Atlal de Djamel Kerkar : dyptique

1

Il y a les ruines de ce qui fut et les ruines de ce qui est resté inachevé. Les ruines ne racontent pas le monde d’où elles viennent, mais se présentent dans une durée dissociée de l’écoulement du temps. 

Elles ne dépendent plus des conditions qui les produisirent, elles existent sur un plan d’exposition où la terre gaste tient lieu de cimaises. Leur sensibilité au passé ou à l’avenir est nulle. Les ruines, victimes d’une l’histoire qui les réduisit à cette mauvaise étoile où elles se sont installées à demeure, ont à jamais chassé de leurs gravats les simagrées des hommes. Ils balaient le long de cet inhabitable familier qui, n’ayant pas de dehors, ne possède non plus de dedans. Le bois de vieilles chaises, imaginées partie de son mobilier, alimente un feu de camp et aussi des palabres inquiets qui peu à peu s’estompent. Autour des monolithes ruineux patrouillent les tueurs militaires qui croisent les fantômes des tueurs religieux. La femme à jamais absente, son invocation répétée en fait foi : Orange était votre robe en ce temps-là de soie bleue.

2

Planéité du plan d’existence des ruines. Chaque détail qui s’y inscrit paraît être de la main d’un peintre égyptien du Haut-Empire, qualifié de scribe des contours et des formes. Ainsi une fenêtre ou une porte ou un mur délabré, son cadre, donne l’impression d’être vue de face ; tandis que son espace intérieur se tourne vers le côté, se profile ; l’ensemble est tel un œil qui regarde droit mais sans voir. Ouled Allal, 1997, l’aviation de l’armée gouvernementale algérienne déloge les GIA installés dans ce hameau stratégique ; plus tard, les rares bâtisses encore debout parce que piégées par les groupes sont dynamitées. Par contraste, le volume des hommes qui vivent au milieu des ruines, gros de vieillesse ou de jeunesse, gras de faits dont ils sont occupés comme un pays vaincu. Chacun y va de son histoire : la terre aimée et travaillée sans l’aide de l’État, après en avoir chassé les colons ; le récit halluciné d’un épisode de la guerre civile ; le crachat distrait du plus jeune sur l’engeance du demi-mort Bouteflika. Toute autre parole est mythologique, la radio y pourvoie, la voix haut perchée du chanteur, d’une tristesse aigrelette, suppliques adressées à dieu ou à la femme, qui se tiennent cois : Ô vous de lilas de l’Ouled Allal.

 




Jacques Sicard, Monochromes

Damnation de Béla Tar

Un homme à quatre pattes et un chien à demi sur son train tournent autour l'un de l'autre. Ils s'aboient férocement à la gueule. Au fond d'une excavation clapoteuse, dépression d'une terre depuis longtemps remblayée en grumeaux, hérissée de ferrailles, empuantie de déchets, sous un déluge identique au ciel. 

Leur ronde méchante en a construit avec le temps le décor. Leur danse matérielle a fait surgir cet ailleurs. Face aux crocs, le cou de l'homme épouse un angle d'invertébré, le chien couine et gémit un peu. Enfin ils se séparent, puis s'éloignent, que la battue de la pluie sur des gongs de soupe populaire accompagne, avec l'air, voussure dans les manières, d'avoir momentanément terrassé ce qui les assujettit à l'ici et maintenant (qui ne se résume pas à un régime communiste à l'agonie). Ils reviendront. C'est sans fin. Mais c'est le dessin intérieur de leur carte du trésor. Il y a deux cartes du trésor : la carte qui inscrit le trésor dans un espace et la carte qui s'inscrit dans l'espace du trésor. La première est un chemin qui conduit ; la seconde est un signe qui abstrait.

Jacques Rivette, Le Veilleur de Claire Denis

Fin de la nuit. Sur un toit-terrasse. Une table ronde et trois chaises. Claire Denis les a rejoints, ajoutant la présence de son corps à son image. Serge Daney se tait, tournant un briquet entre ses doigts. Jacques Rivette est plus disert qu’il ne l’a été tout au long de leur entretien nycthéméral. Il aura déplié devant eux la carte de ses disparitions, la dissémination sur un plan utopique de ses phrases dites jadis ou naguère selon la part que notre cœur lui réserve, le réseau des trajectoires de ses écrits, dont il renvoie à présent le trémail sonore dans le ciel où le jour point – pour le moineau averti du calibre de la maille… Aucun objet ne résiste à la matérialité de la langue. Confronté à la dureté de son grain, l’objet révèle combien sa masse est faible, faiblesse qui prête le flanc à l’esprit. Il n’est plus que pipi de chat contre les murs où l’on enterre près des saints. Possible que la chair se soit faite verbe (et non l’inverse) pour en finir avec sa complaisance à l’égard de la spiritualité. Le verbe soit la détruirait, soit lui donnerait une consistance de statue de sel… La pensée dans sa voix lui fait un son de velours, ongles effleurant les cordes d’une contrebasse.

