Isabelle Lévesque, En découdre

Un verbe qui appelle au combat, trois syllabes rudes qui ne souffrent pas la réplique, le titre du nouveau livre d’Isabelle Lévesque surprend aussitôt. La mise en page de la couverture le met en évidence : les mots sont recopiés à la main d’une écriture rapide, anguleuse, celle non pas de l’auteur, mais du graveur qui a choisi de les placer dans l’intervalle ou plutôt la fracture entre une bande noire déchirée, en bas, et une autre, au-dessus, plus petite, bleutée : « l’espace divisé révèle deux camps », dira Isabelle Lévesque dans la notice qu’elle consacrera à Fabrice Rebeyrolle. Cette couverture confère à son livre un caractère impérieux.

Le titre vient du poème repris en guise de prière d’insérer :

 

[…] Rendre au ciel ce qui fut noir,
parcourir d’un même frisson
plusieurs départs. Ne négliger
ni la lune ni l’épée.

Il faudra bien séparer
la nuit & le jour

en découdre

Isabelle Lévesque, En découdre, couverture et frontispice de Fabrice Rebeyrolle, 70 pages, L’herbe qui tremble, 2021, 14€

Ce livre diffère du précédent, Chemin des centaurées, qui se déroulait mois après mois au cours d’un printemps et ressuscitait une large part du passé, en nommant les lieux, en donnant de nombreux détails géographiques, la vallée de la Seine aux Andelys en particulier. Dans En découdre, une soixantaine de pages seulement, tout se resserre, tout va sans cesse au fondamental.

Comment en irait-il autrement puisque l’action se passe de décembre à mars durant la saison de l’ascèse ? Isabelle Lévesque est privée de ce qui l’exalte et qu’elle célèbre dans la plupart de ses poèmes (et de ses photographies), les fleurs, essentiellement leurs couleurs. Le coquelicot, son emblème, ne fera vers la fin du livre, de l’hiver, qu’une furtive apparition, synonyme d’espérance fragile, mais tenace. Elle ne se détourne pas pour autant de la nature, cela lui serait impossible. La neige, qui depuis toujours lui est chère, celle des jeux d’enfants, ici celle des aimés, intervient dès l’ouverture :

Est-ce un hasard, parole brisée ?
La neige a posé sa couleur.

Nous faisons corps
en ce flambeau.

Sous couvert : l’ardeur.

 

La neige, pour Isabelle Lévesque, n’est ni froide ni stérile : plus qu’à la contemplation, elle incite à l’action. Isabelle Lévesque y marche, et puis, « d’un bâton », elle y laisse comme sur une page d’écriture « des figures » d’abord « indéchiffrables » qui, la nuit venue, ressembleront à « des dessins de flamme ». Peu après, elle voudra « allumer les traces » et en faire un « brasier ». Rien dans l’univers magique où elle pénètre ne reste immobile, dans un état strictement défini, les contraires s’appellent, la neige brûle. Le vocabulaire du feu est omniprésent, il correspond à tout ce qu’entreprend, amour, poésie, celle qui dit je :

 

Exécuter le chant :
je ne saurai taire
flamme et le cri
-même métier de braise-
le tissé
libère des cendres.

C’est le poème.

 

Ce qui était horizontal devient vertical : à la flamme et au poème conviennent également les arbres. Chêne, Peuplier, Olivier, If… Ils sont innombrables à travers tout le livre, appréciés pour leur droiture et pour l’apaisement qu’ils apportent. Ce sont pour la poésie des modèles : « Le chant vise l’ascension. »

Les contraires s’appellent, en effet, ils se déchirent comme ils peuvent s’unir. Libres, ils procurent au livre entier sa mobilité si dramatique. Le cadre réduit d’En découdre l’accentue.

Un cadre semblable à celui que dans le ciel dessinaient les augures afin d’y attendre le passage des oiseaux et de l’interpréter, le templum. Un livre de poèmes est cet espace sacré, aimanté. Isabelle Lévesque qui publie de vrais livres, non de simples recueils, a le souci en les construisant de respecter le rythme du surgissement de l’écriture. S’il est continu, il n’est jamais linéaire. En découdre avance à force de « départs » et de déchirures, de tension et de détente, de « chutes » et de « salves », au gré des heures ou des surprises, néfastes ou fastes. Isabelle Lévesque n’ordonne pas les différents états qu’elle traverse : au cri succède un chuchotement, au constat de détresse l’espoir d’ « un nouveau monde », aucune interruption. Elle accueille ainsi par à-coups, par éclats, tous les temps.

Du passé surgissent des visions brèves : l’être aimé n’est plus que « silence » et « absence », n’appartient-il désormais qu’à la terre et à la nuit ? Non, l’hiver n’est pas définitif. Comment dire ? La perte est absolue, « Où es-tu ? », le sentiment domine, du « manque », mais de la déploration même s’élève un poème où Isabelle Lévesque ose dire : « De l’épreuve, sortirons grandis, / démesurés ». Elle écrit « les lettres de neige », elle poursuit :

 

Alors si tôt je prends chemin
t’appelant dans le paysage. Entends,
le blanc fait écho, brille,
plus encore que ce soleil
né des nuages comme prairies
forgées de ciel. C’est miracle.

 

Ce poème n’est pas le dernier du livre. D’autres rediront « le manque ». Une page, est-ce un poème encore ? N’est-ce qu’un « texte » ? Elle est en prose, ira jusqu’à parler de cette « clôture » qui « réduit […] les contours » de ce qu’Isabelle Lévesque écrit, les contours d’une existence meurtrie par la séparation ou la mort. Le mot ultime d’En découdre pourtant, ce sera « vie ». L’abandon au désespoir est interdit.

Ce qui depuis le livre initial, Or et le jour, une fois pour toutes, « obstinément », caractérise la démarche d’Isabelle Lévesque, c’est l’énergie. Question de vie ou de mort, elle a lié son sort à la poésie. Écrire un poème, descendre au fond des ténèbres, se débattre ou pour mieux dire se battre contre les ombres à la façon des preux de la Table ronde, prendre essor de nouveau, recréer une lumière : une catabase et une palingénésie. Au présent du poème, le passé et le futur sont convoqués : dans la perte s’anime une promesse. Et c’est ce qui rend tous les livres d’Isabelle Lévesque si impatiemment intenses, si vivants, ils expriment l’une et l’autre, l’espérance serait-elle précaire :

 

Un coquelicot prépare en douce
sa percée. À le veiller je mets
en terre le silence.

 

Les poèmes ne connaissent pas de frontières. Ceux d’Isabelle Lévesque inventent un rituel « qui ne prive plus ce qui n’est plus de battre encore », comme elle le confiait dans un entretien avec Sabine Dewulf (Terre à ciel, avril 2021). Peut-être y a-t-il davantage que revivre, il y a sur-vivre.

 

 

 

 

Extraits

Sur la terre,
depuis peu ployés,
nous réchauffons le ciel.

Si nous savions quel poème,
trace vive et ta paume,
pour le chant.

Maigre consolation, les mots
rouges ou noirs
dressent le blanc contre
la graine pâle d’une promesse.

La neige livre un sortilège.

∗∗∗

Pour compagnon,
l’hiver.

Il faut d’un bâton
tracer au plus vite 
des figures indéchiffrables
pour les lire
après coup. 

On dirait dans le soir
des dessins de flamme.

 




Isabelle Levesque, Le Fil de givre

Le Fil de givre d’Isabelle Lévesque : une lecture

En 2017, Isabelle Lévesque nous offrait Voltige ! (L’Herbe qui tremble), un chant d’amour ou une danse amoureuse, qui nous avait entraînés dans une folle ronde : tantôt tourmente, tantôt transcendante, sa force centrifuge toujours nous décentre, active le moteur désirant au cœur de notre vie, qui ne demande que cela : tourner et sortir d’elle-même, enthousiaste. 

Ce drôle de mouvement fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la raison qui nous arraisonnait, abolit les mesures de contrôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, semble approché. Paradoxalement, le mouvement centrifuge de la danse amoureuse produit un effet centripète : notre personne se remet à creuser son propre sillon, gagne en concentration, s’individualise.

À travers une parole sensible tendue entre échos d’expériences intimes et sens à portée universelle, Isabelle Lévesque a pleinement joué son rôle de poétesse. Les deux extrémités du fil poétique ont leur rôle à jouer, même si c’est d’abord l’extrémité individuelle que tire l’auteure.

 

Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, avec des
peintures de Marie Alloy, Al Manar, 2018

 

Dans les poèmes en vers et en prose de son recueil Le fil de givre, accompagné de belles peintures de Marie Alloy, qui a paru au printemps 2018, c’est le même fil que tire Isabelle Lévesque. Malgré les vertiges donnés par des expériences souvent impossibles à rassembler en un tout cohérent, il faut oser sauter le pas, pour que la danse de la vie regagne de l’élan, que soit entraînée dans un mouvement notre vie toute entière, sans que soit abandonnée derrière elle l’une de ses parties. « Le saut devient danse », lisons-nous à la première page du livre.

 

*

Ces poèmes, qui, de prime abord, peuvent paraître abstraits, ne le sont pas, ils détiennent seulement une part de mystère, que l’écrivain partage avec le lecteur, et ne renvoient qu’à des expériences vécues, mentales ou physiques. De sorte qu’ils savent comme par eux-mêmes – mais en fait, par l’art poétique – se frayer un chemin liquide dans la masse calcaire (Isabelle vit auprès du Plateau du Vexin), compacte et ancestrale, des souvenirs. Cependant, là-bas une complicité intime lie l’eau et le calcaire, le liquide et le minéral, une complicité toute faite de temps, dans sa modalité de durée à l’échelle géologique, autrement dit de patience.

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

Le livre commence ainsi : 

 

Au rendez-vous de pierre.
Escalier droit, marches larges. Jour au pied de la falaise. […]. Le saut devient danse.
 […] J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents. (p. 9)

 

Par ces chemins sinueux que l’auteure leur assigne de son mieux, les souvenirs trouvent parfois une issue à la surface de la conscience, révélant ainsi une part de leur secret. Pour l’heure, l’élément minéral domine, les chemins « couverts de lierre » (ibid.) sont périlleux, et dans ce même poème, la « pierre » en excipit fait écho à celle en incipit :

 

Désormais vigne se cueille.
Je te retrouverai tout à l’heure ou jamais, le ciel est une forteresse de pierre. 

