Jacques Ancet, Perdre les traces

Jacques Ancet, né un 14 juillet 1942 à Lyon, est l’une de ces grandes voix de la poésie française d’aujourd’hui qui jamais ne laisse indifférent et dont chaque nouvelle parution est toujours une surprise voire un ravissement pour le lecteur assidu, conquis.

Auteur de plus d’une soixantaine d’ouvrages, également traducteur reconnu et respecté (Saint Jean de la Croix, José Angel Valente, Luis Cernuda) et essayiste (Bernard Noël) – l’œuvre de Jacques Ancet se caractérise d’abord par sa régularité et sa constance ( d’exemplarité) et sa justesse de ton, dont la formulation verbale ou autrement sémantique, ne vaut ni pour apparat suranné, ni pour simple circonstance d’appoint ; mais qui puise plutôt son inspiration dans la longue respiration du poète « transporté »  (transbordé) par les éléments d’un monde presque ouvert à l’infini ,avec en toile de fond la précision des termes, afin de définir le temps ou l’autre temps qui se déroule (roule) sur lui-même dans un espace (bordé) délimité, par la profondeur de l’interrogation, comme en témoigne encore son dernier recueil intitulé « Perdre les traces ». Un titre éloquent et juste pour s’enquérir d’un MOI fécond, et qui finalement ne doit rien à personne.

Parfois il voit la lumière :     elle vient sans qu’il
l’attende.   Elle est là sur une feuille,   sur le
sol ou sur les doigts.   Il ne compte plus. Les
nombres    se sont perdus. Il attend         pro-
nonce un mot – et l’oublie. 

Les traces – P.16

Jacques Ancet, Perdre les traces, éditions la Rumeur libre, 163 pages, 17 euros.

Une lumière en effet qui se fait attendre, désirée  en contradiction avec elle-même –sa destinée sous-jacente – se croyant souveraine et invincible ; comme au détour d’un regard inquiet formaté par les nombres, mais qui oublie que l’ombre est souvent au rendez-vous de la quête insondable, irrévélée.

 

Il arrive au bout. Il va  tourner la page, au
sens propre,        au sens figuré aussi.

                                                                P.17

 

Mais quel est-il donc ce double sens finalement , qui se croit être à la croisée des chemins, sans jamais révéler ce qu’il est réellement, de crainte de laisser apparaître de nouveaux « monstres » plus terrifiants, fussent-ils fantomatiques et impalpables hormis dans la conscience dévastée par une trop longue attente.

 

Un peu de vent    pourrait l’aider.

                                                           P.17

Juste un peu de vent, éphémère, passager pour exprimer « le dit du dit » ou inversement le non-dit de l’épreuve insondable. D’ailleurs :

 

Il continue à parler   mais il sait de moins en
moins.        Ce qu’il voit, ce qu’il écoute    qui
vient, l’éblouit, l’aveugle,      couvre le bruit de
sa voix        un appel, un cri, un feu     crépitant,
mais d’où venu ?

                                                        P.22

 

L’indécision conforte alors l’incertitude dans un ballet qui n’a rien d’anodin ; « un appel, un cri, un feu »  marquant les différences, amplifiant les écueils existants. Ne plus rien entrevoir, percevoir de limpide. « Mais d’où venu ?».

 

Et pourtant, qui parle en lui ?
Obscure, une bouche s’ouvre
des mots qu’il ne comprend pas,
des phrases sans suite. Il parle
quand il veut se taire. Il sent
dans le jour venir la nuit.
Il voudrait se taire. Il parle. 

P.33

 

Le cri ?

Un cri qui ne cesse d’obscurcir l’espace. Un cri strident ou paradoxalement silencieux qui se veut aussi la maladroite formulation (juxtaposition) d’une autre attente plus désirable et discernable – persistante – à la lisière, d’un destin serein

qui ne serait plus que le silence de SOI ou de l’AUTRE. Comme aussi bien la solitude que le poète arpente et combat de toutes ses forces, depuis des lustres, sans jamais toutefois  pervertir « la courbe de la vie » qui lui est humblement offerte pour exprimer ses mots au  – quotidien -.