 

Ars longa,
vita brevis,
occasio praeceps,
experimentum periculosum,
iudicium difficile.
Art long,
vitalité brève,
occasion précipitée,
expérimentation périlleuse,
jugement difficile. 
Hippocrate

Vita brevis de Thierry Knauff

La jeune fille est assise sur le banc de nage d’une barque, une larve d’éphémère accrochée à l’hameçon, qu’un poisson gobe dès que plongée dans l’eau épaisse comme l’huile.

Le seul rôle de l'éphémère dans la nature est de faire partie de la chaîne alimentaire des autres insectes et des oiseaux.

L’enfant semble se mouvoir devant un écran de transparence. Elle ne partage la précision de son modelé avec rien. Son relief n’est cependant pas d’ordre divin et ses gestes, leur cruauté attentive mêlée de soin parfois, s’accordent avec ce que l’on sait de l’humain.

Un avion à hélice pulvérise le plan d’eau. Les éphémères s’accouplent au fil de l’eau. Milliers d’accouplements qui sont chacun le bourdon de l’Inde, cette note unique autour de laquelle s’enroule la mélodie. Le biplan disparaît, les mannes meurent. La parenté des situations n’a pas que le bon aloi d’un jeu sonore, il s’agit quelle que soit l’échelle du même déterminisme d’effroi et d’a-foi.

La nature n’a de beauté que le regard porté sur elle.  Art bref / vie longue / occasions nombreuses / expériences inutiles / jugement aisé.  

 




Films en prose — Opus 8

Twin Peaks : The Return, de David Lynch

De bois sculpté à l’imitation du style baroque Louis XV rehaussé de feuille d’or, le cadre veille au secret du miroir qui reflète un fond noir surmonté d’un plafonnier – à moins que tourné vers l’intérieur il ne réfléchisse la vie moléculaire de son tain et la blessure géométrique d’une taie barrée de noir comme la pupille d’un chat en plein jour.

Sur notre gauche, il est accroché, plutôt adossé, à un rideau plissé, rouge écarlate, tendu sur toute la longueur et couvrant la moitié de la hauteur de la pièce/plan, rideau que le sol reflète deux fois : par la vitrification qui le recouvre et le plissage stylisé de son motif décoratif – à moins qu’il ne soit la projection au monde de son humeur vitreuse.

La pièce/plan est comme un de ces orgues de verre dont les sons effilés évoquent dit-on les morts, les non-nés, les disparus. De fait, hommes et femmes relevant de ces états, par le rouge spéculaire, viennent et reviennent faire ou refaire un tour du manège idiot de la vie. Qu’importe l’époque, qu’importe le temps. Certains, fous de souvenirs, tel Dale Cooper, cherchent du regard à se réfugier dans l’impossible.

David Lynch - Twin Peaks The return

Franju : Les Yeux sans visage

L'été, je ravaude les ombres.

Volets croisés, le miroir se pique d’une obscurité légère, homogène. Les picots gris serrés empêchent le reflet des tristes duettistes soi/l’autre de soi. Par contre, leur densité favorise l’apparition de l’alien de l’altérité, c’est-à-dire l’outre de l’altérité – la chose de l’alter. La chose ? Quelle sorte de chose ? Oh ! ni âme ni être - infime part de la photosynthèse, de la chimie du carbone et de l’eau - infime part d’elles non colonisée en chacun : la chose.

Adolescent, il me fallut peu de temps pour comprendre que les greffons successifs posés sur les yeux sans visage du film de Georges Franju étaient le vrai visage de la greffée. Donc que la nécrose de rejet à chaque fois se répétant n’était pas due à une incompatibilité tissulaire ou sanguine. Elle avait une autre cause : elle procédait des yeux du personnage qui n’en supportaient pas la vue. Le crâne, les chairs à vif, sanguinolentes de Christiane Génessier/Édith Scob s’en couvrirent aussitôt en moi d’un lambeau sonore.

Ce fut un de mes premiers ravaudages des filets de la Nuit. En toute saison, je rapièce les fondus au noir. Pour y voir bouger l’énigmatique densité de la chose.

