Habib Tengour, Consolatio
Le recueil de Habib Tengour commence par une citation de Francis Ponge : « O Table, ma console et ma consolatrice, pourquoi, table, aujourd’hui me deviens-tu urgente ? » La table du poète, même « foutoir », devient dans la rue « Uhlandstrasse (…) un bureau de ministre où consolider ton imaginaire » Est-il étonnant que le poète chez qui l’exil est un thème récurrent nomme dès le début de son livre une rue de Berlib, où il se trouve alors en résidence d’écriture ?
Est-ce un hasard s’il mentionne à la fin du poème d’ouverture les noms des différentes villes où il l’a écrit, ainsi que des dates ? Habib Tengour esquisse d’emblée les contours d’une carte de l’exil et de l’errance. Si vaste soit son bureau de ministre à Berlib, il demeure l’espace restreint et délimité qu’il dédie à son écriture, au-delà de son perpétuel mouvement entre les lieux. Sa table est console et consolatrice, comme l’écriture est quête de réparation et de guérison symbolique.
Consolatio est le titre de ce recueil bilingue français-anglais, publié entre deux langues et deux pays, comme un surplus de sens accordé à des poèmes, nés eux-mêmes d’un entredeux. Il y est question d’écriture, mystérieuse plongée à l’intérieur de la langue où le poète est à l’affût de mots que les contraintes, oulipiennes ou pas, excellent parfois à faire surgir, nous dit-il.
Et le chant de se faire « hymne pour mémoire », de désigner comme inséparables, l’individuel et le collectif, la traversée de l’un et la marche de l’Histoire. Le poète convoque le souvenir de l’Iliade et de l’Odyssée, épopées qui lui sont chères et dont il précise qu’elles sont « ininterrompues », inscrivant son errance dans leur sillage. Que sont errance, exode et exil ? Ils se transmettent, comme le chemin d’Ulysse, avec ce qui déborde d’une génération à l’autre, par-delà le mutisme ou la douleur restée plainte, sans verbalisation. Blessure pour laquelle on cherche un nom, la migration inflige une amputation de soi. Elle impose aussi de vivre avec la distance, de se soumettre au rythme des départs et des retours, à la cruauté froide des formulaires à remplir.
Habib Tengour, Consolatio, poèmes traduits en anglais par Will Harris et Delaina Haslam, édition bilingue français-anglais, World Poet Series, Poetry Translation Centre, 66 pages, 9 £ www.poetrytranslation.org,
Où trouver son trésor, sinon dans la mémoire, dans la trace, celle que transmet l’institutrice de Yacine, « Merveilleusement, / Comme la huppe de la reine de Saba dans son envol » ? Le monde est rempli de gares désaffectées et de signes à déchiffrer, par la grâce de la connaissance. Devenues musées, elles sont traversées d’ombres et d’histoires que croisent leurs visiteurs. Anciens lieux de souffrance, le passé qui s’y entasse s’offre à l’élucidation. Il est aussi rempli de la clameur d’« armées aguerries » et du « cri » de la résistance.
Dans l’écriture, parfois survient, comme de nulle part, ce qu’on ne connaissait pas, ce qu’on avait oublié. Ainsi ce « râle dans les grottes du Dahra/ au moment où tu traverses le quai de la gare », entaille gravée dans la chair par l’une de ces tragédies de l’Histoire que l’on porte au fond de la nuit de soi et qui ne guériront pas. Pas plus que « Les quais encombrés des fantômes d’Octobre » ne se dépeupleront de leurs morts. Le poème les rend au plein jour, là où on ne les attendait plus, sans qu’ils ne se soient jamais absentés vraiment.
Habib Tengour transcende dans son évocation de l’Histoire et de l’exil ce qui ne serait que rengaine. Il ancre ses poèmes dans les territoires d’une langue incarnée et sans complaisance. Matière défaite de ce qui relèverait d’une simple impression, pour garder et fixer, tel le métal, lui qui brûle lorsqu’il entre en fusion. « Ici, / La nuit n’a pas de fin / Ni le froid / L’hiver dure plus que de saison », écrit-il, avant de préciser : « Mourir, / Pas question / Non/ Il n’en est pas question ». Car les contours du bureau-console du poète sont garants de ces mots, puisés jusqu’aux tréfonds de l’impensé de soi-même et de ce qui résiste à l’oubli. Comme l’écriture demeure une contrée pour tenter de démentir l’exil.
Il faut souligner le beau travail des traducteurs Will Harris et Delaina Haslam, qui ont accompagné ce livre d’une belle et solide introduction. Ce recueil paru en édition bilingue est une avant-première, composée d’extraits d’un ensemble de poèmes à paraître en France.