Mouvements pour un décollage dans les étincelles
Mouvements, premier chapitre de Face aux verrous, est composé d'un long poème entouré par les encres d'Henri Michaux, qui encadrent et séparent ce premier texte des autres. Il est présenté comme suit :
I
Mouvements*
*Ecrits sur des signes représentant des mouvements.
Pour commencer par considérer le texte, Mouvements est un long poème, un manifeste, à entendre et à recevoir dans cette émotion que le caractère incantatoire des vers rythmés, courts et irréguliers réveille en nous. Il est cette pulsion de vie, ce cri performatif, comme un écho qui renverrait sur lui-même, un retournement de la parole vers l’intériorité du poète qui tente une libération. La parole crée son propre contexte référentiel, et la fonction autotélique du langage ne s’exerce plus à travers l'évocation des éléments du réel ou anecdotiques. La parole devient son propre objet, parler devient agir. Un multiplicité de verbes d’action, et un usage fréquent de phrases nominales contribuent à cette éviction de la mimésis. Ce que Michaux cherche sera le point focal de ce qui habite son œuvre : l'éveil, cet espace hors des geôles carcérales de la pensée et du corps. Moments, son dernier recueil, est le livre de l'apaisement, de la libération, de la paix. Le poète a trouvé l'endroit où tout mouvement a cessé, non pas parce qu'il est immobile, mais parce qu'il regarde le mouvement, ni agi ni agissant, mais énergumène à la vision extérieure, globale et spéculaire.
Henri Michaux, Face aux verrous, Poésie Gallimard, nrf, Saint-Amand, 1992, 196 pages, 9,50€.
La poésie de Michaux est en cela une poésie de l’immédiateté, une poésie du mouvement, une conjonction parfaite entre signe et geste, concepts qui structurent le poème.
Gestes du défi et de la riposte
et de l’évasion hors des goulots d’étranglement
Gestes de dépassement
du dépassement
surtout du dépassement
(pré-gestes en soi, beaucoup plus grands que
le geste, visible et pratique qui va
suivre)(...)
Signes de la débandade, de la poursuite et
de l’emportement
Des poussées antagonistes, aberrantes, dis-
symétriquessignes non critiques, mais déviation avec
la déviation et course avec la course
signes non pour une zoologie
mais pour la figure des démons effrénés
accompagnateurs de nos actes et contra-
dicteurs de notre retenueSignes des dix mille façons d’être en equi-
libre dans ce monde mouvant qui se
rit de l’adaptation
Signes surtout pour retirer son être du
piège de la langue des autres
faite pour gagner contre vous, comme une
roulette bien réglée
qui ne vous laisse que quelques coups
heureux
et le ruine et la défaite pour finir
qui y étaient inscrites
pour vous, comme pour tous, à l’avance
Signes non pour retour en arrière
mais pour mieux « passer la ligne » à chaque
instant
signes non comme on copie
mais comme on pilote
ou, fonçant inconscient, comme on est
pilotéSignes, non pour être complet, non pour
conjuguer
mais pour être fidèle à son « transitoire »
Signes pour retrouver le don des langues
la sienne au moins, que, sinon soi, qui la
parlera ?
Écriture directe enfin pour le dévidement
des formes
pour le soulagement, le désencombrement
des images
dont la place publique-cerveau est en ce
temps particulièrement engorgéeFaute d’aura, au moins éparpillons nos
effluves.
L’emploi presque systématique de verbes d'action dans la plupart des poèmes de Michaux est révélateur de cette volonté de ne plus être agissant dans cette dimension. Sa poésie est en cela une poésie de l’immédiateté, une poésie du mouvement, une conjonction parfaite entre signe et geste, entendre ici geste comme un acte prédéterminé par la volonté de délivrer un message qui passe par le vecteur du signe, donc du langage, et signe le résultat du geste.
Dans la postface du recueil, Michaux écrit :
...Les dessins, tout nouveaux en moi, ceux-ci surtout, véritablement à l'état naissant, à l'état d'innocence, de surprise ; les mots, eux, venus après, après, toujours après... et après tant d'autres. Me libérer eux ? C'est précisément au contraire pour m'avoir libéré des mots, ces collants partenaires, que les dessins sont élancés et presque joyeux, que leurs mouvements m'ont été légers à faire même quand ils sont exaspérés. Aussi vois-je en eux, nouveau langage, tournant le dos au verbal, des libérateurs.