 

 

La même « pierre » scelle encore le passage vers les hauteurs de la conscience, gravis par « degrés » (ibid.). « Désormais » et « ou jamais » : deux ensembles de trois syllabes, mis en relief par l’auteure grâce à l’italique, riment ensemble, défiant réciproquement, mais sans encore pouvoir la dépasser, leur apparente contradiction temporelle, celle de l’avenir qu’ouvre le présent (ce que signifie « désormais ») et celle du présent à l’avenir fermé (ce que signifie « jamais »). Quant au « mais », il rature chaque mot de l’intérieur, conspire pour leur réconciliation.

 

*

« Pas le vide. Nuit claire » (ibid.). Les jalons sont déjà présents, il suffira d’ouvrir les yeux, et de faire confiance au temps, qui finira bien par nous élever, « ronde ascension » (p. 57), et ouvrir la « forteresse du ciel » (ibid.). La nuit est claire, n’est jamais absolue. « Peindre, écrire, renouer les fibres déliées » (p. 20).

Pour l’heure, le lien fragile doit encore être tissé, ou retrouvé – retissé –, si bien qu’il y manque le « l » final : « Fi du jour ! » (p. 10). Ce « l » qui tombe, par exemple, n’est pas une réduction positive, mais une perte, dans le procès de restitution du sens. « Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle. » (p. 12). Comment rassembler le sens sans les phrases, les phrases sans les mots, les mots sans les lettres, quand ces dernières, bien « loin » (ibid.) de tout accord de paix, sont en lutte, peuvent s’annuler l’une l’autre, surtout les vindicatives voyelles, dont la sonorité naturelle prime les trop sourdes consonnes, discrètes par nature, et dépendantes de leurs sœurs. « Les consonnes assourdies trébuchent » (ibid.). « La voyelle, accentuée, vigilante, écarte le carrefour des consonnes. » (p. 32).

*

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

« Fi du jour ! ». De même que les ténèbres nocturnes ont d’emblée été relativisées, le jour, aussi accueillant soit-il, doit être repoussé, pour laisser place au travail de la matière des souvenirs – du présent immédiatement transmuté en souvenir. Cette matière est nuancée comme l’est la lumière dans la vie, faite de jour et de nuit : c’est une « ombre » (p. 10). Ainsi, un travail ardu aux tréfonds de la langue sera nécessaire, à travers un double biais :

D’abord, un biais photographique, c’est-à-dire la révélation des dégradés du noir au blanc :

 

Temps ferment, nocturne inversé,
ponctuation de l’ombre
tournant pleine-lumière  (ibid.).

 

L’espoir tient précisément dans la précarité de la lumière, et non dans le plein feu du soleil. Vacillante dans la nuit, la flamme demeure vaillante.

Ensuite, un biais de gravure, la langue creusant la matière des mots pour lui donner, outre la couleur, un aspect propice à l’expression recherchée : « Nous ne graverons aucun signe pour durer » (p. 63), et :

 

Phrase et le verbe échappé rejoint. 
Rien ne finit qu’il faille creuser un sillon, ces lignes où des signes attisent.
Trace. Vestige. Les mots solides  […] (p. 54)

 

 

*

Que se joue-t-il dans les tensions entre ces extrêmes – non, ces pôles –, nuit et jour, voyelles et consonnes, passé et futur, etc. ? C’est justement cette tension qui met en mouvement, ou permet de le retrouver ; qui, relançant ce mouvement, par suite entraîne positivement chaque pôle dans une « danse », afin que leur polarité ne constitue pas une simple opposition négative ; enfin, qui permet, à partir de ce dynamisme, qu’un avenir puisse encore advenir. 

Ainsi, tantôt il s’agit de « flétrir le soir » (p. 16), tantôt de « défroisser le jour » (p. 18). Le jour est propice pour flétrir le soir, le soir est propice à défroisser le jour. La nuit n’est pas négative, et ne doit pas étouffer le jour. Chacun doit trouver sa place vis-à-vis de l’autre, qui doit suivre, comme un cycle, comme une ronde – comme une danse.

 

*

 

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

La poétesse ne désire pas cristalliser le fil, à sceller le givre en glace immuable, d’une solidité confortable, peut-être. Elle cherche à puiser la force nécessaire à son poème dans la lecture qu’elle fait du givre, son regard glissant le long de sa sinueuse écriture primitive, son œil faisant du fil de givre un fil de lecture, compréhensible, déchiffrable, potentiellement transmissible et partageable.

 

Où la parole première ?
Flocon magnétique.  (p. 53)

 

Le fil de givre tiré, fait fil de lecture, a naturellement pour vocation d’être partagé : de donner un livre, comme le présent recueil, bien sûr, mais préalablement, d’être conçu ensemble. Ainsi, la poétesse n’est pas seule dans ce travail. Du moins désire-t-elle le croire, se savoir vraiment épaulée, cheminant main dans la main dans une direction commune. Mais le plus souvent, la collaboration prendre la forme d’un corps à corps avec l’homme aimé. Solitaire corps à corps (cosmique) autour du duel corps à corps (amoureux). Le corps à corps épuise corps et âme.

 

Tu es en fleur
ou
presque
déjà

– tu es partout  (p. 12)

 

Dans les 9 courts vers du poème suivant (p. 13), nous comptons 4 « tu » et un seul « nous » final. Effectivement, la présence sensuelle de l’être aimé envahit tout, perturbe davantage l’ouvrage (poétique et mémoriel) qu’il ne le favorise. Ainsi les écrivains sont-ils accompagnés, le plus souvent, eux qui se consacrent à un travail très solitaire.

Néanmoins, c’est le propre de l’amour de sublimer le temps en intensifiant l’expérience, quitte à se croire capable de « retenir le monde » ou d’ « attraper le soir. Rien n’est moins sûr. » (p. 14, là encore, l’auteure souligne). « Tu courais contre le temps », lisons-nous p. 18. La « lutte contre le temps » ne peut durer qu’un temps.

« Rien n’est moins sûr. » Après cette précoce prise de conscience, le nuage de « tu » se mue en un nuage de « il » (5 occurrences dans les 9 petits vers du poème suivant, p. 15), un pronom déjà plus distant, ou plus lucide. 

Le pouvoir de l’amour devient ainsi une force ambiguë, contre laquelle la poétesse va devoir lutter, et déterminer si elle peut composer avec lui. Lutter pour le temps, restaurer sa place dans la vie. Ce faisant, comment ne pas lutter contre l’amour ? Question douloureuse et délicate, qui est peut-être au cœur du livre.

 

*

 

Comment retisser l’assise du temps pour refaire le monde, lorsque nous l’avons « défait » (p. 18), et que l’amour continue d’entretenir le désir, et réciproquement ? « Ce que nous fûmes résonne » (p. 19). Dans la relation amoureuse, si rapidement blesse la nostalgie !

Désir omniprésent, polymorphe, puisqu’il est semé par l’être aimé, lui-même « partout » (p. 12, déjà cité). Forme ignée, aérienne, gazeuse, ou aquatique, comme dans le poème de la page 20, teinté de mélancolie.

 

Les points écartés
à la surface changent l’écume en sel. 

 

Comme en chemin retour vers son origine, l’éros perd de sa fertilité, et du sel naît une écume sans Aphrodite. Plus tard, il sera à nouveau associé à l’élément minéral :

 

Marche dans l’eau claire,
contre la pierre. Le sel (jadis : relief du ciel).  (p. 53)

 

Mais l’élément aquatique est des plus mobiles (« L’eau des métamorphoses », écrit l’auteure, p. 52), car il sait se mêler aux autres :

 

Pour qu’une humide escale prenne terre
et féconde.  (ibid.)

 

L’omniprésence de l’être aimé transforme la contemplation avec la matière mémorielle en confrontation avec lui et ses multiples traces, par lesquelles proprement il s’inscrit partout, et persiste longtemps, sans que l’amante ne parvienne véritablement à décider si elle désire ou non cette perturbation, puisque cette dernière est inhérente à la relation amoureuse. Les choses résonnent de sa présence, même s’il est absent.

 

Tu es passé, le bord-fossé discourt et
falaise, moitié craie, silex en aparté. La voix,
l’inaudible couché au pied du vaillant.  (p. 21)

 

Là encore, le temps, réalisant la complicité entre les éléments, sera un puissant viatique. Car l’aquatique et la terrestre donnent le minéral : celui des falaises calcaire (cette eau solidifiée, un peu friable) auprès desquelles vit l’auteure.

 

L’eau prise en sortilège.
L’érosion n’a rien suivi
du maritime attrait d’un massif poli. (p. 53)

 

*

 

Écrire, si c’est pour relancer le mouvement entraînant de la vie pour réconcilier ses aspects, passe désormais par la lutte. Oui, la danse s’est faite lutte.

« J’oublie, je cogne. » (ibid.). Il faut oublier pour mieux écrire, mais il est impossible d’oublier lorsque l’autre vous rappelle sans cesse à son souvenir, contrariant et favorisant en même temps la volonté poétique. « Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tu secouais mes ombres » (ibid.). Si bien que l’amante entend « un mot cogne pour conjurer l’oubli ».

Or, écrire de la poésie n’est possible qu’à partir d’une dilatation silencieuse des sens, ouverts sur le monde et ses manifestations. La poétesse se retrouve ainsi à combattre sur tous les fronts, entre voix et silence, activité et passivité : préservant sa capacité contemplative (les poèmes sont marqués, par exemple, par de nombreux marqueurs saisonniers, jusqu’à l’hiver, et au-delà – p. 25), méditant sur le rôle de sa relation amoureuse, débusquant les ombres pour mieux les accueillir en son sein (p. 23). Autant d’aspects qu’elle composera en un bouquet subtil – « fleur » du sexe masculin (p. 12), « coquelicots » fétiches follement cueillis (p. 18 et p. 34), « jacinthe » et « jonquille » annonçant le printemps (p. 25), « lys immaculé » enluminant le recueil de poésie –, avant que ne prenne le pas, jusqu’à la fin du livre, un herbier plus primitif, composé de simples – « feuilles », « herbes », « lierre ».