La solitude, dit-il,
comme une salle d’attente
où attendre sans savoir. 

                  p. 63

 

JE, TU, Il, « il est trop tard ;  on y est ». Mais où ? Rien de plus incertain que de définir le « point d’achoppement », là où les mots font souvent naufrage dans un cri sans limite – un vide abyssal.

 

Comme sur une page vide
les mots qui souvent se taisent
et qu’est -ce qu’on entend alors
dans le silence qu’ils font ? 

                      P.69

 

Rien ?

Ecrire admettons-le n’est jamais que l’espace clos de sa propre nudité, nichée derrière une vitre sans tain dont les reflets floués libèrent une ombre plus sombre encore, que la main qui la porte (la transporte) pour simplement écrire des mots las, qui font naitre et renaitre – cette peur – que le poète n’a plus la force d’affronter et de chasser hors de son corps, de sa mémoire inquiète.

C’est la peur. C’est quelque chose de sale.
La peur -P. 93

Ni pluie, ni pensée. Quoi d’autre ?
quelqu’un respire à côté,
on l’entend parler, se taire.
La nuit vient de s’allumer.
Quelque chose est là, qui tombe
on ne voit rien, quelque chose,
ni la pluie, ni la pensée. 
La pluie – P 110

 

Quelqu’un ? Quelque chose ? La pensée ? Ou plutôt une pensée qui viendrait conjurer la hantise du JE/MOI – une pensée subtile (sauvegardée) cela va de soi, et qui possèderait l’ultime pouvoir d’intervertir les termes de la raison troublée ; de l’extérieur à l’intérieur, du vertical à l’horizontal, sans jamais là encore déranger les éléments, car rien de plus aventureux et destructeur,..

 

Que mettre alors sous son nom ? 

(question)

Cet impossible à saisir ? 

(réponse)

Cette épine qui s’enfonce ?  P.145

(fatalité)

 

Vraisemblablement ce recueil- là se veut-il la synthèse concordante d’un long parcours intérieur à la croisée de tous les chemins, aussi bien ceux que l’on emprunte « candide à soi-même », ou « apeuré de l’autre », comme si au bout du compte la solitude n’était qu’un oratoire de plus pour clamer son innocence perdue au travers de laquelle le temps défilerait à l’envers sans se soucier de sa vraie durée.

 




Luis De GÓNGORA, Fable de Polyphème et Galatée

Il ne me semble guère utile de faire l’éloge des traductions du poète Jacques Ancet. Elles sont, en ce qui concerne la langue espagnole, telles qu’un lecteur moderne exigeant est en droit de les souhaiter.

Un traducteur peut allumer dans la langue d’arrivée la grâce poétique, comme en d’autres cas, quand il n’a pas de poésie en lui, si compétent qu’il soit, l’éteindre. C’est ce que j’ai pu constater encore dans quelques récents livres de traductions, en lesquelles la justesse du ton était sacrifiée à l’exactitude dénotative. Il en résulte des écrits semblables à des papillons épinglés dans une boîte de collection. Les teintes sont passées, la poudre d’or envolée, la vie avec elle, et il ne reste que l’équivalent de ces fleurs desséchées qu’on retrouve aplaties entre les pages d’un vieux livre. Évidemment, lorsqu’un poète-traducteur parvient à associer le ton et la justesse du sens, cela devient vraiment de la véritable traduction poétique, qui est davantage qu’une simple transmission d’informations au ras des pâquerettes ! En poésie, la capacité à la magie du ton et des visions que la langue d’arrivée doit approcher fait partie - c’est souvent oublié ou négligé ! - de la « compétence »… Dans le cas de Luis de Góngora, la difficulté pour Ancet se double de l’alchimie qu’a introduite le poète andalou dans son poème. Longtemps, l’on a parlé à ce sujet de « préciosité ». 