Ozu : Le Voyage à Tokyo

Le cancer (les analyses, les examens, les soins qu’il nécessite presque aussi terrifiants que la maladie elle-même) patiente aux confins de l’image, il n’y a pas droit de cité. L’usure mortelle existe bien dans le champ, mais sous l’aspect longtemps anodin qui est son mode d’être habituel. C’est un chapeau trop petit pour la tête qui le porte - le petit chapeau rond, genre trilby, déformé et rétréci par l’usage, posé sur la tête du vieil homme (Chishû Ryû dans Tokyo Monogatari de Yasujirô Ozu - 1953) comme un nid d’oiseau renversé par le vent, comme un seau d’eau en équilibre sur un crâne pointu, comme un bateau au radoub. Tout mal, raconte-t-il, est affaire d’inadéquation : nous ne sommes pas faits pour ça. Son incongruité clownesque à la longue n’entraîne aucun malaise. Qui ouvre sur le malheur. Ou alors c’est un malheur distrait. Distrait par la certitude de ses propres forces. Ou, ce qui est tout différent, distrait par un plan de pure contemplation. Montrant un linge de corps mis à sécher. Disposé sur l’étendoir tel un éclatant costume de fantôme sur son cintre.

Les Communiants de Ingmar Bergman

Il n’est qu’un dieu et c’est un pasteur. Un homme violent, mélancolique, pâli par la chute du deuil, ici et maintenant Il survit auprès de son image de bois mise en croix, gueule donquichottesque à califourchon sur la clé de la demeure primordiale, que méprise la neurasthénique lumière d’hiver ; et dans le commerce d’une femme eczémateuse, folle d’un amour solitaire dont l’intensité malheureuse est jetée dans le grand puits sourd de la robe pastorale à l’aide de phrases magnifiques qui portent haut le célibat du langage.

Les Communiants de Ingmar Bergman

Bonhomme de cléricature, luthérienne ou pas, je vous hais. Haine qui trouve à se distraire, comme on détourne un instant la tête pour prêter l’oreille, lorsque Bergman cadre votre demeure, le presbytère, à partir de l’intimité de votre visage. À la différence de celles de Philippe Garrel, en ces chambres réformées on ne se tue pas. Je m’y sens à l’aise néanmoins. Pied-à-terre de vieil homme dont je me plais à suivre le chemin de ronde qu’y a tracé avec le temps le tournis célibataire des mots, des phrases prononcées, qui n’ont eu d’écho et sont revenues se glisser entre les dents. Solitude de la parole qui ne désigne pas une absence de communication – solitude de la parole qui appartient à ce moment de l’humanisation où le langage en son état naissant n’est encore que la surprise d’une suite de sons entendue par soi-même. Longtemps ainsi tourne-t-il en rond, dessinant la forme propre de son monde - Poésie est son nom. Vous n’y pouvez rien, pasteur – c’est Bergman qui s’approchant de votre malheur changé en méchanceté lui aura arraché la condition d’une existence autre à laquelle vous n’aurez rien compris.

Juliette ou la clef des songes de Marcel Carné

Malgré le bois dont on est fait
Au jardin de Sémiramis
Le pic frappe les secondes
Des amants blancs comme des morts
Qui s'offrent la lune et les blés
Faut vivre

Les vingt dernières minutes sont magnifiques par la mise en lumière de la photographie de Henri Alekan. Rétroactivement, elles justifient la niaiserie d'esprit prévertien à l’œuvre tout au long de Juliette ou la Clef des Songes, drame réalisé par Marcel Carné en 1950. Dans la chambre des aveux, alors que l'autre aimé cherche à préserver son vital pourcentage d'eau contre l'évaporation naturelle et qui sans surprise le cherche dans la sécurité matérielle et l'argent, le profil de Gérard Philippe est éclairé par la lune - un photo s'écrase et explose sur la surface de son œil - il s'étiole et luit, puisant sa vitalité à même l'apparence huileuse de la sclérotique - on croirait le rayonnement propre de l'organe visuel d'un automate - la durée de ce moment qui d'une horloge décline tous les angles des aiguilles suscite un émoi latent d'inquiétude, sinon d'épouvante... Puis Philippe recule lentement, laissant la petite étoile en suspens, rejoint la fenêtre par laquelle il est entré, l'enjambe, son épaisse chevelure un instant à contre-jour, il saute enfin et disparaît dans la nuit du studio, parmi les rats, les cafards en proie aux métamorphoses et les hommes sans souvenirs.

Juliette ou la Clef des Songes




Jacques Sicard, La Géode & l’Eclipse

La géode : dans ce titre qui intrigue, je pressens à la fois, de façon amphibolique, la fameuse salle de cinéma de la cité des sciences, mais aussi cette roche magmatique que ne rejetterait pas Roger Caillois : ronde comme la terre dont elle porte le nom, elle contient en son sein, (lithos cavernoso), creux et obscur comme la caverne de Platon, des éclats minéraux, fragments vitreux comme d'un œil d'où s'éclipse la vue offusquée par la taie de la cataracte, mais qui garde le souvenir des perceptions, ainsi que la décrit l'auteur dans l'un des textes liminaires :

L’œil est une géode qui s'emplit de couleur musculaire lorsqu'on en crève l'iris et que l'effraction qu'est en soi la lumière du jour n'y pénètre plus. La mémoire des millions d'images intérieures qui sur sa coupole furent projetées après capture de leurs modèles extérieurs en constituent les fibres animées (p.12).