 

*

 

L’auteure « cogne » pour oublier, afin d’écrire. À l’approche de la fin de l’hiver, c’est-à-dire à l’approche d’un nouveau cycle vital, pour espérer elle aussi participer au nouveau printemps qui doit venir, elle doit 

 

Battre le vent
Frapper fort » (p. 25),
jusqu’à trancher l’hiver.

Pour que le soir ne soit pas
la fin. (p. 48).

 

Mais alors, c’est elle qui « saigne, flanc touché » (ibid.). Dans le danger de l’extinction, la possibilité d’être non seulement traquée mais chassée, l’idée du « fil de givre » (p. 39), aussi précaire paraisse-t-elle, ne peut pas encore émerger. Dans ce poème, la métaphore cynégétique pour évoquer la relation amoureuse prend tout son sens. « J’écris je saigne ici, flanc touché, le chasseur et sa proie. » (p. 25).

Nous comprenons aussi que deux amours s’opposent, cherchent à cohabiter : celui de l’homme et celui de l’écriture (d’où naîtra l’idée de co-écriture).

Le printemps renaît, comme doit revenir l’écriture.

 

Elle écrit. C’est sa vie[…] Ce qui cesse commence.  (p. 62)

 

Ce mouvement cyclique positif s’oppose au cycle négatif de l’éternel retour, pas celui de Nietzsche, celui des mensonges. Celui-ci, par exemple :

 

 […] au risque du songe, nous écrivons
l’histoire qui n’a pas commencé. Éternel aveu fossoyé par le passé. » (p. 60)

 

Il apparaît alors que le recueil retrace à sa manière, comme une histoire, la dialectique de l’élaboration poétique, faite de moments négatifs et de dépassements successifs. La proie seule n’est jamais chantée, elle l’est avec le prédateur. L’hiver n’est pas vainqueur, sans la tiédeur future du printemps. Etc. Et réciproquement. Dans un poème, « je saigne », le vent battu et la « flamme » de l’ « ici » (p. 25) donnent dans un autre en écho le « tu saignes », le « Il bat » et le « nous brûlons » (p. 40).

 

*

 

Après cette acmé des poèmes des pages 24 et 25, un pas est franchi, la violence retombe.

 

Pas de taille
à regarder venir
le pire. 
 (p. 26)

 

Les amants ont « trop filé le noir » (p. 28), il faut se confier à « la graine promise » (p. 27) de l’espoir d’un printemps. La nuit embrassée au début du recueil, du moins honorée (p. 14), cède du terrain au jour, au supposé « Matin clair, dis-tu » (p. 30). « Braise effraie. Rompt la nuit. » (ibid.).

C’est dans ce contexte plus favorable, mais avec la blessure au flanc, que doit se recomposer, à nouveau frais, le tissage de la langue poétique, sa laine nuageuse.

Pour l’heure, « Rien de plus indicible que le mot sans lettre en gorge. » (p. 25). C’est que la douleur est un savoir, fait de « silence », ce précieux « secours » (p. 30). Mutique, « Sans question » le poète reçoit « Réponse » (ibid.).

Ainsi, l’aventure se poursuit depuis le « Silence plus grand que l’ombre » (p. 36), depuis une sorte de tabula rasa du langage. Silence, puis « murmures » (ibid.). Tout est à recomposer, il s’agit de « relire notre histoire » (p. 32). Mais rien n’est à créer, car tout est déjà présent, sous les cendres ou la neige : il ne s’agit pas tant de créer que de ramasser et rassembler auprès de soi.

La poétesse reprend d’abord la conjugaison et ses groupes (verbes des trois groupes, verbes réfléchis et irréfléchis) :

 

Les murmures épellent les verbes par groupes :

se blottir arriver joindre

 

Puis elle rassemble autour d’elle les lettres, « voyelle » et « consonnes », pour susciter la renaissance du « son » (ibid.), le son articulé né de leur alliance.

Sur cette base fragile, dans le lexique du lien qui est au cœur du recueil, il est possible d’envisager encore l’être ensemble, le « nous », et son homonyme à l’impératif, « Noue » (p. 33), qui est aussi son quasi synonyme.

 

Nous sommes,
loin d’une apparence trompeuse,
noués à l’herbe.  (p. 37)

 

*

 

Avec cette laine cardée, cette relation rafraîchie du langage, le mystère de la réalité sensible, « indéchiffrable » (p. 38), revient envahir la poétesse. Elle l’avait effrayé avec ses frasques, trop loin de lui, « Comme et si loin. » (p. 24). C’est par lui seul que peut se nouer le fil de givre, car il se manifeste sous la forme d’un « paysage nu confondu [qui] brusque notre mémoire. » (p. 38) : un poète n’est relié avec lui-même que lorsqu’il est relié au mystère de l’être.

La relation amoureuse, quant à elle, peut à nouveau s’écrire, redevenir l’apparence d’une écriture, une histoire commune, avec son langage propre, mutique lui aussi. « Je t’embrasse. » (p. 39). Le « Fil de givre » serait-il cet invisible dans la relation, qui relie, la Relation même, impalpable, qui entoure (ibid.) ? L’amour dit avoir retrouvé son vrai mystère.

 

*

 

Pourtant, un nouveau moment négatif survient par surprise. Le retour de la force amoureuse se fait à nouveau au détriment des conditions du travail poétique : « j’ai perdu le fil. » (p. 40).

Et le jeu reprend entre l’amour de l’homme et celui de l’écriture, un jeu douloureux, laborieux, beau, presque jamais simple, puisque en même temps l’autre, qui aime le poème (qui aime l’amante au travers de ses poèmes ?) lui aussi (« lisait les poèmes », p. 22), peut encourager à écrire :

 

Tu veux. Des poèmes.
Je m’attelle. Tu souris. Alorspossible. (p. 31)

 

*

 

Les termes de la réconciliation doivent à nouveau être posés. Comment approcher une « guerre vaincue » (p. 47), quand « les armes cesseront leur fracas » (p. 49) ? À ce stade, la solution semble se situer dans l’invention d’une forme de co-écriture. Celle-ci existait déjà, mais sous le mode plus distendu, moins construit, voire ambivalent, de l’incitation à écrire. Une écriture à deux mains serait possible, comme nous parlons de « piano à quatre mains ».

 

Nous écrirons
la fortune faite du songe.[…] Tu caresseras le projet, corps
vestige, nous serons singuliers.  (p. 46)

 

Et plus loin :

 

Et nous ferons poèmes par bribes  (p. 48)

 

Écriture volumineuse, patiente, douce, déjà plus picturale, car elle a le goût des couleurs, au-delà des nuances du gris, que l’on pose par touches successives, à commencer par le « bleu », cousin du noir d’encre :

 

Nous poserons le bleu, ses gouttes vives
étonneront la braise  (ibid.)

 

Écriture où chacun doit trouver, avec et grâce à la tolérance de l’autre, sa pleine place. Situation presque impossible, soumise à la vive menace d’être « l’indistinct » (p. 50), une menace que lance l’être aimé aux pires moments, ou créant ces moments les pires, comme une malédiction, revenant « sans fin » (ibid.).

« Le bleu » juste posé disparaît alors (« – Où est ce bleu, nuance du soir […] ? », p. 51). Par amour, la poétesse ne cesse de tenter de faire entrer la voix aimée dans son chœur, tantôt avec tous les outils poétiques, tantôt en s’en débarrassant – dans les deux cas, par amour. Si bien que se construit un grand poème amoureux, un courageux hommage. Un poème courtois écrit pour son guerrier par sa dame. « Chagrin des heures, portant belles phrases – poèmes mêlés, pas de roman. » (p. 55).

 

*

 

« Aimer tient en un verbe rond. » (p. 62). Finalement, ce rêve d’un accord entre les deux amours (l’homme et de l’écriture) s’avère comme tel impossible, car il ne constitue pas une réconciliation – comme s’il y avait une paix initiale –, mais un contrat soumis aux aléas de la vie. Il s’agit d’un ouvrage toujours à reprendre, et donc à confier à l’espérance, à l’ « escale » à venir : « ils deviendront. » (p. 52).

De sorte que la dialectique de négociation, rang après rang, a tramé toute une écriture, généré tout ce beau livre – a été porteur de poésie. N’est-ce pas l’essentiel ? La poésie n’est pas aussi vive que lorsqu’elle est inquiète.

« Rassembler les ténèbres feintes ». (p. 58) Le poème se hâte de tout rassembler autour de lui, à largeur humaine des bras, espérant l’apaisement universel. « La pensée des feuilles nous rassemble » (p. 59). Le recueil en dépend. Il n’a pas d’autre sens. Mais lui aussi doit avoir un terme (« Trop vécu le livre », p. 58), et l’inventaire s’impose :

 

Je n’oublie ni la mer
ni la roche,
je n’oublie pas le chemin[…].
Je n’oublie aucun geste.  (p. 57)

 

*

 

En dépit de ses secrets, le livre d’Isabelle Lévesque déjoue pleinement le mythe fallacieux de l’absence de capacité narrative de la poésie. Son livre est un livre d’aventure, un conte lyrique (p. 56), une fable amoureuse, un poème biographique, un récit initiatique, un livre proposant naturellement plusieurs niveaux de lecture, où chacun peut trouver un fil à lui, à tirer vers lui, mystère à la clé.

C’est un don qui nous est fait, celui de l’espoir lucide de demeurer ensemble tout en restant soi-même, encore et malgré tout ; d’aimer sans démesure (« Nous ne graverons aucun signe pour durer », p. 63), mais infiniment. « Nous resterons unis. » (p. 59).

Oui, de vivre ainsi, avec, rassemblés et mêlés, ces trois aspects : aimer et écrire ensemble, cheminant à deux vers l’origine, qui n’est que lettre, aussi première soit-elle : « nous rejoignons l’initiale » (p. 62, dernier poème).

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque Voltige ! 

Ce chant d’amour d’Isabelle Lévesque décrit la danse dans laquelle l’amour nous entraîne, cette sorte de ronde qui met l’amant en mouvement – ce mouvement qui lui échappe, qui échappe à la maîtrise qui a tant de prise dans nos vies.

Rien ne se voit qui tremble,
ici en nous 

Plus rien n’est certain lorsqu’on est sûr de son amour. Tout vibre, tout « tremble » (combien de fois apparaît ce mot ?). Les corps tremblent dans le jeu amoureux, les battements accélérés du cœur et les peurs. De même font, derrière les fenêtres, les flocons, les feuilles et les rafales.

