Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards

Dans son Liminaire, Jacques Vandenschrick donne le ton : « Le soir lourd de menaces, le ciel écrasant, tout inspirerait de rester à l'abri, mais il n'importe, il faut fuir. » Mais de quelle fuite est-il question ?

Fuir soi-même, un peu, ses souvenirs, ses lâchetés, ses traumas...

On peut fuir son propre mensonge, le rêve sournois d'une mère, la détresse de sa désillusion, la vengeance redoutée d'un frère... Il y a loin des hauteurs temporaires au ciel bas des issues. Et pas un seul cheval à voler derrière les vantaux d'un gris ancien qui se délave aux fermes cochères.

On devine dès les premières lignes, sourde, une révolte qui se sait condamnée. Je pense aux mots d'Henri Laborit, dans Éloge de la fuite : Se révolter, c'est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la soumission du révolté... Il ne reste plus que la fuite.

Cette fuite est celle, bien sûr, de tous ceux qui ne peuvent faire autrement et l'on songera d'abord à ces malheureux qui veulent échapper aux guerres, aux massacres. Cependant le livre entier semble traversé d'un souffle biblique qui nous évoquera la persécution du peuple juif et l'épisode de la Fuite en Égypte. Il serait réducteur de s'en tenir à ce seul angle de lecture. J'ai parfois vu aussi ces esclaves noirs s'évadant de leur lieu d'exploitation. C'est sans aucun doute la grande force de ce livre qui, à travers une narration qui ne précise ni lieu ni époque, touche à l'universel. 

Le livre comporte quarante textes en prose poétique. On ne saurait ignorer la symbolique de ce nombre : les quarante ans que le peuple hébreu a passé dans le désert. Temps de l'épreuve.




Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards, Cheyne éditeur, 2022, 64 pages, 17 €.


Ô nuits des traversées, des plateaux déserts, quand on entre dans le noir frisson des mondes, dans l'effroi de ce qui s'ouvre sans fond, sous les étoiles comme des cicatrices hautaines. Les livres se sont fermés. Et on ne sait plus ce qu'on cherche. Ni l'insaisissable disant qu'on y apprenait à mourir, ni la mémoire qui, lorsque le temps s'effondrera, ouvrira ses blessures sur ce qui ne peut être perdu.

J'évoquais les migrants, en provenance d'Afrique notamment, dont la route douloureuse passe, entre autres, par la Libye. Certaines descriptions peuvent nous y raccrocher : Les guides marchent devant, cherchant toujours les puits, guettant l'eau dans le chant d'un oiseau...

Et puis ce rapport à l'idée de maître – on connaît les infortunes de ces candidats à une meilleure vie en Europe, réduits en esclavage sur leur trajet, dans des pays de passage : Fuir. Quitter ce maître injuste. Se vouloir loin.

Certes tout n'est pas explicable ou interprétable, c'est le propre de la poésie, la beauté du mystère quand on l'approche.

Du fuyard à la nuque lisse, manque à jamais l'affront du visage...

Et à nous, après tant de jours, ne restent qu'un récit, des mots fermés comme des parois, des citadelles évaporées, des formes où le miracle meurt. Presque rien. Sinon la consolation du vent que les grands oiseaux, en leur vol immobile, sont seuls à pouvoir habiter. Et le souvenir d'une fille aux yeux que le jour fait d'herbe et de givre.

Référence au divin : Supplier qui l'on peut ? Référence aux réfugiés en devenir : Appel à l'impossible vers des pays difficiles, dans ces rochers où vont errant des ombres, d'improbables caravaniers cherchant eux-mêmes la piste ? Se recentrant : Ou dans le fond de soi le plus mystérieux, là où se fait vraiment une écoute ? 

Si la fuite suppose le négatif (de ce que l'on fuit), néanmoins : Ne pas porter le mal plus loin. En chemin, il deviendrait plus noir à regarder. Laisser faire le vent. Il oubliera sans avouer.

Et dans cette acceptation, quasi zen :

Laisser aller la vie boiteuse dans le vent qui toujours vient recoudre les pluies aux pluies. Voir, sur les châteaux du ciel, passer l'escadre des nuages, l'ombre qu'ils font sur notre dette indéchiffrable.

Je précise que cet ouvrage est d'une très belle facture, comme toujours chez Cheyne éditeur.  Il me semble vain de gloser plus avant sur ce livre magnifique. Je laisse la place aux mots du poète :

Les fuyards sont gens de légendes austères.

Et le poème ne peut tout savoir mais non pas ne rien dire...

Présentation de l’auteur

Jacques Vandenschrick

Jacques Vandenschrick est né en mai 1943. Il est poète, enseignant, critique belge, est sans doute l’un de nos meilleurs poètes francophones.