 

Jacques Sicard, La Géode & l'Eclipse, éditions Le Pli, mars 2017, 180 p., 25 euros.

Jacques Sicard, La Géode & l'Eclipse, éditions Le Pli, mars 2017, 180 p., 25 euros.

L'éclipse, l'ellipse, sous-tendent toute la première partie de ce livre tripartite, où, sous le titre de l'Esperluette, sont regroupés des textes au titre dyadique, aussi provocateurs et arbitraires que les attelages proposés, sources d'étonnement, et outils à rêver/penser. L'éclipse touchant l’œil, par la taie temporaire d'un clin, d'un astre, n'est pas sans relation avec le déroulement faussement continu du cinématographe – l'intermittence de la lumière obturée à intervalles réguliers, cette fermeture faisant lien/ellipse entre les images que nous percevons ((p.13 – L'Aile & L'Ellipse, sur Hou Hsiao Hsien "maître de l'esthétique de l'éclipse" et la musique d'India Song.)). Entre deux pauses, les poses, qui racontent une histoire – et parfois cette chute – la ptose évoquée p.52 – "l'affaissement brutal et prémédité du mouvement dans l'image – il y demeure sous tension, bien que sans avenir (...)" Sans avenir autre que l'imagination sollicitée du spectateur/lecteur, en quête de sens. ((L'importance du temps (temps et son chez Rivette) ))

"La langue de Jacques Sicard vise le fragment dans sa chute, travaille l'éclat, accueille la clôture", écrit Elisabeth Gailledrat en clôture de ce recueil, dont le titre-tryptique intrigue. C'est à cette exploration que nous invite l'auteur par ce signe à la fois commun et désuet de l'esperluette – ligature soudant les deux noms, et dessinant aussi comme une liane la figure elliptique d'un infini, qui est celui de l'imaginaire... "ce signe mêle l'inexpressivité à la conjonction".

Comme le montage de Jancso est également elliptique, elliptique et politique, la discontinuité qu'il introduit dans la suite des scènes, qui n'est sensible que dans l'après coup, a l'hébétude aliénante d'un après-midi d'été." (p.22)

Art du fragment, de l'éclat donc, que ces textes qui parlent d'image à travers cinéma et littérature – qui donnent à voir du plus intime du regard, là où "Parfois l’œil est un grain de voix qui a roulé au creux de l'orbite". Grains de parole poétique qui explorent le ténu domaine de l'intersection entre vue et son, entre "cadre et intervalle. Dont le précipité est un écran luminescent et vide". Jacques Sicard nous maintient sur cette ligne de crête que trace son style, pour lequel "une ligne d'écriture n'est jamais qu'une image vue de sa tranche"entre , dans l'entre-deux où le signe est indécis, avant de se poser – et de poser un sens en tombant. Ainsi toute lecture de Jacques Sicard est -elle toujours en suspens, et la puissance de cet in-stant hante le lecteur d'images-sens sensorielles : il l'amène à voir/écouter ce qui se déroule dans cette géode de l’œil et de la mémoire des images – ce hors-lieu qu'il nous indique à travers son analyse du cadre cinématographique qui 'n'est pas un espace, mais une métaphore de la pensée et de l'imaginaire – pensée analogique primordiale si difficile à retrouver dans nos esprits façonnés par la logique et la linéarité.

On pourrait conclure (sans épuiser les ressources de ce livre, à consulter, à déguster pour la beauté des mots, sans cesse, par intermittences) en citant in-extenso ce que Jacques Sicard dit du haïku – la forme littéraire au fond la plus proche de l'esthétique et de la philosophie qui sous-tendent ses analyses :

Le haïku ne provoque qu'une seule sorte d'assentiment : à ce qui apparaît dans son cadre de dix-sept syllabes. La ressemblance avec le tout-venant de la nature ou de l'espèce humaine vacant à ses tristesse, ses joies, ne doit pas tromper sur l'intention du dispositif qui est au sens propre un préavis de réel, l'inhabité séjour, le plus inepte des espoirs – traverse-t-on les miroirs?

Le haïku ne provoque aucune sorte d'assentiment. Il ravit, il rapte heureux, collant à ses barreaux syllabiques ou pas l'âme liseuse de l’œil d'où la pensée bée en plaie sur une cabane, un poêle, une tasse de thé couleur paille – Réel-Eden.