Nous sommes liés par les jours
bleus comme les nuits.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige ! , peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige !, peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

La vie est précaire, et seule l’urgence de vivre révélée (rappelée) par l’expérience vive (l’amour, ici) transforme, alchimique, cette fragilité en expérience.

Rien ne fait pétale à revers. C’est
coquelicot la vie 

Les êtres les plus fragiles sont parfois les plus forts, comme ces coquelicots qu’Isabelle Lévesque affectionne tant, avatars des roseaux de la fable, qui dansent, fiers, dans la tourmente, éclatants comme le sang, sans perdre tous leurs pétales qu’on aurait cru perdus ; mieux : finalement, ils s’en accommodent fort bien. Ils gagnent du vent l’âme animale qui leur manquait.

Pour un temps (car elles aussi seront finalement réconciliées), les coquelicots destituent aux autres fleurs la charge d’orner le blason de gueules (rouge) du cœur. C’est un insigne que l’on « cherche », parfois « trop tard ». Car le cœur demande à être alimenté de sang chaud, sans mesure :

Tout ce qui tue renaît ?
Tue ce qui dévêt le cœur,
les marguerites en nombre 

Il est beau et bon pour l’homme que demeurent pour son existence des possibilités d’expériences qui échappent à sa maîtrise. Ce drôle de mouvement fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la raison qui nous arraisonnait, abolit les mesures de contrôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, semble approché. L’amour nous rapproche du lointain (Jaccottet), désigne la présence (Bonnefoy). Cette expérience intense nous enseigne comme est rare la vie vécue, la vie personnelle.

Sur mon âme le souffle d’or
étonne l’arbre
où tu files l’écorce parfaite
qui entoile le paysage. 

Il est remarquable de constater, que paradoxalement, la force centrifuge du tourbillon amoureux produit chez l’amoureux un effet centripète : ce dernier s’individualise, creuse son propre sillon, tend vers le pli trop souvent dissimulé dans le mystérieux nœud psychique – ce bouillonnement grégaire autant qu’original. L’amoureux renonce à l’identité comme cherche à le faire, laborieusement, le littéraire (Quignard).

Il n’existe pas d’individu. Cependant, l’ego de l’amoureux connaît un supplément d’âme délivré par l’expérience d’une certaine forme de relation sublime à autrui (l’amour, donc). L’individu n’est qu’« individuation » (Gilbert Simondon).

[…]. Chacun devant,
retenant le passage étroit
de l’un à l’autre, nous sommes
le même socle la dérive et l’île réunis 

Ainsi, nous décentrant – par la force centrifuge –, la danse amoureuse écarte les parties les moins signifiantes de notre vie et les repousse vers les marges de notre existence ; simultanément, elle rassemble en notre cœur, en petit tas de sable – presque d’or –, de précieux grains d’humanité.

Double mouvement, chacun confus dans l’autre, identique et équivoque, grâce au dessin sphérique de la ronde, qui est aussi le mouvement voilant / dévoilant de la vérité :

Le vent soulève / ou cache.

De surcroît, aimant autrui, l’amoureux donne naissance non seulement à une forme élevée de relation avec lui-même, mais à son environnement. Émergeant ou prenant du relief autour de l’amant, le monde devient le complice de son amour. Faisant un don à autrui, l’ego reçoit, en retour identiquement gratuit, le cadeau d’un milieu qui lui sera encore plus propre que précédemment. Aimez autrui, vous recevrez un monde.

N’est-ce pas une merveilleuse dialectique ? Impression de renaître, comme « le ciel », si ce n’est de naître.

vers la mer     tout commence.

L’amant voit mieux par le regard de l’aimé que par le sien. C’est le monde qu’il lui offre, et qu’il s’offre, un peu, en retour, dans le mouvement ascendant de la dialectique amoureuse. Alors il est naturel que le monde et l’autre se mêlent, que les mouvements naturels semblent se confondre avec ceux de l’aimé et les siens. Isabelle Lévesque parle très bien de cela, des couleurs que l’autre (que l’amour !) peint dans notre œil. Par exemple :

[…] Tes bras,
me glissent des épis, les blés,
les cheveux. […]. 

Que confirme tellement le poème suivant :

Je pose à mi-chemin les images.
Tu dis la photo, unique. Instant saisi.
[…] Ta fièvre florale ravive les blés,
Nos mains frôlent sans toucher. 

Le sentiment amoureux, c’est aussi sentir que l’on peut poser une image – à mi-chemin comme une toile qu’on dispose entre nous et le fond de la scène –, dire une image (une photo), saisir vraiment l’instant.

Telle est l’érôs décrit par Platon dans le Banquet (et dès le Phèdre). Un enthousiasme, un sens divin qui s’agite en soi et nous élève vers le divin.

On est ainsi pris de folie, c’est une « danse folle », on se croît capable de tout, on a des désirs d’enfant tout-puissant, on ne désire plus se restreindre, car tout simplement l’on désire. Eh ! Les zestes n’ont qu’à être des gestes, la rumeur extérieure notre silence, les règles des dérèglements :

Je veux des gestes orange
de tige frêle. Toute une heure sise de silence.
Je veux. Tordre le cou des principes
Pour étreindre le corps lent du soir. 

On se tient la main. Ce n’est point régressif. C’est qu’on aime. Que le temps amoureux a lui aussi été embarqué dans la tourmente, que les minutes sont des heures, ou inversement, que la petite trotteuse marche en sens inverse.

 Jamais-toujours :
seule proposition. 

Deux vers parataxiques tout à fait héraclitéens. Les contraires sont réciproques.

Je le disais : on ne s’appartient plus tout à fait. On aime ça. On aime aimer. On aime d’aimer.

Hier a pris mon âme.

« Le vent ne peut rester debout », bien sûr : il tient par son propre mouvement, comme les humains à vélo. Que faire alors de mieux que rentrer dans la ronde, y demeurer le temps qu’elle dure (un jour, la partition est achevée, le silence se fait), continuer à voltiger quand bien même on pressent que la chute sera rude. « Voltige ! », lance, impérative, la voix du vent, et celle ou celui qui prétend aimer.

Le « désarroi » (la douleur du regret de l’absence) menace, toujours. Simplement, on avait premièrement la force de ne point y songer, on n’y avait pas le cœur, accaparé par la pulsation accélérée en direction de celui de l’aimé. Un jour nous auront à souffrir « les heures sans toi ». Le texte se fait élégiaque.

Qui de mieux que le mal-aimé / bien-aimant Apollinaire pouvait, avec des vers du poème Sanglots, introduire ce beau livre d’amour, presque courtois ? « Trois gouttes sur la neige », le « lai », etc. : quelques allusions nous indiquent que la fin’amor n’est pas loin, que le vers désire chanter.

Un jour, il y eut deux voix qui furent réunies, qui furent ce vers, cette strophe entière, grande (déjà une épitaphe ?) :

notre voix. 

L’écriture d’Isabelle Lévesque tente de suivre ce mouvement du tourbillon amoureux, d’y coller comme deux lèvres impalpables de différentes natures. Les lèvres sont disjointes comme le sont les hommes, étrangers. Elle lutte contre sa fragmentation pour suivre au plus près son régime, son rythme, ses aléas (car il n’est rien de mécanique). Et l’on se rend finalement compte que ce mouvement humain imite parfaitement, le temps de son temps, le mouvement naturel du vent. Nous ne sommes pas trop des monstres, puisque nous sommes encore capables d’amour. Aimant, nous recevons les miettes de la présence :

ici maintenant 

Les pétales du coquelicot se froissent comme des feuilles de papier de soie. Le coquelicot appartient au monde du codex, papier en feuille et fil noué. Il se lit, donne à lire et « recoud » les mots ensemble. Se froissant, il chuchote entre nos doigts des poèmes. Après mille autres livres, il a chuchoté à Isabelle Lévesque celui-ci, Voltige !, ce brasier incandescent et le digne spectacle de ses cendres qui furent braises.




Trois lectures de Voltige ! d’Isabelle Lévesque

Trois lectures croisées de Voltiges! d'Isabelle Lévesque, trois regards d'Hervé Martin, de Marie-Hélène Prouteau et de Lucien Wasselin ouvrent de multiples pistes de lecture...

Isabelle LÉVESQUE, Voltige ! , peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige !, peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Lecture d'Hervé Martin

Auteure d’une quinzaine de livres, Isabelle Lévesque est poète. Elle écrit des textes sur la poésie contemporaine et collabore à de nombreuses revues littéraires. Elle aime à ses heures photographier les fleurs, notamment le coquelicot qu’elle affectionne particulièrement.

Voltige ! est accompagné de peintures de Colette Deblé et d’une postface de Françoise Ascal. Son titre aérien me fait songer à des mouvements d’acrobaties ou à ceux de feuilles qui tombent dans le travers du ciel à la fin de l’été. Ils sont peut-être ici sentiments équivoques éprouvés par Isabelle Lévesque, oscillants entre joie et nostalgie. Des « virevoltes » d’émotions emmêlées à cette « mélancolie des jours infinis ». Ils se confondent aux paysages. La poète les traduit dans ces poèmes qu’elle nous offre.

Les fleurs, les blés, le ciel… enluminent les poèmes quand en filigrane transparaît « autre chose ». Dans les couleurs rouges du coquelicot, bleue de la fleur presque éponyme ou blond des céréales, les poèmes rivalisent avec la nature. Ils partagent un trouble né d’une émotion sans cesse renouvelée en son sein.

Pour toi le végétal attrait d’un monde inconnu

Tel un fil d’Ariane, le coquelicot, cher à l’auteur est récurrent dans les poèmes. Il est un symbole de force et de fragilité, de fugacité et de permanence, d’amour et du sang qui brûle dans les veines.

(ta ramification), / proie le cœur / coquelicot

Un dialogue naît de cette pérégrination à travers la nature. Le « tu », le « nous » sont employés sans que le lecteur ne parvienne à en déceler les sujets. À qui s’adresse ce « Viendras-tu ? ». À un être proche ? Au poème ?  À l’émotion ?

Mêle /ton nom mon ombre et lèvres/ aux pétales du ciel. / Voltige !

