Jan H. Mysjkin, POÈMES POUR FÊTER L’INDÉPENDANCE — Un entretien avec Irina Nechit

Jan H. Mysjkin, poète, cinéaste, traducteur, vit entre Amsterdam, Bucarest et Paris. Auteur d'une dizaine de recueils de poésie, en néerlandais et en français, il a  traduit un nombre considérable d'auteurs néerlandais et flamands en français et du français en néerlandais. Partout chez lui, ou nulle part, ce poète écrit d'un lieu qui lui appartient, de cet endroit qui grâce à sa générosité et à son humanité lui de tracer les frontières d'une œuvre universelle. 

Un entretien avec Irina Nechit publié dans Ziarul Naţional (République de Moldavie), le 27 mai 2024

Cher Jan H. Mysjkin, les éditions l’Arbre à paroles, basées à Amay en Belgique, ont publié une anthologie intitulée Poèmes pour fêter l’indépendance. Anthologie de poésie moldave. Qu’avez-vous connu dans votre adolescence, dans votre jeunesse, du territoire situé entre le Prut et le Dniestr ?
Dans mon enfance les noms de Moldavie ou de Montenegro, par exemple, apparaissaient dans des contes et des histoires comme des pays exotiques. Ces pays me paraissaient aussi fantaisistes que la Syldavie dans les bandes dessinées de Tintin, Le sceptre d’Ottokar en tête.
Un pays de filles gentilles, de paysans bonasses et d’autorités corrompues. Les années soixante, c’était encore l’époque de la guerre froide ; pour un enfant, le rideau de fer faisait écran, l’URSS était présentée comme un bloc sans faire dans le détail. En Belgique, la Moldavie n’avait aucune réalité historique, géographique ou culturelle. En 2015, Jan Willem Bos et moi-même avons publié une anthologie de la poésie moldave contemporaine en néerlandais. Tenez-vous bien : en Flandre et aux Pays-Bas c’était la toute première publication de la littérature moldave sous forme de livre ! Il n’y avait rien eu avant.

Jan H. Myshkin lit sa traduction du poème Klanken de Kandinsky à l'Antiquariaat De Slegte Antwerp le samedi 27 janvier 2018 lors du vernissage de l'exposition 'Jan H. Myshkin traducteur de l'avant-garde'.