© Wikipedia

Poèmes choisis

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Autour de Jacques Vandenschrick, François Migeot, Anne Rothschild

Jacques Vandenschrick, Livrés aux géographes

Le gabarit classique des livres de Vandenschrick – quarante poèmes, tous dédiés à S. – est ici, une fois de plus respecté (au chouia près), avec un liminaire en 3 phases et 38 poèmes numérotés.

L’univers thématique du poète que l’on suit depuis ses débuts (1986, Vers l’élégie obscure) ressemble au domaine de la montagne, entre bergerie et hameaux désolés, où le poète nomme les fuyards, que sont nos morts ou d’autres visiteurs de lieux de brume, où l’on progresse comme au sein d’une âme et de sa mémoire.

Jacques Vandenschrick, Livrés aux géographes, Cheyne, 2018, 64p., 17€.

Rompant depuis peu avec les poèmes versifiés, le voici s’exerçant au poème en prose, avec un sens aussi fluide :

 

C’est pour toi que déjà, les mots appellent la neige… Ils ne savent pas non plus les réponses. Mais ils comprennent mieux les questions. (p. 50)

 

Un poème de Vandenschrick se reconnaît à ses métaphores où entrent, incongrus, insolites, tellement justes, des termes que l’on ne verrait pas « normalement » associés : « supplique des cordes » ou « il peine en ses provinces », ou encore  « le couchant des cédilles incompréhensibles ». Le lyrisme contenu, quasi corseté par une sobriété des moyens, isole sûrement notre créateur poète, en marge d’une poésie d’aujourd’hui largement signifiante ou répétitive ou au pire précieuse. Rien de tout cela chez Jacques Vandenschrick, météore isolé dans son originalité (composition, univers, style). Cet onzième opus (tout est publié chez Cheyne)  tisse une géographie, lentement et sûrement déclinée, sensuelle et mélancolique, toute de « chagrin » enfin assoupi, qui laisse venir au poème « une fille aux seins miraculeux (qui) berce un peu d’enfance… » (p.34)

Oui, son « chant délabre le cœur au bord des pierriers ».

Oui, « les mots t’aideront quand il faudra quitter l’été perdu sans remède ».

Quitter, abandonner : toujours une souffrance (qu’un R.E.M. musical énonce en son « Leaving New York »), toujours une démarche vers soi, rompant le temps ou le fléchissant en ses parages poétiques.

Notre plus grand poète belge vivant  (n’en déplaise à des noms plus souvent cités) installe durablement un talent unique.

 

François Migeot, Des voix à travers les feuilles

 

Ecouter Debussy et noter, au fil des musiques, des saisons traversées, et en écho aux très belles aquarelles de Bern Wery, griffures de sens et de couleurs, l’étrange « lumière » du « temps qui se penche/ à même le monde ». L’espace recèle « la nuit (qui) ouvre lentement ses portes/ on avance dans la crue/ dans le grain d’une foule ».

Les vers relaient par leurs formes les mouvements des partitions, orchestrées par paliers, petites escales ou escaliers par lesquels se déroule le poème.

L’écoute impose de « fermer les paupières », de se laisser envahir par le calme et le rien : ces « flocons », ces « ombres », des « silhouettes » qui surgissent dans la trame des mots.

 

Anne Rothschild, Nous avons tant voyagé

 

« La mitraille des oiseaux » de Jacques Vandenschrick sert d’épigraphe au beau livre de poèmes d’Anne Rothschild, Nous avons tant voyagé.

 

François Migeot, Des voix à travers les feuilles, Editions de l’Atelier du Grand Tétras, 2018, 88p., 18€.

Les douleurs du siècle, des temps qui ont précédé, sous la plume de la poète, acérée, d’une économie de moyens remarquable, brassent en une épopée les « enfants fracassés », les mémoires endolories d’une Grenade blessée, la folie « (qui) cognait aux murs », l’exil, tant de « cheminements » chez l’homme, entre « mémoire des siècles » et « annonciation sans résurrection ».

Anne Rothschild, Nous avons tant voyagé, Taillis Pré, 2018, 104p., 13€.

Parfois, dans l’imparfait qui préserve des nuages, le passé, encore, sert à colorier certains rêves d’enfance. Un air de « santons » préservés ou de « gouttes de rosée », recueillies humblement, allume quelque espoir au milieu des « mots qui pèsent ». Quoique… le risque veille ou le danger, et parfois la « tramontane lâchait ses chiens et leurs abois ».

Que l’épigraphe choisie provienne d’un recueil de Vandenschrick est assez logique au fond : on retrouve les mêmes parages, la même sollicitation du « temps disloqué » ou du « lointain des choses ». Poètes d’une même génération, de la même année de guerre, chèvres selon les signes chinois, aptes à cerner la mélancolique texture du monde (citons Alain Cavalier, Blanchot... ).

 

De l’héritage tranché

que léguerons-nous à nos enfants
outre la rose des questions
et la soif d’un horizon ouvert aux quatre vents ? 
(p.81)