Le livre est le fruit d’une quête de plaisirs sensoriels éprouvés au cœur de la nature. La poète crée un lien avec elle. Elle le tisse dans l’exhalaison de senteurs, l'inouï des paysages et des couleurs.
Mais de poème en poème le lecteur perçoit la présence d’un « autre ». Et la quête se métamorphose en celle d’un temps ou d’un être perdu.

J’ai bu, longtemps cherché ta  ressemblance et, / présage de coquelicot, ma robe nue tournait / le 10  juillet.

L’incarnation que supposent certains vers : « tes cris », « je revois tes yeux », « tu prends ma main », « les heures sans toi. »…nous fait penser à l’absence d’un être cher.

Tout ce que j’observe, devenu légende, abonde. Le poème détache chaque croix, signe, hirsute et sauvage (il sera). Tu. Chaque fois, tu.

Et plus loin

La syntaxe brasse les pronoms ressassés, la phrase les berces, les inverse…

L’émotion née de la nature se mêle aux sentiments intimes. Leurs ferveurs chatoient dans les couleurs et ils sont chamboulés comme un pétale ou une feuille dans le vent. Voltige ! pourrait être une allégorie d’un être face à l’imprévisible de la vie et à la confusion des émotions.

Toi nuage couronne, 
Je suis la plume trempée. Nous achevons le cours du fleuve
et les ossements deviennent poussière du chemin,
ombre bordée de fleurs sauvages

Isabelle Lévesque circonscrit ici un territoire commun qu’elle partage avec cet hypothétique « autre », innommé et pourtant si présent.

La poussière changeante / livre et délivre l’identique frayeur / de se perdre.

Le « tu » dans son emploi est indéterminé entre le « soi » et cet « autre » auquel le livre silencieusement renvoi. Un « tu » indéterminable et cher, au cœur d’un sentiment passionné qui réunirait - à jamais et à nouveau - deux êtres.

Nous
en cette suspension,
la grâce affine le doute.
Nous
liés à chaque étape, reconnus.
… 

Les mots manquent dans la suffocation du chagrin. Et l’écriture, parfois discontinue dans certains vers, est privée de petits mots charnières qui font lien. Mots seuls se succédant pour illustrer le souffle coupé court devant une inadmissible réalité que seul peut-être le coquelicot cautérise.

Le coquelicot recoud au ciel
les brides de mots  : corne féconde,
poids d’écorce égratignée
pour que l’ambre un jour signifie.
… 

La poésie est un recours. La beauté inouïe de la nature, semblable, s’y accorde. Toutes deux, unies, suturent les blessures de la vie.  Je ne peux pas occulter la lectrice passionnée par Thierry Metz, pour voir ici le bras tendu des mots vers un ailleurs inaccessible. À l’instar du poète maçon, Isabelle Lévesque tente de retrouver cet « autre » par la force du refus, celles des mots et de la poésie.

Vivre écrire – sans tourment, 
pure perte
pétales nus loin des blés.

 

Lecture de Marie-Hélène Prouteau

Avec ce titre surprenant Voltige !, le nouveau recueil d’Isabelle Lévesque - accompagné d'une belle postface de Françoise Ascal  - se place sous le double signe de l’injonction aérienne et de l’impératif. Que dire de cet impératif qui résonne à de multiples reprises dans ces vers : « Aime le vent », « Consens le printemps crie », « Ne te retourne pas, jamais, retiens tes mains, la feuille écartée te montre », « Malmène mes yeux froids », « Naisse encore le jour : reviens » ? Souvent placé à l’entame d’une strophe, vœu pressant, apostrophe, ordre, sommation, il évoque la tonicité d’une voix singulière. Celle d’une femme qui dit l’amour en poésie. Un peu comme Marie de France, cette autre femme poète, chantre de la fin’amor courtoise dont l’ombre se glisse dans le recueil avec l’évocation du Lai du chèvrefeuille.

Dire le désir féminin à l’impératif, dans sa nudité incarnée, voilà qui renouvelle le thème du chant d’amour, l’adverbe « passionnément » répété dans ces vers y pointant exaltation, « fièvre » du mouvement. La poète entre ainsi en parfaite connivence avec les lavis de l’artiste Colette Deblé. Des corps féminins libres, légers, victorieux, qui donnent l’impression d’entrer dans une danse.

Envol et chorégraphie de corps à l’unisson, le principe cinétique emporte irrésistiblement les vers d’Isabelle Lévesque marqués par l’alacrité joyeuse :

La boucle des rêves s’achève,
manège, haltes brèves contre ton corps.
Danse le coquelicot !

La danse à deux, « la danse fauve », avec sa charge sensuelle, suscite le foyer de la jubilation. Tout est dans la suggestion plus que dans la nomination : « Pas un mot. Amour déjà. Pas un mot ». Nombreuses sont les images qui viennent suggérer ce qu’elle nomme « l’idylle » : « l’arche », « le cercle clos », « l’anneau des fleurs », « la boucle des rêves », « l’arc des mots ». Joie évoquée de façon oblique, qui marie des domaines de réalité différentes, concret, abstrait. Dans ces associations nouvelles, Isabelle Lévesque rend palpables les accents du cœur :

Tu étends le cercle au seul assaut.

Des dates font retour dans les vers, dévoilant subrepticement des moments d’intense harmonie, une sorte d’art de la joie. Mais, aussitôt évoquée, celle-ci est brusquement minée par une tension, la conscience de la fragilité des choses :

Plus fragile, rien plus fragile
que carillon des peurs.

Ou traversée par l’interrogation répétée, l’incertitude, le doute, la menace qui contredisent l’allant de l’impératif, comme si le bonheur était chose ténue, intermittente, irrémédiablement tournée vers sa fin :

Tout tremble. As-tu si peur ? 

Le mot « trop » qui revient à plusieurs reprises évoque un risque, celui d’un trop-plein, d’une inflation qui vont à l’encontre de l’esprit même de la danse, celui de légèreté. « Trop titube ». Une dissonance, un trouble perceptibles chez la poète et qui disent l’empathie avec les silhouettes de Thétis et de l’Allégorie sur la paix d’Amiens que Colette Deblé dessine dans leur envol mais le bras étrangement fragmenté.

La présence des fleurs fait partie de l’imagerie personnelle d’Isabelle Lévesque. Les fleurs sauvages et aussi la nature tout entière, arbres, herbes, fruits, à laquelle l’unit une relation immédiate, essentielle. Les fleurs qui ont vocation à passer trouvent une équivalence lumineuse dans les mouvements de la danse qui vise l’éphémère, la dissipation, la transformation des gestes. L’idylle se fait « ronde », indissociable du déroulé changeant des saisons. Tels ces vers :

Carrefour
pétales esseulés foisonnent
et corps,
ton corps nu, multiple 

Ou encore cette image du coquelicot-brasier mêlant couleur et ardeur :

Or vint à manquer l’été […] il fallut
inventer la source les baisers
– coquelicot, le brasier.

L’or est présent, à plusieurs reprises, dans ces vers, couleur et lumière se faisant incarnation d’une ardeur, d’une jouissance.

L’hommage est manifeste à ces fleurs qui ne sont pas là pour faire ornement mais disent « une fièvre florale » qui va jusqu’à susciter la métamorphose : « Je suis/coquelicot ». On touche là à l’essence même de la danse. Dans cette vision, les attributs entre les choses, les éléments et les êtres s’échangent et modifient ainsi notre perception ordinaire, la poète faisant naître cette magnifique image des « pétales du ciel ».

De toutes les fleurs, le coquelicot est blason d’amour « C’est coquelicot la vie » et plus loin « C’est coquelicot mon cœur ». Dans ce « coquelicot » quasi adjectivé, l’émotion des choses se communique à celle qui en est le témoin.

En lisant ces vers aériens, comment ne pas penser à ce qu’écrit Paul Valéry, ce poète qui a écrit sur la danse de si belles pages : « Dire des vers c’est entrer dans une danse verbale » ?

 

 

Lecture de Lucien Wasselin

Isabelle Lévesque donne à lire avec "Voltige !" un recueil placé sous le signe d'Apollinaire dont trois vers, tirés de Sanglots, sont placés en épigraphe. Mais ce qui frappe d'emblée, c'est ce dialogue entre un JE (qui écrit ces poèmes) et un TU qui n'est jamais identifié mais qui semblerait être le double ou l'ombre d'Isabelle Lévesque… À moins que ce ne soit un autre à qui elle s'adresserait ?

Je ne peux m'empêcher de dresser un parallèle entre les fleurs qui émaillent ses poèmes et les grains de pollen de Novalis. Grains de pollen qui constituent un élément de fertilisation des plantes. Voilà qui ouvrirait des perspectives inouï_es ; Françoise Ascal, dans sa postface, note : "C'est à travers la fragilité du monde végétal et le cycle des morts et renaissances qu'Isabelle Lévesque explore les questions essentielles de notre vie" (p 84). Il faut encore souligner la présence des coquelicots dans ces pièces de vers à maintes reprises. On pense alors à ces photographies de fleurs humbles, des fleurs des champs, qu'elle prend : "… C'est / coquelicot la vie - toujours" (p 22). Cela ne va pas sans une certaine obscurité, sans un certain mystère (celui de la vie ?) que renforce une écriture elliptique, qui n'arrête pas de se reprendre, d'explorer le monde. Finalement, Isabelle Lévesque dit haut et fort son amour de la nature : "Le ciel renaît : juillet fragile, l'or entre nos lèvres" (p 29). Tout y passe : le vent, les fleurs, le pré, les insectes…

Ce recueil est illustré de reproductions de peintures de Colette Deblé : celle de la page 33, dédiée à la plasticienne finlandaise Elina Brotherus, semble répondre parfaitement aux vers suivants d'Isabelle Lévesque que l'on peut lire à page précédente : "L'âme ne se méprend pas, creusant la terre, / elle imagine une autre vie. Lustre pâle, / fantôme, ligne secourue, forme ronde, mains." Le dripping qui macule l'œuvre (mais aussi toutes les peintures) rappelle les grains de pollen chers à Novalis. Cette façon qu'a Colette Deblé de revisiter la peinture mondiale correspond bien à la démarche (originale, faut-il le préciser?) d'Isabelle Lévesque d'écrire ses vers… Mais Isabelle Lévesque révèle aussi, tout en laissant planer une part de mystère, ce qui relève de son intimité : que s'est-il passé ce 10 juillet dont elle parle ? Certes le lecteur, peut émettre des hypothèses, au risque de se tromper, mais demeure toujours le non-dit et c'est ce qui fait le charme de Voltige !