Vous signez la traduction française avec la poétesse roumaine Doina Ioanid. Cette anthologie est le couronnement de vos efforts pour promouvoir la poésie roumaine de la République de Moldavie dans l’espace francophone. Quand avez-vous découvert la poésie
Les premiers poètes moldaves que j’ai connus, je les ai rencontrés en Roumanie, où je vivais dans la première décennie du nouveau millénaire. Des poètes que j’avais découverts au festival de Neptun, le club de lecture Max Blecher, un marathon de poésie à Braşov, et autres événements. Cinq poètes ont d’abord été traduits en néerlandais pour l’anthologie réalisée avec Jan Willem Bos, qui de son côté en avait également traduit cinq. Nous avons été invités au Primăvara Europeană a Poeţilor/ Printemps européen des Poètes à Chişinău pour présenter ce livre.
Par bonheur, Doina Ioanid était également invitée pour présenter une anthologie en roumain de la poésie flamande que nous avions faite ensemble. Les rencontres pendant ce festival ont amené à plusieurs projets dans les deux sens. Doina et moi, nous avons pu faire une seconde anthologie de la poésie flamande pour les éditions ARC à Chişinău, suivie d’une anthologie de la poésie néerlandaise et une autre de poètes belges francophones. Inversement, nous avons publié des dossiers de la poésie moldave dans plusieurs revues francophones : Poésie/Première et L’Intranquille en France, Le Journal des Poètes en Belgique et Les Écrits au Québec. Ce sont ces traductions, réalisées au cours des années, qui sont maintenant rassemblées et actualisées dans un seul volume qui compte 25 poètes d’après 1991. Pour autant que je sache, c’est une première dans l’espace francophone.
Vous écrivez dans la préface de l’anthologie : « À partir de 1991 la poésie de la Bessarabie prend un nouvel envol dans un effort pour rattraper son retard sur la poésie de la Roumanie, voire de l’Europe. » Et sur la quatrième de couverture : « Le présent volume propose une coupe transversale de ce renouveau poétique dans la République de Moldavie. » Qu’est-ce qui caractérise ce renouveau poétique ?
Il est caractérisé en premier lieu par la diversité. Notre anthologie n’est pas la présentation d’une seule génération ou la défense d’une école, au contraire, nous avons voulu montrer l’éventail des formes existantes en Moldavie. Elle va de Marcela Benea, née en 1948, jusqu’à Aura Maru, née en 1990. Cela fait quand même quatre décennies de poésie, impossible à cataloguer dans une case unique. On ne peut pas mettre sous un dénominateur commun la poésie métaphysique de Teo Chiriac et celle terre-a-terre de Victor Ţvetov, les miniatures intimistes de Călina Trifan et les grandes constructions érudites d’Emilian Galaicu-Păun, la poésie d’Arcadie Suceveanu qui se réfère à Héraclite, Beckett, Rimbaud, Kavafis et celle d’Ion Buzu qui semble avoir Google comme repère premier. Signalons que l’anthologie se clot sur un essay de Lucia Ţurcanu qui brosse un tableau de « la poésie de la République de Moldavie jusqu’à l’indépendance et après ». Elle aussi conclut qu’il est difficile « de trier, de cataloguer et d’homologuer » la poésie des dernières décennies.
En lisant et en traduisant des poètes de la République de Moldavie, avez-vous ressenti l’angoisse, l’inquiétude des auteurs qui mènent leur vie dans une zone géopolitiquement instable ?
La vie est en soi une « zone instable » ; s’il faut parler d’angoisse ou d’inquiétude en poésie, se sera avant tout une angoisse ou une inquétude existentielles. Bien entendu, ces sentiments s’appuient sur le vécu en Moldavie. Les poèmes de Diana Iepure ou d’Anatol Grosu se situent dans le village où ils ont passé leur enfance. Eugenia Bulat fait explicitement allusion à des événements politiques, sans tomber dans une poésie militante. Et Maria Pilchin thématise la double contrainte roumain-russe en posant la question « combien de notre chair / est valaque et combien ruskof ». Pour le Belge que je suis, c’est facile à transposer à la double contrainte néerlandais-français.

Lecture de Jan Mysjkin au Festival international des poètes à Satu Mare.

Vous attendiez-vous à ce qu’une guerre éclate en Europe de l’Est ?
Cela fait maintenant trente ans que l’Est se trouve en état de guerre. La République de Moldavie en est bien un exemple avec la Transnistrie sécessionniste, soi-disant « sécurisée » par des troupes russes. À la dissolution de l’URSS, la Russie a gangréné systématiquement toutes les républiques devenues des États indépendants en occupant des régions sécessionnistes : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dans la Géorgie, le Haut-Karabagh dans l’Azerbaïdjan, le Donetsk et Lougansk en Ukraine. La Moldavie, l’Ukraine et la Géorgie se font des illusions s’ils croient intégrer bientôt l’Union Européenne, car personne en Occident ne veut hériter de ces foyers de guerre. Poutine, en revanche, ne se privera pas de les rafler, dès que l’occasion se présente.
Il y a clairement une indépendance à défendre, d’ailleurs nous avions demandé à notre éditeur de publier au plus vite Poèmes pour fêter l’indépendance, avant que la Bessarabie soit à nouveau annexée. Le tzar Nicolas I l’a fait une première fois en 1812, le « Père des Peuples » Staline lui a emboîté le pas en 1940. Le « maître du Kremlin » Poutine prendra-t-il modèle sur ses deux prédécesseurs, du coup faisant barrage au remarquable élan novateur de la littérature bessarabienne ?
Espérons que la République de Moldavie résistera en ces temps difficiles et qu’on continuera d’écrire de la littérature roumaine de qualité dans la région entre le Prut et le Dniestr. Cher Jan, merci pour cet entretien !

