueil des Imposteurs. Je l’aime beaucoup parce qu’il y a quelque chose de délicieusement provocant dans cette citation. J’avais envie d’en faire une sorte de bannière. C’est important ce par quoi l’on entre dans un livre. C’est presque un avertissement adressé aux lectrices et aux lecteurs. C’est réfléchi. De même que le choix de l’œuvre photographique d’Aurélie Scouarnec en couverture : un chemin qui se perd dans l’obscurité. Il faut accepter de suivre ce sentier pour entrer dans le livre. La photographie d’Aurélie est saisissante.

Pour être tout à fait exact, je ne suis pas certain que la citation soit extraite du Don Quichotte de Kathy Acker. Elle provient plus probablement d’une adaptation pour la scène de son livre. Je l’ai trouvée dans le livre d’Anna Kawala, Les Aventures d’Orphée Foëne à Dos Romeiros, paru chez Série discrète. Je l’ai recherchée dans Don Quichotte, que j’avais lu quelques années auparavant, mais sans la retrouver.
Pour répondre à tes questions, non je n’ai pas utilisé ces différentes techniques (citation, pastiche, cut-up) ni ne me suis fixé de contraintes. La règle était justement qu’il ne devait pas y avoir de règles ni de discipline d’écriture. J’ai déjà eu l’occasion de le dire, mais ce livre s’est vraiment écrit tout seul, pendant plusieurs mois, dans un état de bien-être profond. Je n’ai jamais rien forcé.
Il y a cependant eu deux étapes importantes dans le processus d’écriture. La première lorsque, à mi-parcours, j’ai décidé que si je devais (pouvais) aller jusqu’au bout, je voulais que ce soit un livre de poésie et non un recueil de poèmes. La différence m’importe beaucoup. La deuxième étape, c’est quand j’ai eu le titre. Je ne sais plus comment il m’est venu mais il s’est immédiatement imposé à moi. L’écriture du livre s’est structurée à partir de ces deux axes.
Je dis que ce livre a été écrit dans un état de bien-être absolu, et c’est le souvenir (très vif) que j’en ai gardé, sans doute parce qu’il venait après des années d’écriture avec contraintes. Mais bien-être ne veut pas dire que cette période, comprise entre janvier 2020 et août 2021, n’a pas été exempte de doutes. Écrire un livre de poésie représentait pour moi un objectif ambitieux qui me semblait parfois inatteignable. J’ai donc douté, évidemment. C’est là que Laure Gauthier a joué un rôle essentiel dans le processus. J’ai mené avec elle pour Les Imposteurs un très long entretien commencé en mars 2020 et qui s’est terminé en juin de la même année. Durant l’été 2020, je lui ai envoyé quelques poèmes extraits du texte en cours d’écriture. J’avais toute confiance en son jugement. Laure est également publiée chez LansKine et je pensais déjà adresser mon manuscrit à Catherine Tourné. Laure m’a encouragé à poursuivre. Ses encouragements ont été déterminants pour la suite.   
I.L. :  Certaines phrases, ou certains membres de phrases comme : « la pensée de viande crue de toi si morte la simultanéité du calibre et de la bouche » ou « criblé du silence minéral des parkings souterrains » viennent-ils de thrillers comme ceux que tu as écrits, Opération Khéops (J’ai Lu, 2012) et Blackstone (Fleur Sauvage, 2017) ? Ou as-tu simplement installé une ambiance froide et violente dans le poème ?
G.R. :  Non, il ne s’agit pas de citations qui proviendraient de ces deux romans (dont je n’ai pas gardé un très bon souvenir). Néanmoins, tu n’es pas la première personne à me parler de violence pour ce livre. Il y a très certainement quelque chose qui est à l’œuvre quand j’écris, quelque chose qui attire l’écriture comme une aimant, vers un pôle inconscient. Il est assez évident que l’écriture est pour moi liée à la mort. Mais je ne dis pas cela comme j’ai pu l’entendre de la part de certains écrivains qui se complaisent dans des sentences assez grandiloquentes qui relèvent du poncif (L’Écrivain et la Mort. Avec majuscules, évidemment). Quand je parle du lien avec la mort, je parle de l’impulsion première qui m’a poussée à écrire mon premier texte il y a plus de vingt ans. C’est à la suite d’un drame personnel, dont je ne souhaite pas parler, que j’ai commencé à écrire. Mes premiers textes sont inédits et n’ont d’ailleurs pas beaucoup d’intérêt, pas plus que les deux romans que tu évoques. Mais l’impulsion première était là. Et cela laisse sans doute des traces indélébiles.
I.L. :  Des personnages, un décor, des morts violentes… Peut-on parler de récit-poème, ou de poème-récit à propos de Géométrie du cri ?
G.R. :  Ton intuition est juste. Je dirais plutôt « récit par poèmes ». C’est une expression que je reprends (en la modifiant) à la poétesse québécoise Vanessa Bell qui me parlait, à propos d’un livre de Michaël Trahan, de « roman par poèmes ». La trame de Géométrie du cri est ténue mais il y a bien un fil narratif, tu as raison. Une histoire s’y déploie, poème après poème. Étrangement, si j’ai complètement abandonné le récit qui était à l’origine de l’écriture de ce livre, voilà que je suis revenu presque malgré moi à une forme narrative. Cependant, la narration est bien plus intéressante dans cette version car le lieu du drame est le langage lui-même. Tout ce qui se passe dans Géométrie du cri se passe dans le langage.