Qui rappelle que l'amour n'est pas une simple partie de plaisir !

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque, Tout Oracle

Or se levait sur la branche
la feuille irisée en même soleil : s’assoupir
bercé des nues. Les ramures orientaient
le secours du jour.

Nos pieds mesurés dansaient sur la mousse et l’écorce,
le pli d’une résistance. Tout
à l’arbre rapporté. La toise offre une ombre
ou un repos de mémoire (l’abri des feuilles).

Tes mains retournaient les graines.
Je craignais la vie : répandre sur le sol l’attente.
Fine couche et, légère, la dispersion du chant.
Une voix sereine pour les mots de l’or
levés en mouvement pareil.

Lire sur tes lèvres. Un espoir
s’arrête sur nos pas, craquent les feuilles
(l’hiver dernier, sédiment).
Te regarder.
Accroche hier en souffle.

Le poème ne fut
qu’un retour – le repère ?

J’attends blottie le pur essor des ailes.
Quelques feuilles caduques affrontent le vent
avant la chute des mots infimes. Assourdis,
dernier rebond.

Disparaître. Un murmure.
Nos certitudes offrent une issue : au printemps
l’or retient son souffle pour écrire l’été.

Retour à naître.

Nos pas soulèvent les feuilles.
Même et toujours, depuis l’orée. À finir,
une branche
silencieuse.

Le jour vient : plus une écharde au ciel.
Le souffle des saisons porte la nouvelle :
semence de lumière.
Plus une ombre à courir, ronde et surface,
la glace fond. La transparence, plus à prouver.
Tout oracle.

C’est l’été, son règne éternel.
Sur mes doigts, j’épelle tes couleurs.
Nous apprenons, murmure savant,
l’orthographe des tables d’argile :
une fois le jour, ajout.

 

Présentation de l’auteur




Un éditeur et ses auteurs : L’HERBE QUI TREMBLE avec Isabelle Levesque, André Doms, Pierre Dhainaut, Horia Badescu, Christian Monginot.

 

 

Isabelle LEVESQUE : Nous le temps l'oubli.

 

Curieux titre par son absence de ponctuation comme si Isabelle Levesque souhaitait ainsi signifier que le temps et l'oubli étaient constitutifs des hommes et des femmes en général ou d'une expérience existentielle particulière. Le début du livre est d'un accès difficile, les poèmes apparaissent rébarbatifs : empilement de mots, mélange de caractères romains et italiques sur lequel butte le lecteur, titres qui suscitent l'interrogation… Mais très rapidement, on est pris au piège d'un univers linguistique singulier… Peu à peu les choses se précisent malgré une langue trouée par l'absence d'articles, de sujets, des phrases nominales ou qui ne se terminent pas. Malgré le chaos apparent des mots : "Ta peau rumine à corps se rue, je suis là" (p 22), un  tu qui devient parfois de plus en plus présent. Une femme écrit "Tu es vivant" (en italiques dans le texte, comme pour attirer l'attention, p 25). Ce recueil serait le dialogue imaginaire entre deux amants ? Le rythme heurté du poème serait le reflet du souffle saccadé des corps amoureux… Étrange harmonie imitative, étrange mais juste. Un vers comme "Je tentacule, tu monstres court" (p 28), on imagine les corps, n'est pas sans rappeler Henri Pichette qui écrivait (à la fin des années 40 !) ces mots : "Je te vertige, te hanche, te herse, te larme…". Ailleurs, Isabelle Levesque revisite des expressions toutes faites et les adapte à son propos, ainsi avec ce vers "Rien pour martel en tête" qui n'est pas sans faire penser à ces mots avoir martel en tête. Ailleurs encore, "plus peur" semble avoir été écrit par Valérie Rouzeau dont on se souvient du "pas revoir"… Isabelle Levesque semble se raconter une histoire au fil de ses poèmes déchiquetés par le travail sur la langue commune. Ça rebondit d'un  poème l'autre, ce qui ne va pas sans une certaine obscurité dès lors qu'il s'agit de "comprendre" le poème pris isolément. Quand elle écrit ce vers "Faire des phrases, vraies" (p 75), Isabelle Levesque reconnaît ce que son écriture a de déconcertant. Mais à lire de nombreuses fois le mot or (sous ses deux orthographes identiques mais avec deux sens différents) dans ses poèmes, on finit par se demander si elle ne cherche pas l'or du temps… Mais ce qui est à retenir (et qui donne tout son sens à ce livre, me semble-t-il) c'est le vers final suivant : "Nous fûmes Adam et Ève" (p 102)…

*

 

 

André DOMS : Entre-temps.

 

Dans ce recueil de poèmes en prose, André Doms (il est né en 1932) décrit la vie alors que le grand âge l'a rattrapé. Mais nulle acceptation plus ou moins complaisante, nul retour vers le passé ; au contraire, à chaque poème éclate le goût de vivre pleinement tout en s'interrogeant. Le poète est au meilleur de son écriture : ce livre est très construit, 9 parties qui regroupent chacune 11 ou 9 poèmes et qui sont séparées par la reproduction de gouaches de Roger Bertemes  (si l'on ne compte pas le poème liminaire et celui de la fin…). Les mots rares abondent (étymon, scapulaire, sphinge, asymptote, aphasie, arénicole, stolon, héliogabale, anophèle…). André Doms apporte la preuve non seulement qu'il écrit mais qu'il croque la vie à pleines dents : "Seul vaut le risque du cœur qui s'emballe, rugit, fibrille à la joie d'être plus que sa peur". Ce risque prend diverses formes : la lucidité, l'amour, la description acide du monde contemporain et l'engagement … La lucidité, on la trouve dans ces bribes : "Où en suis-je de ce temps qui s'ennuage, n'avance qu'en moi ? Et la parenthèse y est chimère" ou "Mais j'ai peur du caillot qui bloque l'artère, des clés qui bouclent la phrase : ils amortissent"…  L'amour : André Doms dédie son recueil à Hélène, celle qui conjugue [son] verbe ébloui,  il l'interpelle dans ses poèmes : "Que vivrons-nous, mon amour…". Il se révolte contre ce que le monde est devenu, il ne manque de mots très durs pour stigmatiser le présent (non qu'il soit passéiste mais cette société lui répugne) et il ajoute "Me sait-on la dent dure dans le pain quotidien, le vin qu'on trafique et la langue qui ment ?"  C'est que le monde se définit par ses démons et ses gros sous !  Ne reste alors que l'amour, pour les hommes de bonne volonté. Et le désir amoureux. Mais là où Doms est le plus surprenant, c'est dans son engagement (et tant pis pour ce mot démonétisé) : il ne manque pas de dédier un poème à Mahmoud Darwich, faisant ainsi preuve d'une belle indépendance d'esprit ; il écrit ces mots révélateurs : "Quant à l'homme, en temps compact, j'abrège : passé de juif à génocidaire…".

En dépit de son aspect parfois crépusculaire, Entre-temps est un livre étonnamment jeune, résolument moderne : André Doms a conservé intactes ses facultés d'émerveillement et d'indignation.

*

 

 

Pierre DHAINAUT : Voix entre voix.

 

Ce titre est apparemment sibyllin, voix se terminant par la lettre x, on ne distingue pas le singulier du pluriel. Peut-être la voix du début est-elle celle du nouveau-né alors que les voix de la fin du titre seraient celles des adultes ? Peut-être. D'ailleurs, au long de ce recueil, Pierre Dhainaut fait allusion, ou plutôt dit clairement : "mais la voix manque" dans Préliminaires (p 12), alors que plus loin (p 29) il parle de "ces voix surtout qui lui sont vite chaleureuses". Ainsi le titre s'éclairerait-il…

Comme souvent depuis plusieurs livres, Pierre Dhainaut fait suivre ses poèmes de notes très libres dans lesquelles il réfléchit à ses poèmes et aux circonstances qui les ont fait naître. Ici les premiers sont regroupés dans Échographies (I) alors que les notes sont intitulées Échographies (II). Dans ces dernières, Pierre Dhainaut s'interroge sur cette naissance d'un enfant différent en même temps que sur l'écriture poétique. Il explique qu'il ne faut "rien exiger des poèmes avant de les écrire, [mais] exiger de nous d'être assez généreux afin qu'ils adviennent" (p 30). Il a ce mot heureux : "Une annonciation, le poème, il dirait de quel dieu, ce ne serait plus un poème" ; tout est alors dit, il n'y a pas de définition préconçue du poème, de sens donné d'avance. C'est ainsi une définition de la poésie qui se construit peu à peu : "Rebelles, les mots, ils mettent en branle un mouvement qui ne coïncide jamais avec ce que nous avons la prétention de dire, ne les refusons pas, acceptons qu'ils nous surprennent, acceptons de leur obéir…" (p 33). Leçon de modestie et de liberté. D'où l'attention portée à l'écoute : des mots du poème, de ce que "dit" le nouveau-né… "Inlassablement les poèmes recherchent une voix perdue" (p 39).

Cependant ces notes ne sont pas placées en fin de volume mais entre les deux suites de poèmes qui constituent les sections 1 et 3 du recueil ; donnant ainsi un sens particulier à la préposition entre et au titre. Ce qui amène le lecteur à s'interroger sur la voix comme sur les voix… Si les poèmes dans la première section restent centrés sur cette naissance, s'ils disent pudiquement la différence, ceux de la troisième et dernière section, intitulée justement "L'approche autrement dite" constituent une suite de quintils qui expriment le monde (et singulièrement la nature) : le poète, après l'épreuve, retrouve le calme et l'alliance : "si calme / le battement du cœur, / tu es d'accord".

La couverture est d'Anne Slacik, tout comme les trois peintures reproduites à l'intérieur qui débutent les trois sections du livre. Plutôt que de simplement remercier Anne Slacik, Pierre Dhainaut publie en fin de volume un véritable article qui met en lumière les correspondances entre ces peintures et ses propres poèmes : "Anne a peint ce que je cherche à entendre à travers les poèmes".

*

 

 

Horia  BADESCU : Roulette russe.