Luis de Góngora, Fable de Polyphème et Galatée, version en prose
de Dámaso Alonso, Édition et trad. de l'espagnol par Jacques Ancet,
Gallimard, Poésie, traduction nouvelle, édition bilingue, 2016, 8,99 €.

 

Il s’agissait d’époques où la « poétique » ne s’était pas libérée comme après son entrée dans la période dorée du Baroque, temps des métamorphose de la société, de la culture, de la civilisation, temps d’accélérations « plastiques » de la pensée, dont, sans même le savoir, quelqu’un comme Arthur Rimbaud profitera. Cette période se caractérise, proche en cela de la nôtre, par une sorte de chaos implicite de la société et de la pensée, qui pousse chaque individu vers une vision aventurée des choses, et les auteurs vers une sorte de travail de renaissance de l’écrit et de la vision, quand même ce soit encore à travers des formes traditionnelles. Feu d’artifice créatif, c’est une période qui met « l’imagination au pouvoir », avec bien sûr des fortunes diverses. Entre Titus Andronicus (baroque anglais) – d’une cruauté d’un goût assez douteux – et  la Fable de Polyphème et Galatée (baroque aristocratique espagnol), d’une élégance aristocratique, l’époque connaît tous les degrés vers les extrêmes. Or l’extrême de la poésie de Góngora se traduit par l’usage, pourrait-on dire « immodéré », selon l’expression des surréalistes, du « stupéfiant image ». Sur ce plan, les poèmes de Gongora, comme le faisait remarquer Federico Gracia Lorca qui s’y connaissait mieux que quiconque, n’ont rien à envier aux futurs Surréalistes. Mais il existe aussi dans cette poésie tout une architecture symbolique occulte dont les ramifications ne sont gratifiantes que pour celui qui prend la peine de pénétrer plus profond dans la culture synchronique à la vie du génial Cordouan. Sur ce point, Jacques Ancet a documenté remarquablement, notamment par une ample préface, le texte de Gongora, traduit et présenté en regard de sa version originale, de surcroît accompagné d’une glose, une sorte de traduction en prose semi-explicative adaptée d’un auteur espagnol, Dámaso Alonso. L’ensemble donne à ce livre un intérêt particulier et donne des couleurs et de la richesse à l’image de Gongora, assez pâle et confidentielle en France jusqu’à présent.

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Joël Bastard, Entre deux livres, François Cheng, Enfin le royaume, quatrains, Jacques Ancet, Image et récit de l’arbre et des saisons

 

 

Joël Bastard, c’est avant tout une écriture et une vision de poète au service de cette écriture. Dans ce livre relativement mince, (70 pages environ) on prend plaisir à rencontrer toutes sortes de paragraphes de poèmes en prose, dont chaque ligne abonde de trouvailles, d’images ravissantes sans qu’elles soient pour autant à prendre à la légère. « Je respire par petites images » écrit-il d’emblée. Je relèverai quelques unes de ces images aussitôt : c’est la colombe dont « le collier blanc annonce et retient l’espace » , « entre deux livres nous sommes au vent » ,  « les nénuphars se vautrent à l’eau plane. » , « à l’ombre du verger une pleine lune nous fait baisser les yeux » , « la mer se démaille sous les yeux excités ».

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Joël Bastard, Entre deux livres, Editions Folle Avoine.