Guillaume Richez en Normandie (photo : Elias Richez)

I.L. :  La marque du temps est très spéciale dans Géométrie du cri : entre la première partie, « 18h31 (fig. A) », et la seconde, « 18h32 (fig. B) », il s’est écoulé une minute. Le terme « fig. » indique un état figé dans un dessin. Comme s’il s’agissait de présenter une situation avant l’événement (une mort ? un meurtre ?), puis après. Quelle est donc la place du temps dans ton poème ?
G.R. :  Ce que tu évoques fait partie de ce qui pour moi fait livre. J’ai précisé plus haut que je ne voulais pas que Géométrie du cri soit un recueil de poèmes, c’est-à-dire un ouvrage qui rassemble des textes écrits à une même période ou d’une même teneur formelle, mais bien un livre. Il m’a fallu plusieurs mois pour trouver dans quel ordre les différents poèmes qui forment le livre devaient se succéder. À chaque relecture je déplaçais les textes, plaçant celui-ci avant tel autre, etc. J’ai aussi supprimé des poèmes qui ne trouvaient plus leur place dans l’ensemble ainsi constitué.
La bipartition du texte s’est imposée après l’un des nombreux cycles de relecture et a donné cette structure solide que je recherchais dans mon propre texte. Car la structure était déjà là, enfouie sous plusieurs strates. Je n’avais plus qu’à la trouver. À partir de là, la répartition des poèmes entre la première et la seconde partie est devenue évidente. J’épinglais les poèmes les uns après les autres comme du matériel que l’on extrait d’un chantier de fouilles archéologiques. Je faisais une classification en fonction de la chronologie ainsi reconstituée. Il y avait ce nœud dramatique originel, cet instant, cette minute. C’est une conception du temps presque cinématographique.
I.L. :  Les lecteurs seront peut-être surpris de voir que les références faites à deux figures A et B, qui semblent renvoyer à deux schémas technologiques représentant l’état d’un même système mécanique à une minute d’intervalle ne renvoient à aucun dessin dans le livre. Pourquoi cette absence ?
G.R. :  L’idée de la figure provient, tu l’auras compris, de la géométrie. Mais le livre, ainsi que tu le fais remarquer, ne comporte aucune figure, aucun schéma additionnel, aucune planche d’illustrations, seulement la mention des figures A et B qui ne renvoient donc à rien de visible dans le livre, ce qui ne veut cependant pas dire qu’A et B ne représentent rien dans l’absolu du langage. Il y a donc un effet de disparition. Or la disparition, et le manque qui peut en résulter, sont au cœur du livre.
I.L. :  
« ce sont deux (1 + 1)
qui attendent
deux (1 + 1) qui
attendent »
L’addition « (1+1) » revient régulièrement. Mais on dirait qu’elle doit rester sans somme. Cela révèle-t-il l’impossibilité de faire couple durablement, au moins pour les deux personnages ?
G.R. :  Plutôt que de personnages, je préfère parler de voix. Géométrie du cri est un récit choral, un texte traversé par différentes voix, des flux de conscience. Je ne souhaitais pas créer des personnages comme j’avais pu le faire dans mes romans. C’est un élément de fiction que je trouve pénible parce que bien souvent les commentaires des lectrices et des lecteurs se concentrent sur cet aspect superficiel des livres alors que les personnages et l’histoire ne devraient être rien de plus que des prétextes à l’écriture. C’est du moins ce qu’en dit Echenoz. Et il a raison. Quand on peut se passer de ces prétextes, on peut aller vers une forme d’abstraction, se concentrer sur l’écriture elle-même.
Les lectrices et les lecteurs liront dans Géométrie du cri des additions, des soustractions, des multiplications de choses (« le soir + la pluie + l’arbre (fig. b) ») ou d’êtres (« je suis moi + moi ») qui ne sont pas censés s’additionner, se soustraire ni se multiplier. Et pourtant les calculs fonctionnent. Ils fonctionnent parce que tout se passe ici dans le langage.
Une dernière chose : je me suis aperçu lors de lectures publiques de Géométrie du cri que j’aimais beaucoup lire à voix haute mon texte et notamment cet extrait que tu cites. Cela ne fonctionne pas seulement sur le papier, en lecture « silencieuse », mais, — et peut-être encore mieux —, une fois projeté dans l’espace par une voix. Spatialisé. C’est comme si le son n’était plus que l’articulation d’un rythme.
I.L. :
« sur ta photographie
tous mes sentiments
sont à droite
l’inaudible nous tient lieu de regard
il était 18h32 après nous
qui avons manqué de regards
de voix noire
quel nom aura ton visage
après ma mort »
Si les fragments narratifs sont généralement à la troisième personne, la première intervient également. Cela peut d’ailleurs se complexifier avec une division du je : « (moi + moi) ». Jusqu’à quel point le je du poète peut-il être présent dans le poème ? Quelles sont donc les différentes valeurs de ce je ?

