Le bruit des mots : entretien avec Marie Étienne et Jacques Darras

Cette série d'entretien dont voici la première édition est organisé par Anne de Commines, Carole Mesrobian, Éric Sivry et Patrice Cazelles, en partenariat avec Recours au poème. Marie Étienne et Jacques Darras étaient venus tout spécialement pour évoquer respectivement Sommeil de l'ange et Le Cœur maritime de la Maye, face au public de l'Atelier Matreselva le 24 juin 2022. Ils ont répondu à quelques questions, entrecoupées de lectures, et, surtout, ce qui constitue la particularité de ces rencontres, ont dialogué avec le public auquel une grand place est réservée puisque ce qui importe c'est ce lien et ces échanges tissés grâce à  l'espace laissé autant par la topographie (ils étaient entourés par les auditeurs) que dans les échanges possibles auxquels une grande place est dédiée. 




Jacques Darras, Je sors enfin du bois de la Gruerie

 

Mémoire. Individuelle. Collective. Souvenir des disparus, des blessés de la Guerre de 14-18, déroulé sur le parchemin sauvegardé de l'Histoire, des commémorations. 2014, Centenaire du déclenchement de la Grande Guerre. Départs-bleuets, départs-coquelicots. Centenaire qui ravive les traces, pour que ne se referme sur elles le silence de l'oubli.  Livres qui tentent de restituer cette mémoire. Livre de Jacques DARRAS qui le tente, par l'outil-poème. Ici dans la cadre de l'exposition : "1914 : la mort des poètes", organisée pour la réouverture de la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg (BNU) en octobre 2014 et conçue autour de trois grandes figures de poètes européens morts sur le front durant la guerre de 14-18 : le poète alsacien (considéré alors comme allemand) Ernst Stadler, son ami le poète français Charles Péguy et le poète anglais Wilfred Owen.

Ainsi la voix d'un poète contemporain s'élève, qui eut aussi à sa façon sa Guerre de 14-18, par les blessures -tues ou exprimées, dans tous les cas toujours ouvertes- qu'en rapportèrent les témoignages d'une mémoire familiale conservée/transmise/ recherchée/racontée. Par bribes décousues, par bribes recousues. Au fil du temps, au fil de l'écoute. Jacques DARRAS dresse en effet dans Je sors enfin du Bois de la Gruerie (éd. Arfuyen, 2014) -en un chant incantatoire/exutoire- la toile travaillée/ravagée par cette guerre qui n'en finit pas de saigner de sa terrifiante Boucherie, de ses saccages, de ses tranchées de boue, dans la mémoire d'une humanité massacrée au combat ; qui n'en finit pas de saigner de ses carnages. Le poète tente de retracer le parcours de sa propre filiation dans ce vaste champ dévasté que fut 14-18, de sonder en direction de ses origines. "A-t-on mesuré la répercussion du vide dans une filiation ? / A-t-on sondé l'écho prolongé d'un silence familial ? Se rendant sur les lieux du dernier combat de son grand-père paternel, Édouard DARRAS, au Bois de la Gruerie situé dans la Meuse entre Reims et Metz, Jacques DARRAS a levé  de ses pas en quête de reconstitution historique & de soi le voile de l'oubli et du silence tombé sur ces combattants du passé. Grâce à cette quête le poète-historien va pouvoir sortir enfin du Bois de la Gruerie c'est-à-dire se reconstruire à partir de son terroir original et des ramifications de ses racines, que ces dernières fussent souterraines, recouvertes d'un silence volontaire, ou qu'elles soient aériennes puisqu'ex-primées encore dans le présent en commémoration de chacun(e) d'entre nous. En retrouvant ce que l'amnésie familiale / ce que l'amnésie nationale, indirectement mais pareillement, avait réussi à dissimuler sous la déploration et la mystification, -Jacques DARRAS / le poète / nous-mêmes /sortons du Bois de la Gruerie pour  lire au livre entrouvert / de (notre) propre lignée.

Mémoire individuelle, collective ; mémoire familiale, nationale -le chant de la Guerre investit notre terre habitée en citoyen / en poète / en artisan / en individualité / en êtres vivants opiniâtrement et résolument tournés vers une traversée en nos vies à hauteur d'humanité.

"Parler la poésie" écrit Jacques DARRAS dans la Préface d' Á ciel ouvert (entretiens avec Yvon LE MEN), "c'est quelquefois garder le silence. Se taire."

"(…) parlant peu dans le jour, // m'exprimant sur des hectomètres de phrases ou de vers (…)." Alors comment parler de la guerre ? Comment parler de la Grande Guerre ? Comment, par quelle parole dire le no man's land de l'absurdité où l'on envoya se fracasser sur le front tant de vies anonymes et citoyennes, tant de vies humaines, sur une terre atrocement silencieuse -un lieu de massacre sans écoute où seuls éclataient, frappant comme des sourds, les obus d'une indicible réalité. Indicible ?

Il faut "tout reprendre à 1914" pour mettre fin à l’amnésie, répond Jacques DARRAS, pour comprendre l’aujourd’hui, pour penser enfin l’Europe. C’est parce que les leçons de 1914 n’avaient pas été tirées que le pire s’est reproduit en 1939-1945. Cent ans après, le pire peut toujours se reproduire.

Dire donc, mettre fin à l'amnésie mais, qu'en dire ? "Qu'est-ce qui fait que nous ne désobéissons pas ou si peu ? / Qu'est-ce qui fait que nous consentons à nous laisser habiller en tueurs ? / Qu'est-ce qui fait que nous acceptons l'uniformité des uniformes ? / Qu'est-ce qui fait que nous avançons fusil à l'épaule notre propre croix mortuaire à la main ? ", interroge le poète.