L’intéressant, dans ces textes où nature et réalités quotidiennes sont toujours présentes, soit explicitement soit implicitement selon les formulations, c’est que leur force poétique tire sa beauté davantage des mots en eux-mêmes,  par leur proximité, par l’économie de leur agencement, que d’une tentative d’expression qui chercherait à construire une fiction de profondeur, une incarnation d’un « au-delà » de la langue poétisante. Cette poésie ne nous fait pas la morale, ne nous fait pas « la religion », si elle relie, si elle recèle une sagesse c’est spontanément, à son insu, car elle ne prétend pas à autre chose qu’elle-même. Il ne s’agit donc pas de l’usage surréaliste du « stupéfiant image »,  mais de visions en mots, de visions terrestres, qui inspirent, qui suggèrent. L’imagination du lecteur épouse leurs ondes en élargissement, comme le nénuphar, lors d’une risée provoquée par le vent, « se prend pour une vague » . Ondes qui sont réveillées par le mouvement de la lecture. Et c’est de cette conjonction de l’écrit statique, qui s’épanouit brièvement sous le parcours du regard, et de l’imagination mobile qui pensivement déchiffre, que surgit une beauté propre à Joël Bastard, beauté simple, discrète, non ostensible, à la fugacité constamment renouvelée. Ce livre, où l’on retrouve la veine du fameux « Beule » , ou du « Sentiment du lièvre » , nous réserve ce que la poésie de Joël Bastard offre de plus réussi, parce que de plus inépuisable. Je conseillerais, du reste, à ceux qui ne connaissent pas ce poète, de commencer par ce livre-ci. Sa richesse et les réflexions auxquelles il nous incite, introduisent directement et simplement à un univers qui est aussi le nôtre, vu à travers une parole qui le rafraîchit, le rénove grâce à un éclairage poétique attachant. Sortir de l’habitude qui effac eest une cure de poésie. Joël Bastard enchante la réalité sans l’abandonner. Son livre « entre deux livres » marie la beauté du signifiant habilement structuré, avec le charme d’un sens dont la limpidité irradie de façon aussi saisissante qu’une vitrine s’étoile après qu’une pierre l’aura percutée. Parole d’argent d’une poésie que je rapprocherais de la modernité essentielle qu’inaugura Marcel Duchamp avec son « Grand Verre ».  

 

François Cheng, Enfin le royaume, quatrains

 

Avec un laconisme tout oriental, François Cheng, notre académicien venu de Chine, nous offre un recueil de ses quatrains, nourris d’un arrière-plan de sagesse où l’on détecte volontiers quelques traits taoïstes, d’autres confucianistes, associés à une culture issue en particulier des sentences de moralistes français. 

Cette fusion conduit à des formules d’une efficace simplicité. On les lira avec le plaisir que produit leur profondeur intuitive, leur force évocatrice, leur point de vue spécifique sur le vécu de l’auteur. Point de vue qui par son recul, sa réflexion incessante et surplombante sur ce qu’est vivre, prend un relief universel.

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François Cheng, Enfin le royaume – quatrains –(Coll. Poésie/Gallimard  NRF)

On ne saurait accueillir avec indifférence cette sorte de « haikai » :

 

Le centre est là
Où se révèle
Un Oeil qui voit
Un Coeur qui bat                                                            

 

De ce centre la rêverie du poète s’élance à travers l’espace tout à fait comme sont réputés voler les Immortels taoïstes :

 

Suivre les poissons, suivre les oiseaux.
Envies-tu leur sort ? Suis-les jusqu’au bout,
Jusqu’à te muer en bleu originel,
Terreau du désir même de nage, de vol.

 

Enfin, voici l’auto-injonction implicite qui constitue la toile de fond pensive de tous ces quatrains qui, dans les dernières de ces quelques deux cent onze pages, dévoile toute son altitude morale et sa noblesse essentielle :

 

Ne te mens plus ni ne te
Lamentes. L’heure est venue
De faire face, peu te chaut
L’extase ou le désastre

 

Pour finir, à la dernière page, par un splendide « Envoi » formulé avec une généreuse lucidité, et la magnifique éthique d’un poète dans toute sa grandeur :

 

Ne quémande rien. N’attends pas
D’être un jour payé de retour.
Ce que tu donnes trace une voie
Menant plus loin que tes pas.