G.R. :  La réponse est dans le livre : « (Le je est une forme abstraite de la géométrie.) » Dans le poème, le « je » ne me représente pas plus que le « il » ou le « elle ». Quand je dis que Géométrie du cri est mon livre le plus personnel, il ne faut pas l’entendre en termes de biographie. Le poème est un autoportrait non-figuratif. C’est ainsi que je prononce mon visage.

 

I.L. :  Certains poèmes sont accompagnés d’une sorte de commentaire entre parenthèses. On lit, par exemple : « (Les nombres sont une éclipse du langage.) » Tu parles aussi de « la violence mathématique ». Le poète se présente  lui-même comme « un géomètre de parking souterrain ».
Tu affirmes que « le poème n’a / pas d’autre sujet que / la syntaxe ». Y a-t-il lutte ou concurrence entre les mathématiques (géométrie et algèbre) et la langue ?
G.R. :  Il y a plusieurs choses dans cette question. La syntaxe, en premier lieu. J’ai écrit « ils parlent avec de la syntaxe et des gants en latex ». C’est un vers important du poème, en prise directe avec l’écriture de Géométrie du cri. À l’origine, il n’y avait que des textes très fragmentaires de deux à huit vers, rarement plus. Le travail d’écriture s’est véritablement fait lorsque j’ai composé les poèmes sur mon ordinateur. Car il s’agit bien d’un travail de composition, de combinaisons, de montage. Je composais et recomposais les textes jusqu’à ce que cela fonctionne. Je veux dire comme un mathématicien en viendrait à conclure que ses calculs fonctionnent. Y a-t-il un modèle préexistant dont nous cherchons à nous approcher ? Un mystère à percer ? Pourquoi le modèle créé s’applique-t-il si parfaitement au réel ? Je pense ici aux modèles mathématiques appliqués aux nuées d’oiseaux et aux bancs de poissons, notamment le modèle de Vicsek.
Quand je parle du poète comme « un géomètre de parking souterrain », il s’agit là d’une allusion toute personnelle à ce que j’éprouve à l’égard de certaines constructions urbaines récentes. Je suis fasciné par certains lieux et bâtiments contemporains que je trouve beaux et majestueux. Il y a notamment, à Marseille, à quelques kilomètres de chez moi, une immense usine qui produit de l’acide amino undécanoïque. Elle s’étend sur 13 hectares. La nuit, de gigantesques néons éclairent les éléments qui composent la structure des différents bâtiments de cet imposant site industriel. Ce sont des milliers de tuyaux, de proportions incroyables, qui se croisent ou se superposent. L’ensemble est monumental. On peut imaginer que celles et ceux qui ont conçus ces bâtiments ne les ont pas pensés comme une œuvre d’art architecturale. Pourtant la monstrueuse beauté de l’ensemble est bien plus saisissante que certaines œuvres architecturales prétentieuses. 