La juxtaposition de ces figures en mouvement, sur des pages, cet enchainement de postures toutes différentes place la représentation dans un espace qui se situe hors des limites de la représentation et hors du territoire dévolu aux instances assumées par le langage. Le caractère sériel de l'ensemble n'inclut aucune progression, se situe hors d’un espace temporel particulier, mais dans l’immanence d’un mouvement qui n’est ni avancée dans une durée ni immobilité. Plus que des signes ce sont des gestes qui sont le signe du geste, sans pour autant être tautologiques, car on ne mesure pas le néant par rapport au néant.
Henri Michaux, Mouvements, in Face aux verrous, Poésie Gallimard, nrf, Saint-Amand, 1992, 196 pages, 9,50€.
Henri Michaux, Mouvements, Typolittéraire.com.
Henri Michaux, Mouvements, in Face aux verrous, Poésie Gallimard, nrf, Saint-Amand, 1992, 196 pages, 9,50€.
Le signe est dissout dans un geste qui devient l'unique vecteur d'une volonté de communication qui transcende le désir de la représentation. Un geste représenté par le geste. Le réel et sa projection inscrite dans l'emploi du langage n'est plus l'objet qui soutient la production de ces représentations, qui ne sont plus motivées par la volonté de restituer une perception de la réalité dans une transfiguration quelconque. Il s'agit uniquement de gesticulations, de montrer la chenille qui tente de s'évader de son cocon.
Official Excerpt Henri Michaux, Mouvements, balet in one act, compagnie Marie Chouinard, 2005/2011.
Mais les signes ? Voilà : L'on me poussait à reprendre mes compositions d'idéogrammes, quantité de fois repris déjà depuis vingt ans et abandonnés faute d'une vraie réussite, objectif qui semble en effet dans ma destinée, mais seulement pour le leurre et la fascination.
J'essayai à nouveau, mais progressivement les formes "en mouvement" éliminèrent les formes pensées, les caractères de composition. Pourquoi ? Elle me plaisent plus à faire. leur mouvement devenait mon mouvement. Plus il y en avait, plus j'existais. Plus j'en voulais. Les faisant, je devenais tout autre. J'envahissais mon corps (mes centres d'action, de détente). Il est souvent plus loin de ma tête, mon corps. Je le tenais maintenant piquant, électrique. Je l'avais comme un cheval au galop avec lequel on ne fait qu'un.
Ces propos de la postface de Face aux verrous ne sont pas sans rappeler les qualités du geste dans la calligraphie chinoise, qui trouve son origine dans l'éviction de toute idée prédéterminée de communication, mais qui est tout entier concentré sur le tracé du pinceau. Dans Idéogrammes en Chine paru chez Fata Morgana en 1971, Michaux rappelle cette distinction essentielle entre signe et geste : " Mais étaient-ce des signes ? C’étaient des gestes, les gestes intérieurs, ceux pour lesquels nous n’avons pas de membres mais des envies de membres, des tensions, des élans". Alors il n'est pas déraisonnable de considérer cet art du geste propre à Michaux comme une tentative d'aller au-delà des possibilités du langage (des mots ou de l'image) et de ce que la poésie offre de liberté aux mots. Il ne s'agit pas non plus d'idéogrammes, que le poète considèrera comme étant des signes figés. Débarrassés des signifiants donc des signifiés il imprègne ces signes motivés par aucune pensée préalable de la latitude de pouvoir signifier, ou pas, de manière immanente, et de cette possibilité de n'exprimer que la danse de l'être au-dedans de soi-même. Un paradoxe entre inertie et mouvement d'une pensée qui a cessé de s'exprimer, le mouvement d'un corps immobile pour lequel il n'existe plus qu'un flux électrique et salvateur.
Official Excerpt Henri Michaux, Mouvements, balet in one act, compagnie Marie Chouinard, 2005/2011.