 

Horia Badescu est un poète roumain francophone, ce qui explique sa présence dans le catalogue de nombreux éditeurs français ou belges. L'Herbe qui tremble publie aujourd'hui ses récents poèmes sous le titre de Roulette russe. Mais il est né en 1943 et ces poèmes ont une tonalité particulière, un curieux mélange de pessimisme et de réflexion… Tout le monde (ou presque) connaît la roulette russe, ce jeu qui courtise la mort, en usage chez les officiers russes du passé : un  revolver est chargé d'une cartouche dans le barillet qui est aussitôt tourné afin que le joueur ignore la position du projectile. Puis celui-ci appuie sur la détente après avoir pointé l'arme sur sa tempe ; il a une chance sur six de mourir. S'il ne meurt pas, la partie continue avec un autre joueur. Ce jeu témoigne, au-delà du risque encouru et de son aspect psycho-pathologique, d'un certain détachement affiché à l'égard de la mort… Les esprits forts ou chagrins pourront ironiser sur Horia Badescu : il a une belle carrière professionnelle derrière lui, il a publié une cinquantaine de livres (en roumain ou directement en langue française), son roman Le vol de l'oie sauvage a été traduit en français par Gérard Bayo et publié chez Gallimard… Mais il n'y a rien de morbide dans Roulette russe qui est traversé, au contraire, en quelque sorte, par une veine jubilatoire et un amour de la vie inextinguible. "Ce n'est pas la sagesse / qui s'accroît en vieillissant / mais l'obstination" écrit-il dans un beau poème. On serait alors tenté de croire qu'il s'agit de l'obstination de vivre… D'où cet amour de la vie… Le lecteur athée pourra refuser des vers comme "toi qui ressusciteras un jour", "l'ange qui va t'annoncer que ton âme / est bénie", "nous, Dieu, l'éternité…" ou de simples mots comme l'âme… Il pourra objecter la complexité de la matière, la vie sur cette planète, un accident qui mérite d'être pleinement vécu, etc… Éternel débat entre celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas ! Peut-être même se souviendra-t-il que, dans le langage courant, la roulette russe désigne une décision cruciale accompagnée de risques importants. Voilà qui relativise énormément cette position religieuse…  Reste la mort qui arrive tôt ou tard pour clore l'accident, avec ce qu'elle a d'inacceptable et de scandaleux contre quoi l'homme se révolte car la sagesse ne s'est pas accrue avec le temps. Restent ces constats quotidiens  dont le moindre n'est pas rien d'autre que du silence (p 38) que tout le monde peut partager. Reste ce jour qui "est toujours le premier", qu'on soit athée ou croyant !

*

 

 

Christian MONGINOT : Le dit de l'horizon.

 

Le dit est un poème narratif écrit à la première personne, destiné à être récité et qui remonte au Moyen-Âge. Le titre présente le thème du poème. Le dit de l'horizon semble être une exploration/découverte du monde. Par l'écriture poétique certes. Mais on sait depuis longtemps que la démarche poétique et la démarche scientifique peuvent aboutir au même résultat (à condition d'être sérieux avec l'objet de ses rêves, du moins avec les moyens donnés à sa démarche)… Le but étant le même : la compréhension du réel. Le ton de Monginot se fait volontiers rimbaldien : "Le réel ! / L'étreinte ! / L'éternité retrouvée !" (p 13). Mais interrogation sur l'écriture aussi, sur l'écriture comme moyen. D'où  ces références au "rectangle de la page", au "puits dévoreur de mots"  (p 14). Si la tonalité de ces poèmes est descriptive, c'est qu'il s'agit de saisir précisément le réel (du monde et de l'écriture), ce qui amène le poète à se répéter comme dans ces vers : "Ici est hésitant, / Ici est une hésitation…" (p 17). Démarche difficile qui se traduit par le dédoublement de l'expression ("Des mêmes murs viennent / Les mêmes questions, / Et des mêmes questions, / Les mêmes murs…", p 22). Dédoublement qui est la métaphore de ce tu qui remplace le je du dit : qui est ce tu auquel s'adresse le poète, le tu écrivant ou le tu observant ? Dédoublement qui se poursuit jusqu'à la dernière page et qui donne son unité au recueil… Dans le poème Bruits, les activités humaines deviennent une liste, le vers disparaît…; à nouveau la dualité du monde réapparaît. L'ange est le nom qui pourrait être donné à l'absence contre laquelle se bat Christian Monginot, l'absence ou le néant ou le vide ou le non-sens dans sa lutte à trouver du sens à la vie. Le poème est alors la trace  de cette bataille, le poète est en permanence sur la corde raide. Poésie métaphysique donc, difficile à suivre dans sa tentative d'approche du réel. Ce qu'écrit Christian Monginot, c'est l'étrangeté d'être au monde : "Toi, un dehors t'est donné, un corps, un voyage, / L'intimité de la poussière, une vie ; // Tu ne peux plus entrer ni sortir, / Juste écrire…" (p 49). L'horizon annoncé par le titre du recueil  n'apparaît que dans un poème aussi intitulé Horizon mais c'est pour souligner l'attente ("Dans la pénombre où tu t'attends")  et le poète le dit longuement : "Ta ligne au loin, / Ombre et lumière, / Le long de laquelle s'enfuit / Cette pointe de vide à quoi se résume / La maigre paix de n'être rien, / Dessine  comme un  principe de nudité, / Aussi précis et strict que le premier…" (pp 50-51). L'écriture est alors "Lettre d'un désir vide jetée vers toi par l'horizon"  (p 78). Le poète n'est "qu'un trou de parole dans l'être" (p 89). Mais s'il n'y avait qu'un  seul poème à retenir de ce recueil, un seul poème qui résume admirablement la démarche de Monginot en ce qu'elle aboutit, ce serait Secret (pp 105-106).

On appréciera ou non cette poésie dont il faut remarquer l'aspect obsessionnel et répétitif, mais elle a le mérite d'être. Car la langue est malade. Le dit de l'horizon est l'exact opposé des délires technocratiques des experts, des économistes bien en cour et des politiques au pouvoir. Mais peut-être est-il vain de vouloir parler de ce livre ?

*

 

Les livres des Éditions L'Herbe qui tremble peuvent se trouver dans les bonnes librairies et on peut commander directement chez l'éditeur (25 rue Pradier. 75019 PARIS) ou sur le site www.lherbequitremble.fr.

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 




Isabelle Lévesque, Nous le temps l’oubli

Une poésie d’ajour et d’amour

Ellipses et trous d’air tissent la langue d’Isabelle Lévesque ; volonté d’épuration de la part de la poète ? Probablement pas, car il s’agit d’une langue très matérielle dans ses choix syntaxiques et lexicaux. De facture cabossée, disloquée, ou disjointe, cette langue étonnante, qui tissait aussi Va-tout (Les Vanneaux, 2013), révèle son humanité et sa poésie dans des vers qui semblent procéder d’un tâtonnement dans le silence, de doutes, pour aboutir à un corps dansant une danse qui lui est propre, suivant sa propre grammaire et ses références intimes. La langue de Nous le temps l’oubli a la nature d’un corps, elle n’a rien d’abstrait, elle est charnelle, et bien physiques sont ses déhanchements. Ainsi elle touche.

Mes mains sont de seigle si.

 Pain pour.
A faim se dit « cri ».
Endors et corps où terre
Sèche des étoiles.
Nous peindrons, doigts serrés.
Tu prendras mon corps (ta toile) et je.
Laisserai deviner mes soupirs, je veux tu.
Courant dément la saveur du pain.

Nous le temps l’oubli, Isabelle Lévesque, Editions L’herbe qui tremble, 2015, 16 euros

Nous le temps l’oubli, Isabelle Lévesque, Editions L’herbe qui tremble, 2015, 16 euros

Les a-grammaticalités voulues installent une dimension parallèle, et court-circuitent le temps, l’annulent, menant à l’émotion, puis à la réflexion. Retenir les instants. « L’ici s’en va / dans l’oubli », « Le temps l’oubli // obstinément », « Présent / l’oubli », « Tu murmures – ou cries, tu es / la survie ». La poète nous pousse aussi à nous recueillir, en détachant certaines unités lexicales (avec l’emploi de tirets, par exemple), et nous sommes invités à nous pencher sur la multiplicité de sens des termes isolés. Ainsi, se créent des pauses, une attente, des effets de surprise, du silence.

Tu veux recommencer. Diriger la faille vers
                 la lumière.

Néologismes poétiques secouent langue et lecteurs, en douceur pourtant : les mots sur la page s’entourent de beaucoup de silence, mais il s’agit d’un silence crayeux, tangible, poreux, tendre, laissant filtrer la lumière qui met à l’avant la force et la richesse de cette poésie. Les vers de Nous le temps l’oubli déroutent parfois leurs lecteurs, et cela est sûrement dû aux ramifications signifiantes qui les sous-tendent.

Les oiseaux. Posés. Leur vol
                rappelé : signes.
                Tu démembres le temps
                à force. Tu espaces le jour,
                au charbonnier sa foi de lune
                et vois !

J’avais déjà évoqué le travail de mineur de fond d’Isabelle Lévesque, dans une note sur Va-tout, son écriture travaillée dans l’obscurité (qui est abstraction), mais toujours avec joie, avec amour, pour la conduire à la lumière : poésie d’ajour et d’amour, langue effrontée qui émerge et s’écrie « Oh ! » et « Ah ! », aussi vivace qu’une saxifrage. Les vers sont « fleur[s] de roche[s] », recommencement, « eaux souterraines », et le « rire [qui] érode l’oubli ». La peinture de Christian Gardair, peintre dont Isabelle Lévesque dit qu’il « a fait vœu de lumière », est en adéquation avec les poèmes, et Jean-Michel Maulpoix, dans un petit essai dédié à Gardair qu’il a écrit sur Van Gogh, parle de peinture qui « pousse vers le soleil ». Isabelle Lévesque écrit « à ciel ou fleur », « à vif assène », « je respire les bourgeons », et avec elle nous tombons les ombres, et nous nous relevons des années de « cage sans ailes » et de « silence traversé ».

 Glissant sonde.
 Terre. La boue

à vau-l’eau dévale
à peu près
même temps.

Accroche et piolet :
arrache un bout de roche couvert
de boue. Debout.

Je compte rebours.