 

Ces quatrains au quotidien, lus au hasard du livre, sont une richesse pour chacun, une forme exemplaire de la conscience d’être au monde, et j’ai admiré l’humilité insolente du quatrain de la page 95, que je ne déflorerai pas ici, pour aiguillonner la curiosité. Ce livre peut offrir un beau compagnonnage, en ce qu’il est « poéthique », indissolublement associant la sensibilité du poétique, avec l’intelligence de l’éthique, ce qui lui garantit le mérite d’une relecture inusable, infinie.

 

 

Jacques Ancet,  Image et récit de l’arbre et des saisons

 

La Revue TRAVERSÉES, depuis bon nombre d’années,  suit avec intérêt l’épanouissement de l’oeuvre du poète et traducteur Jacques Ancet.

En un univers de vacarme et de fracas, de mensonge et de violence, ses livres attentifs aux choses naturelles, humbles et belles, sont comme le baume à l’âme qu’apporte un regard profond sur la vie, lorsqu’elle est scrutée dans le tissu d’une « intimité humaine ». « Intimité », en ce que l’écriture d’Ancet se saisit des choses du monde sans perdre jamais sa relation avec la conscience écrivante, relation tout de délicatesse et de justesse. Et « humaine »,parce que l’écriture n’oublie jamais le rapport à l’humain, au sens le plus large.

Jacques Ancet, Image et récit de l'arbre et des saisons, PublieNet, collection Temps réel, Paris, 2019, 160 pages.

Il me semble par exemple dans ce livre, que la relation entre ce qui s’écrit à travers l’image dynamique de l’arbre, qui a, comme disait à peu près le poète Joe Bousquet, sa manière à lui de négocier avec l’espace, et l’image de l’être humain, des corps, de leurs sentiments, est typique : elle dévoile par le jeu alternatif des pages en italiques insérées dans le texte, cette sorte de dialogue qu’entretient « l’arbre-monde-poète » avec la vie des êtres vivants qui l’entourent de près (en « cet espace - intérieur ? extérieur ? déployé entre lui et les choses... »). Le paradoxe est que la figure de cet arbre confine secrètement au mythe de l’Arbre Cosmique. Autrement dit l’arbre est une figure organisatrice du texte, la poussée de sève sur laquelle se greffent les moments successifs de l’écriture, chacun mené vers une question, une description, le vécu d’un personnage, toujours avec bonheur et songeries (ou réflexions) « nutritives ». L’écriture ici, alternativement active ou contemplative, émouvante ou objective, confère à ce texte inclassable un caractère de poésie romanesque, ou de roman poétique, dont une des interrogations les plus centrales est d’explorer ce qui différencie l’image au sens filmique, photographique, affichiste, l’image plastique, de ce qu’on appelle image en poésie, et littérature. Tout au long du livre, en arrière-pensée, le voir immédiat (fonction biologique de la vue au sens quotidien, mais aussi vidéo, télévision, cinéma) implicitement se confronte au développement de la vision « visionnaire », médiate, celle de la littérature, de la langue, du poétique. La part des sens, de tous les sens, dans la seconde vision sollicite l’imagination, les attributions de significations culturelles, symboliques, bien davantage que le donné du « voir » premier. C’est l’expérience (spéculative en quelque manière) que nous transmet le « récit [à propos] de l’arbre » à travers le temps : celui de la lecture et celui d’une image en transformations grâce au prisme des « saisons ». Quel est ce temps et quel est cet espace où se déploie l’image imaginative, celle qui vit en relation avec la conscience ? Où s’avance la pensée, lorsqu’en ses étapes, elle mêle « parti-pris des choses » et « parti-pris des vivants » ? Autant de séquences d’énigmes suggérées, que le lecteur éprouve au cours des pages et qu’il résoudra, à son gré - il se peut momentanément -, par le bonheur d’une lecture pleine de poésie, bien propre à nous initier à une saine façon de nidifier en notre « arbre », d’habiter en ce cosmos qui nous est extérieur, certes, mais tout autant intérieur à travers le langage-pensée, au point que l’intériorité et l’extériorité réduites à ce mince interface sont en vérité indissociables, et au fil des pages se coagulent, disons-le ainsi, « en beauté ».