Qu'en dire et comment le dire ? Le poème de Jacques DARRAS est une marche au cœur de la nuit & du poème, dans le rythme & la démarche d'un appel à retrouver une juste mémoire de cette Grande Guerre.

Jacques DARRAS tente de restituer ici la parole douloureuse de ces existences gâchées, livrées en pâture à la folie meurtrière des hommes & du pouvoir, entre les mains d' hommes décideurs jetant au sacrifice leur propre progéniture. Jacques DARRAS nous parle des différentes postures alors  de poètes de l'époque (certains connus voire encensés, d'autre moins connus) face à la Grande Guerre. Des poètes révélés parfois comme d'imposants imposteurs, parfois au contraire poètes d'un engagement, d'un combat physique et d'un courage authentiques, remarquables.

Le poète restitue -de cette plage où remonte et sur la page où monte "cette musique qui nous vient du profond de la création: de la Vie- le poète Jacques DARRAS restitue cette page de l'Histoire éclaboussée jusqu'à nous par les obus éclatants de la réalité.

Pour que cent ans après, le pire ne se reproduise pas.

Pour que chacun/chacune d'entre nous n'oublie pas, ni rien ni personne. N'oublie aucune goutte versée sur le champ de l'Horreur. Pour que le passé en nous résonne / dans la chair & le cœur du présent / et de chaque personne. De chaque existence / chaque existence humaine. Parce que là résonne au profond et dans sa pleine vérité la voix du poète : engagée au cœur de la réalité.




Les Sonnets de Shakespeare traduits par Darras

  Dès la page 12, avant que ne commence la lecture des Sonnets de Shakespeare (et après l'avant-propos de Jacques Darras, le traducteur), l'éditeur reproduit la première de couverture des Sonnets de Shake-Speares imprimés à Londres en 1609. Est-ce  pour signifier qu'il s'agit d'une œuvre originale ou pour rappeler que l'auteur n'est toujours pas clairement identifié (Shakespeare est devenu Shake-Speares et d'aucuns pensent qu'il s'agit là d'un indice indiquant l'existence d'un autre auteur potentiel…).

    En tout cas, l'auteur des textes français ici donnés à lire est bien un certain Jacques Darras qui, dans son avant-propos, s'explique de son projet et de ses choix. On ne compte plus les traductions françaises de ces Sonnets : plus de vingt depuis une cinquantaine d'années ! Jacques Darras situe sa traduction par rapport à trois parues peu avant la sienne : celles de William Cliff, Yves Bonnefoy et Frédéric Boyer (surtout les deux premières). Cette nouvelle édition a beau être bilingue, on se placera du point de vue d'un lecteur français (à qui elle s'adresse prioritairement) analphabète en anglais élisabéthain (on ignorera bien évidemment le globish…).

    Dans son avant-propos déjà cité, Jacques Darras rappelle que les Sonnets de Shakespeare sont écrits en décasyllabes, que les rimes sont croisées dans les 12 premiers vers complétés d'un distique à rimes plates, que ces 14 vers constituent un seul bloc, contrairement à la disposition à laquelle nous sommes habitués. C'est là que l'originalité du travail de Jacques Darras va apparaître. Son parti-pris de traduction part du constat que l'anglais est très différent du français où les mots de deux ou trois syllabes sont majoritaires alors que Shakespeare "joue des monosyllabes et de l'élision, ne lâchant au grand maximum qu'un dissyllabe par vers". Il adopte donc un mélange de contraintes et de libertés : un vers plus ample qui dépasse largement (parfois) les 10 syllabes, un quasi alexandrin  dans la mesure où Jacques Darras prend de grandes libertés avec le [e] muet ("on laissera fluctuer le régime de la muette «e», la débâillonnant chaque fois que se pourra, comme dans la conversation courante"). De même, la rime devient secondaire, remplacée parfois par l'assonance ou se situant à l'intérieur du vers à d'autres moments. Au-delà de cet aspect formel du travail, Darras porte également son attention sur l'image shakespearienne à laquelle il importe, selon lui, d'être d'une extrême fidélité, reprochant à la traduction de Bonnefoy la "platitude musicale du vers libre et le rabotage de l'hyperbole". Il résume l'ensemble de ces procédés de fabrication de ces sonnets en français par une comparaison avec l'art musical : il n'a fait qu'interpréter les originaux en respectant "la phrase musicale dans son accouplement au discours logique".

    Il faut supposer que rares seront ceux qui prendront la peine de comparer les traductions de Darras à celles de ses prédécesseurs, et même à celles qu'il avait commises en 1995 dont il se déclare aujourd'hui insatisfait… Reste alors à lire ce nouveau livre pour ce qu'il est : une œuvre originale.

    Ainsi en aurait-on fini (provisoirement ?) avec le vieil adage selon lequel traduire c'est trahir… Et le lecteur a alors toute latitude pour découvrir ce que dit Shakespeare par la voix de Darras, ces poèmes où s'expriment la passion amoureuse sous divers aspects et le temps qui passe, une sensibilité moderne et une réflexion aiguë. Dans sa postface, Jacques Darras met en lumière que vouloir à tout prix trouver dans ces Sonnets des éléments biographiques concernant Shakespeare, c'est s'engager dans une impasse. Mais il y met aussi en évidence l'originalité de ces mêmes   Sonnets  dans une histoire du genre à l'époque, une histoire dont les considérations politiques ne sont pas absentes. Au lecteur alors, quand il lit ces poèmes, de se laisser aller à la rêverie, quitte à revenir à la réalité avec cette postface…