Il y a quelques années, j’ai noté cette citation merveilleuse de J.G. Ballard : « Je crois à mes obsessions personnelles, à la beauté, à l’accident de voiture, à la paix de la forêt engloutie, à l’émoi des plages estivales désertes, à l’élégance des cimetières de voitures, au mystère des parkings à étages, à la poésie des hôtels abandonnés. » Il s’agit d’un extrait de son poème « I want to believe », publié dans la revue Science Fiction en 1984 et traduit par Jean Bonnefoy. Ballard est notamment l’auteur de Crash !, adapté au cinéma par David Cronemberg. Ce roman, très controversé, a pour sujet le corps des personnes victimes d’accident de voiture. Or, le drame au centre de Géométrie du cri est un accident de voiture. Il y avait donc sans doute là, en germe, quelque chose d’inconscient qui m’a ramené à Ballard.
I.L. :  
« cette fraction de moi
qu’est ton cri dans ma gorge »
« il a cette chose
arrachée à des bouches hurlées
des enfants morts-morts »
« il est impossible de crier le ciel »
Au sujet de son tableau Le cri, Edvard Munch écrivait dans son journal : « Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait – tout d'un coup le ciel devint rouge sang. Je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété – je sentais un cri infini qui passait à travers l'univers et qui déchirait la nature. »
As-tu pensé à ce tableau (avec les parallèles de la rambarde qui se rejoignent à l’horizon, la verticale qui le ferme à droite) pour ce poème ? Le cri de ta géométrie est-il un cri poussé ou un cri entendu ?
G.R. :  Ce cri, il est à la fois poussé et entendu. Géométrie du cri un récit choral, n’oublie pas, — donc le cri fait partie intégrante de la partition. Il est même très exactement central. Il est à la fois ce qui dissone et ce qui structure. Entre 18h31 et 18h32, il y a un cri. 
Et non, je n’ai pas pensé au tableau de Munch. C’est difficile de regarder Le cri. C’est une œuvre tellement vue et dupliquée que plus personne ne sait la regarder (y compris moi !). Si ta question porte sur les œuvres qui ont pu me nourrir, pour ce livre en particulier, je ne mentionnerais aucune œuvre picturale, uniquement des livres de poésie. J’ai été nourri par plusieurs textes pendant la première phase d’écriture, celle des fragments. Je suis allé vers des écritures qui déplaçaient des choses en moi. Beaucoup d’œuvres de poétesses et de poètes du Québec, des livres publiés chez Le Quartanier et Poètes de Brousse notamment. J’ai cherché ces textes non pas dans une démarche d’imitation (j’avais déjà expérimenté l’imitation, et la vacuité de la démarche m’avait complétement vidé moi-même), mais dans le but de repousser le plus loin possible ce que j’étais capable d’écrire.
I.L. :  Guillevic a écrit un recueil mêlant poésie à géométrie, Euclidiennes (Gallimard, 1967), dans lequel chaque poème accompagne une figure. Il fait dire à l’une d’entre elles : « Nous, figures, nous n’avons / Après tout qu’un vrai mérite, // C’est de simplifier le monde / D’être un rêve qu’il se donne. » Souscris-tu à cette affirmation ?

Soirée de lancement du livre - Librairie L’Ours et la Vieille Grille (Paris) - octobre 2022 (photo D.R.).