 




Jacques Ancet, Quelque chose comme un cri

Une prose poétique, une ou deux phrases tout au plus, qui s’égrainent telles des perles reliées par le fil de soie qu’est ce recueil. Quelque chose comme un cri, alors quelles sont les thématiques abordées par Jacques Ancet ?

Pas de titres aux textes, rien que des dates , apposées en toutes petites lettres en italiques en bas de pages, justifiées à droites…Tout de suite vient l’identification au journal, un journal poétique, et à ce qui est inhérent au genre : l’évocation d’éléments personnels, voire anecdotiques, la trame d’une existence qui se laisserait poursuivre, au déroulé de ces dates.

 

Jacques Ancet, Quelque chose comme un cri, dessins de Danielle Desnoues, in extenso, po&psy, Toulouse, 2017, 20 €.

Pas de titres de chapitres non plus, ils sont numérotés de I à III. Cette partition est rythmée par les dessins de Danielle Desnoues, qui explore l’espace et tente d’en restituer la profondeur, grâce à des lignes horizontales transposées sur des fonds plus ou moins rugueux, qui s’étagent sur l’image en noir et blanc, au gré d’un fond qui propose des nuances allant et venant au rythme de ces deux polarités chromatiques. Pas de numéros de pages, et des calques transparents qui annoncent le changement de chapitre et se superposent aux esquisses de la plasticienne.

Nous voyons donc que les textes du poète sont portés par un écrin qui déjà fait sens à travers cette recherche d’une transcription des potentialités de lecture d’un espace signifiant. Qu’en est-il alors des propos de Jacques Ancet ? Vers où nous mènent-ils ?

A cet égard les épigraphes de chapitres destinées à accompagner ces mises en oeuvres formelles laisse présager du contenu de l’ensemble :

 

(….)plus un esprit se limite,

plus il touche par ailleurs à l’infini.

Stéphan Sweig

 

Ne pas peindre ce qu’on voit puisqu’on ne voit rien,

Mais peindre ce qu’on ne voit pas

Claude Monet

 

Le poète est un dormeur

Marina Tsvétaïeva

 

La teneur sémantique de ces citations se double du poids des signatures de leurs auteurs, d’autant plus prégnante qu’aucun titre d’œuvre ne les suit : Stephen Sweig., l’auteur du Joueur D’échecs, évoque bien sûr la guerre la solitude et la séquestration,  Le trait d’union n’en est que plus puissemment tracé entre ce que le lecteur peut penser trouver dans les pages du recueil et l’univers carcéral et inhumain du Joueur d’échec, la guerre et ses atrocités...Puis Monet, dont les propos bien entendu s’appliquent à toute poésie, et enfin Marina Tsvétaïeva, sublime  poète russe qui se suicide pour avoir subi la terreur stalinienne, après avoir produit une oeuvre d'une puissance inextinguible.

L’auteur aborde sans jamais se dévoiler des thématiques qui répondent au symbolisme amené par ces auteurs convoqués en exergue. Il offre à ces questionnements l’occasion de trouver des tentatives de réponses, effleurées dans le mouvement suivi d'une conscience qui ne trouve la paix nulle part. Tantôt « tu », tantôt  « il », la mise à distance de l’énonciateur soutient des poèmes dont la prose est constituée d’une phrase courte et bien souvent simple, d’une syntaxe tout à fait usuelle. Le lexique emloyé n’offre pas plus de complexité, faisant appel à des mots usuels et courants. Mais alors, où et comment se produit ce miracle, la poésie de Jacques Ancet ? Certainement dans ce va et vient entre le dire et son impossibilité, entre les tentatives d’exister et cette ambiguïté qu’est le renoncement à croire en toute réalité, dans cette souffrance effleurée par une prose dont la teneur poétique dit ce qui ne s’énonce pas.