« Oh ! », réaliser que « nous pourrions / écrire. Noircir. », créer, inventer, s’opposer, protester, résister, voler, « tentaculer ». Contre l’immobilité, le silence. Faire « forêt du murmure, / une feuille un son », que tout soit émotion neuve. Car il s’agit du ressentir dans Nous le temps l’oubli. Ressentir pour se sentir vivant et « démembrer le temps » par nos soubresauts. Nous, « nous seuls », c’est peut-être l’écriture et nous, contre le temps et l’oubli. « Inventer nous nomme » ; et renaître grâce au verbe.

Au désert, sol natal, sous la terre, la fraîcheur garde
les phrases. Vocable, désordre
et fier opère des livrées brunes.
Je veux des sons de feuilles, sève aveugle,
Je veux plus que
sombrer, les souches font socles.
Sur tes genoux, je garde soif ou
Souffle. Fraîcheur (tes baisers).
Bruisse le ciel de soleil. Tout cesse.

Il y a quelque chose de superbement vivant dans la poésie d’Isabelle Lévesque, cela rejoint à mon avis une foi inébranlable dans le pouvoir de la langue. Ainsi, pour cette raison, mais aussi au vu de ce que j’ai dit plus haut, je pense souvent en la lisant à Emily Dickinson. Isabelle Lévesque me semble être une poète alchimiste, une poète de la transfiguration : créateur, lecteur et langue tout à la fois sont remués. Elle offre une poésie moderne, très moderne, digne héritière de celle d’Emily Dickinson donc. D’ailleurs, les vers qui closent cet article ont été choisis parce qu’ils me rappellent ceux de la poète d’Amherst : « My river runs to thee: / Blue sea, wilt welcome me ?// My river waits reply. » (Emily Dickinson, Complete Poems, Part Three: Love, XI).

Menu se fait. Précipice et songe.
Ride, pli vivant, creuse.
Suite ardente où l’eau,
sa semence. Tu sinues
insensiblement.

Tel Aviv, novembre 2015

Sabine Huynh a publié chez Recours au poème éditeurs : Avec vous ce jour-là. Lettre au poète Allen Ginsberg

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque, Ossature du silence

Arriver aux Andelys, c’est d’abord être capté par un panorama auquel rien, au cours d’un calme voyage, n’avait préparé. Avant de voir émerger les Andelys, rien n’indiquait que nous tomberions nez à nez avec un paysage de failles, de falaises, un méandre du fleuve dominé par un château de rocailles, une ruine isolée battue par le temps, où l’enfant conduit par ses parents pourrait enfin jouer au chevalier, mêler ses rêves à cette réalité de pierre, de vents et de terre.

Mais quel chemin avait amené là ? Par quels tours et détours depuis ces berges d’asphalte, étalées pour drainer une circulation automobile le long d’un fleuve que l’on croyait depuis toujours domestique ?

Aborder Ossature du silence réactive ce choc de l’enfance : le lecteur aura d’abord été désorienté. La volonté de rationaliser doit baisser les armes au profit d’une immersion complète dans l’émergence d’un paysage. Le lecteur doit accepter de recevoir cette présence, maintenant maintenue par les mots, au moins si peu que ce soit : des strophes non ponctuées, libres, ordonnancées sur les pages intérieures, épousant les traces d’encre laissées par un père en ce même lieu, et d’autres pages encore, ponctuées cette fois, en vers mais aussi en prose, corps massifs ou disloqués, de chaque côté. Ces bords promontoires sont, pour l’ensemble,

Ce qui tient. La craie, l’encre.

Isabelle Lévesque, Ossature du silence, Les Deux-Siciles, 2012, 48 pages, 12 €

Isabelle Lévesque, Ossature du silence, Les Deux-Siciles, 2012, 48 pages, 12 €

Les voilà donc, les falaises, « l’altitude » des Andelys. Mais déjà ce haut domaine est friable. « En gouttes, chemin de notes », le minéral n’est que de l’eau qui la traverse et se déverse dans le cours de la Seine, à ses pieds. Aux Andelys (le pluriel le dit bien), entre les phases et les dispositions de la matière, tout n’est que transitions, échanges, transformations et passages. Devenir. C’est parce que les eaux et les vents s’infiltrent et perforent que l’invisible peut sonner et s’offrir en présence sensible au visiteur comme au lecteur. Le domaine des falaises constitue en réalité la caisse de résonnance de la « fibre musicale » qui en est le cœur, le « bâton de pluie » : une « Ossature du silence ».

 C’est ainsi que le poème, toujours composé, percé de blancs, modelé d’arêtes parataxiques, ne se surimpose pas au site. Fidèle aux leçons de Pierre Dhainaut mises en exergue ((Pierre Dhainaut signe la préface : elle sera notre guide.)), il en surgit, émanation nécessaire

des notes. La pluie dévale, je ne retiens pas

précise Isabelle Lévesque. Au discours qui voudrait s’emparer du paysage avec les armes de la rhétorique, elle préfère le non-agir, la fusion dans l’universalité de l’écoute. Allez donc dire à la poétesse enfant que « l’écriture naît aux Andelys », alors elle vous dira :

la Seine aux Andelys
écrit.

Elle proposera de fonder les mots, au moins pour l’essentiel, à l’extérieur d’eux-mêmes, en l’occurrence dans « la nature épanchée de Seine ». Sa parole trouve sa source dans une altérité radicale (« racine ») autant que météorologique, sinon céleste ((Plutôt la phusis d’Héraclite, la parole morcellée et irrécupérable, que la cosmogonie d’Hésiode, l’organisation discursive concourant à la religion et à l’État.)) (« le ciel »). Native : ainsi pourrions nous qualifier l’écriture consignée dans Ossature du silence.

Alors venir, naître aux Andelys : hériter des Andelys. Y revenir. « Je reviens », annonce Isabelle Lévesque : les oiseaux aperçus en levant la tête migrent comme les âmes traversent le temps.

Quel trésor magnifique l’enfant un jour conduit là n’a-t-il pas reçu ! « Mon père m’accompagne, ses encres, harmonique essence (le temps). » Les dessins de Claude Lévesque, évoquant eux aussi Château Gaillard, sont imprimés dans le corps du texte de sa fille. Que la main écrive ou dessine, l’élan poétique laisse l’encre se tendre vers ce qui, tendrement, peut l’ouvrir : paysage, voix, geste, fille, « père et mère (même) » communiquent réciproquement. Héritant de ce qui l’engendre, le poème ne fait pas que recevoir ; il restitue de même((Ainsi le poème est-il dédié à ceux-là-même qui ont donné, pour que, ayant donné, ils aient aussi reçu.)). Écrire aux Andelys, c’est participer d’une harmonie chorale. Du fleuve et de son encaissement de pierre érigé et érodé, l’encre ne saurait être que crayeuse : « tendre », c’est à la fois la force d’un désir inextinguible et la douceur d’une précarité perpétuelle – la voix tendue et délicate d’Isabelle Lévesque. 

Plus haut maintenant, en amont de son enfance, remontant le cours de sa généalogie, l’enfant devient aussi l’héritier des temps historiques. Se ravivent par exemple les mots d’admiration de Richard Cœur de Lion abordant aux Andelys : ils sont « rendus / vivants ». Les participes passés, si présent autour des noms suscités par le poème, valent pour la vie persistante qu’ils n’ont de cesse de manifester. Ils font entendre une  parole qui semble placer les époques historiques sous le signe d’un présent paradoxal, étranger à notre grammaire habituelle. Avare de verbes au passé ou au futur, la langue d’Isabelle Lévesque ne cherche pas tant à abolir le mouvement « des aiguilles du temps » qu’à l’étaler entièrement selon l’ordre synchronique d’une immense composition récitation. Au contact des dessins du père et de l’harmonie du lieu, la chanson apprend la simultanéité des gestes qui se relient à elle, le temps vif de la mémoire plutôt que le temps fictif de la chronologie.

Mais le moindre regard jeté sur la tapisserie en révèle la fragilité. Des vers ou des dessins, des pans s’effacent, des mailles et des chaînes manquent. Les oripeaux de la mémoire tombent en lambeaux. Il nous faut compter avec les trous de l’oubli :

les noms Gambon Grand Rang rejoignent
la Seine           l’enfance engorge       une miette
rompue
le temps le songe reculent

Certains noms ne nous font plus qu’à peine écho, leur sens se perd dans le grand Léthé, ils ne sonnent plus que dans la caverne vide de la mort. Loin de s’en effrayer pourtant, la poétesse conduit son esquif plus loin encore, là où les évènements du temps deviennent des maillons de légende. La relation humaine au temps, Hugo l’avait bien vu, revêt bien un double aspect, historique et légendaire((Victor Hugo, « Préface à la Première Série » de La Légende des siècles.)). Le poème invite à explorer cette part autrement vraie du monde, l’apparition soudaine d’un silence qui soudain devise et s’enlumine. Espérons qu’à l’ombre du « géant » les enfants songeurs joueront encore longtemps, génération après génération…

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque, Si sans fin s’use alors

 

Si sans fin s’use alors.
La glace prise en pierre
ou patte brisée de substances
calcaires. Si sans oubli se glisse en fente,
hiberne, retourne à
(point de départ),
si sans scrupule dilate les pores,
l’encre n’est qu’une meurtrissure de craie.

Fondue, à terme brisée,
des ronds ravissent le tour 
pompon du retour.

N’effraie pas la chute.

Elle arrive, tournoie ses volutes en soupirs étranges.

Elle écrit.

 

Extrait de Va-tout

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque, Il vérifie les larmes

 

Il vérifie les larmes (une à une).

Conte les disparues vivantes
laissées pour sel au nombre.
Il vacille à sinuer parmi
le visage, traits repus.
Sa voix monte du terme nu,
la pupille. Il compte devenir
la mer sans un détail. Des parcours
en îles depuis l’escale attisent l’horizon.

On croirait.

Chacun sa barque, une coque de silence
habitée des Parques. Les larmes
en ses mains, les fées, rassemblent
les poussières blanches (ce furent
des ailes
).

Il incombe.
Rattache au casque des armes.
Métal au sel voué s’enchâsse, la rouille.
Le levant perce les décombres. Il aurait pu
cesser d’abattre        ses cartes.
Le phare assoit le vent qui tombe. D’un coup.
Recompte alors      encore. En vocation serait
un flacon d’ivresse où les os sonnent un constat.
Je le rejoins pourtant.

Rage
à casser la coque,
sel contre sel.

 

Extrait de Va-tout 

Présentation de l’auteur