G.R. :  La simplification géométrique (« simplifier le monde ») me fait penser au minimalisme, et je pense surtout en disant cela au courant de musique correspondant et à ses figures majeures que sont Steve Reich, Philip Glass, et Arvo Pärt, ainsi qu’au compositeur post-minimaliste Max Richter. J’évoque cela parce que la musique me nourrit beaucoup, cependant, ce que j’ai cherché à faire avec Géométrie du cri ne va pas dans le sens de la simplification et n’a pas de rapport non plus, — ou pas consciemment du moins —, avec l’esthétique minimaliste ou post-minimaliste.
Géométrie du cri est le fruit d’expérimentations personnelles, non théoriques. Je ne suis pas un théoricien. J’adorerais l’être, cela dit. Publier des textes de théorie sur l’esthétique poétique, cela me plairait beaucoup mais ce serait bien prétentieux de ma part ! Je préfère les tâtonnements, les hésitations, les doutes, les coups de dés, les échecs. Toutefois, je dois reconnaître que mon activité critique, bien que réduite ces derniers temps, m’est néanmoins essentielle, car ce que j’écris dans mon blog Les Imposteurs est très étroitement lié à mon activité de poète, activité certes beaucoup plus limitée dans le temps (je ne suis poète que le temps que je consacre à l’écriture poétique).
Et je crois plus à l’abstraction qu’à la simplification. Mais en disant cela je ne voudrais pas pour autant que celles et ceux qui lisent cet entretien croient que j’ai cherché à produire un texte abscons. Je vais à nouveau citer Vanessa Bell qui explique très justement que cela n’a aucune importance si nous ne comprenons même pas la moitié d’un poème. Ce qui importe véritablement dans le poème ce n’est pas sa compréhension mais ce qui se passe quand nous le lisons, ce qu’il fait se mouvoir en nous, les mécanismes qui se mettent en mouvement, le fonctionnement de la langue dans un dispositif. Son fictionnement.
I.L. :
« j’ai oublié le mot qui a brûlé ma main
les doigts encore dans la froideur du poème
 mesurons la quantité exacte de finitude »
Feu et glace brûlent-ils de la même façon dans le poème ? Peut-on tout mesurer ? Le poème est-il aussi ironique que le sort ? Quelle sorte de jeu est la poésie ?
G.R. :  Le froid est l’un des principaux leitmotive dans le poème, la température exacte du poème. C’est parfois le froid du cadavre (la « bouche [qui] ne prononce pas son froid ») ou celui de la morgue. Sans oublier « les longues phrases qui refroidissent dans l’obscurité ».
Dans Géométrie du cri tout peut être mesuré (y compris le cri « bien mesurable ») : « mesure seulement le bleu et sa distance », « mesure la distance entre chaque mot », peut-on y lire. On retrouve dans ces deux vers l’impératif propre aux énoncés des exercices des manuels scolaires de mathématiques. J’aime leur concision parfaite. Ce genre de textes s’avère intéressant car leur fonction conative est a priori très éloignée de la fonction poétique du langage. Et pourtant, cette objectivité glaciale est fascinante. Il suffit d’effectuer un travail d’écriture par recomposition pour donner à ce matériau linguistiquement neutre une portée poétique.
La poésie peut-être un jeu, mais ce n’est pas ce qui est à l’œuvre dans Géométrie du cri. Pour moi la poésie est avant tout action dans le langage. Raison pour laquelle elle est intrinsèquement subversive. Les poétesses et poètes qui comptent le plus en ce moment à mes yeux sont celles et ceux qui sont de véritables activistes du langage.

Présentation de l’auteur

Guillaume Richez

Guillaume Richez vit, lit, écrit et travaille dans le Sud de la France. Il est l’auteur de deux thrillers, Opération Khéops (J’ai Lu, 2012) et Blackstone (Fleur Sauvage, 2017), et d’une nouvelle publiée dans Rock Fictions (Le Cherche-midi, 2018). Les Imposteurs est un blog dans lequel il défend depuis 2017 les œuvres de création, où s’expriment les voix de la littérature actuelle à travers des entretiens grand format, et où lui-même donne de la voix avec des lectures à voix haute. 

Lien :

Site Les Imposteurs : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/

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