La mort, la maladie et la solitude, thématiques qui sont bien souvent l’objet du discours qu’il soit narrratif ou poétique,, ne rebutent pas le poète qui, au contraire, parvient à en transfigurer le point focal. Il n’en parle qu’en n’en parlant pas, les évoque sans les nommer…Somme toute, voici l’essence de toute poésie, sa gageure aussi…

 

Le trou dans le visage. Ou la bouche. Ou le cri. Ce cri qui en sort-le sang, la nuit-on ne sait pas.
 7 juin 2012

 

L’homme enfermé dans sa cage. Et dehors, le tigre qui va et vient, qui le contemple.
 12 oaüt 2012

 

On meurt comme on peut, disat-elle. Lais sait-on ce qu’on peut ? Le ciel était bien bas. On touchait la peur.
 30 juillet 2014

 

Et puis, dans une pudeur magistrale, splendide, l’amour :

 

Tu dors paisible dans le soir qui vient. J’attends la nuit. Ton souffle fait le silence. 
 1èr février 2014

 

Une phrase me cherche. Si elle me trouve comment savoir. Dans ma bouche des mots mêlés. Un seul me trouve sans me chercher ?
 3 février 2014

 

Puis la poésie devient aussi souvent l’objet de son propre discours.

 

Je l’entends venir, elle me rattrape. J’y suis. Je suis la phrase.
 11 mars 2014

 

Tu regardes et tu ne peux plus parler. Le trop plein d’images étouffe la voix. Parler c’est s’aveugler.
 17 septembre 2013

 

Jacques Ancet nous offre Quelque chose comme un cri. Laissons-le conclure, pour le remercier de cette imminence d’une immanence tentée d’aboutir à chaque ligne de son recueil.

 

J’écris pour être bien, dit-il encore, mais ça fait mal. Chaque mot m’emporte et je ne suis rien. Chaque mot me tue.
 9 février 2013.




Jacques Ancet, Debout, assis, couché

 

Le registre & la tonalité / la teneur sont comme annoncés / dès que le titre est donné.
Mais de quoi parle le poète ?
En distiques ponctués / déclinant au fil des pages chaque adjectif de la devise comme une anaphore : Debout / assis / couché

la césure ou l’enjambement ouvrant les sens / la perspective / le monde

le poète Jacques Ancet parle ici du quotidien / le sien /
pouvant être/ devenir le nôtre
revisité par une mise en perspective / singulière
un point de vie / personnel
modulé dans une mise en forme / modulable
sur le mode d’une gestuelle quotidienne déclinée comme son titre l’indique
"Debout, assis, couché"---

Au fil de 14 textes en prose de fibre poétique, structurés par le rythme ample mais embarqué de distiques, le mouvement s’ébauche dans une gestuelle quotidienne élémentaire. Du lever au coucher, restreints à une mécanique du corps sommaire / comme en convalescence / à l’écoute d’un temps qui passe où l’essentiel s’observe. Si rien ne se passe, le réel cependant advient, voire même vient à la rencontre du regard.

Dehors marche à ma rencontre : les visages, les feuilles, les voitures et même le ciel.

Même s’il ne se passe rien, pouvant à peine bouger,

On écoute, on regarde : bourdonnements, lueurs. On ne sait pas ce qu’on attend.

Tandis que

Les oiseaux s’affairent, le ciel se couvre, je
me baisse, la vie

         Passe et impossible de la retenir, tout le
monde sait ça. Pourtant
         Il y a dans ces mots que j’écris un désir
toujours vif de garder ne serait-ce que cette
         cuillère

         Seule dans sa tasse, cette main posée sur la
table et dessous, ces quelques miettes
éparpillées.

Le narrateur (la prose poétique invite ici le lecteur dans le voyage d’un récit) peut encore se lever et laisser venir à lui les objets, les paysages, le ciel, les oiseaux---

Ébauchée dans ses gestes les plus simples la vie se déroule ainsi à portée du regard –lorsqu’il n’est pas interdit- & à vue d’œil, dans le courant -sinon apaisé du moins paisible hormis la peine du corps- d’un temps qui passe, avant que n’advienne la nuit

L’obscurité est un puits où tombent une à une
les heures.
Observé, le réel devient ce qui vient à la rencontre de celui qui l’accueille & le reçoit / le restitue à sa quintessence dans l’acte essentiel & dépouillé / épuré de tout superflu / dans la solitude & / l’écriture.

 

         Je m’assois. Le paysage change, s’arrête,
vibre à la pointe d’une herbe.

(À la pointe de l’écriture.Ndla)

 

         Je regarde ce que mes yeux n’ont cessé
de regarder : le chêne, la clôture

         Et toutes ces images brouillées dans la
grisaille du jour qui font comme un voile

         Entre le moi et le monde. Les genoux croisés, je
fixe un point, là-bas

         Là où la montagne rencontre le ciel, ou est-ce
l’inverse ? Je ne vois

         Rien d’autre qu’un espace flou confondu à la
brume.

Les perspectives se brouillent, les lignes de fuite effacent la trame & la trace d’un horizon retouché / élucidé dans la succession des instants / par l’immanence d’un réel écoulé sans desseins.

 

Une histoire à dormir couché / debout ?
-L’histoire d’une vie

Assis debout couché, debout couché assis,
couché assis debout, c’est-la-c’est-la-vie.

 

 

Livret à commander chez Yves Perrine, éditions La Porte, 215 rue Moïse Bodhuin 02000 LAON.

 

***

 

Jacques Ancet est un poète et traducteur français, essayiste et prosateur, né à Lyon et vivant près d’Annecy.

Après des études secondaires et supérieures dans la ville de Lyon, il fut lecteur de français à l'Université de Séville, puis agrégé d'espagnol. Poète, il est l’auteur d’une trentaine de livres. A obtenu en 2009 le prix Apollinaire pour L’Identité obscure. Essayiste, on lui doit entre autres un Luis Cernuda aux éditions Seghers en 1972, un Bernard Noël ou l’éclaircie chez Opale en 2002, Chutes (Tome I, II, III, IV) chez Alidades, La Voix de la mer et L’Amitié des voix chez Publie.net. Prosateur avec les quatre volumes d’Obéissance au vent écrits entre 1974 et 1984, dont les deux derniers Le Silence des chiens et La Tendresse, viennent d’être récemment réédités chez publie.net, avec son roman Le Dénouement (Opales/Pleine Page, 2001), avec Image et récit de l’arbre et des saisons (André Dimanche, 2002), avec La ligne de crête aux éditions Tertium en 2007, il est aussi l’incomparable traducteur de poètes de langue espagnole : Saint Jean de la croix ; Franscisco de Quevedo ; Ramón Gómez de la Serna ;  le Nobel Vicente Aleixandre ; et José Ángel Valente, Antonio Gamoneda, Andrés Sánchez Robayna et les argentins, Alejandra Pizarnik, Jorge Luis Borges, Juan Gelman, …

 

"Nous sommes avec l’œuvre de Jacques Ancet dans l’espace de "l’entre", en bordure de lisière, sur une ligne de crête. Posture marginale et "vertiginale" d’une sensibilité touchant /tentant de s’espacer dans le travail d’une expérience centrale, celle d’un vivre pur, équivalent à être en terre de souffle & de poésie. Expérience expérimentant sa confrontation/son retour à une réalité rugueuse dont il faut mesurer l’écart, comme dans la linéarité de la Chronique d’un égarement. Entre le regard & les choses, le flux d’un réel sans cesse à reconnaître, à écrire sans dire ce qu’on allait dire / où manquer de se perdre, de sombrer sans sombrer---"