Doina Ioanid & Jan H. Mysjkin, Poèmes pour fêter l’indépendance. Anthologie de poésie moldave, préface de Jan H. Mysjkin, choix, traductions et notices de Doina Ioanid et Jan H. Mysjkin, éditions L’Arbre à Paroles, Amay, 2023. ISBN 978-2-87406-733-4. 276 pages. Prix: 20 euros.

Poèmes de Marcela Benea, Leo Butnaru, Arcadie Suceveanu, Călina Trifan, Teo Chiriac, Eugenia Bulat, Vasile Gârneţ, Nicolae Popa, Grigore Chiper, Nicolae Spătaru, Irina Nechit, Emilian Galaicu-Păun, Dumitru Crudu, Diana Iepure, Liliana Armaşu, Moni Stănilă, Andrei Gamarţ, Maria Pilchin, Anatol Grosu, Alexandru Cosmescu, Ana Donţu, Veronica Ştefăneţ, Aura Maru, Victor Ţvetov, Ion Buzu; essai de Lucia Ţurcanu.

Présentation de l’auteur

Jan H. Mysjkin

Jan H. Mysjkin est né en 1955 à Bruxelles. Depuis 1991, l’année où il reçoit le Prix National de la Traduction littéraire en Belgique, il mène une vie de semi-nomade entre Amsterdam, Bucarest et Paris. Il a signé une dizaine de recueils de poésie, tantôt en néerlandais, tantôt en français. Il traduit de la poésie et de la prose, aussi bien des classiques que des auteurs de l’avant-garde. Il a traduit une centaine d’auteurs néerlandais et flamands en français et réciproquement le même nombre d’auteurs français en néerlandais. En 2009, il a reçu aux Pays-Bas le Brockway Prize, qui couronne les meilleures traductions de poésie du néerlandais.

Source : https://www.marche-poesie.com/jan-h-mysjkin-2/

© Crédits photos Christophe Lucchese

Bibliographie 

Œuvres originales

  • Vormbeeldige gedichten, avec une postface par Ivo Michiels, 1985.
  • Een kwarteeuw poëzie in Vlaanderen 1960-1985, 1988.
  • Spel van spiegels/Sonnetten in beweging, avec une correspondance avec Pol Hoste, 1990.
  • Verlangen, eksplozie, 1994.
  • Hersenslag, avec des bois par Roger Raveel, 2000.
  • Jeu de miroirs/Sonnets en mouvements, traduction collective à te Royaumont, 2003.
  • Kosovo, gravures et réalisation artistique par Klasien Boulloud, 2006.
  • Пред мојим очима / Voor mijn ogen, édition bilingue serbe-néerlandais, choix et traduction en serbe par Radivoje Konstantinović, 2008.
  • kosovo. un poème de jan h. mysjkin, édition en trente-quatre langues, 2009.

Traductions vers le français

  • Poètes néerlandais aujourd’hui, fronton d’Action Poétique, n°. 156, 1999. Poèmes de Jan Baeke, Arjen Duinker, Elma van Haren, Esther Jansma, Peter van Lier, Erik Lindner, Erik Menkveld, K. Michel, Tonnus Oosterhoff, Margreet Schouwenaar, Henk van der Waal, Nachoem M. Wijnberg.
  • CobrAmsterdam, dossier de Java, n°-s. 23-24, 2002. Poèmes de Hans Andreus, Remco Campert, Jan G. Elburg, Jan Hanlo, Gerrit Kouwenaar, Hans Lodeizen, Lucebert, Sybren Polet, Paul Rodenko, Bert Schierbeek, Simon Vinkenoog.
  • Gerrit Kouwenaar, Une odeur de plumes brûlées, 2003.
  • Paul van Ostaijen, Le dada pour cochons, 2003.
  • Cees Nooteboom, De slapende goden / Sueños y otras mentiras, avec des lithographies par Jürgen Partenheimer, 2005.
  • La poésie néerlandaise depuis 1950 : une coupe, cahier de création d’Europe, n°-s. 909-910, 2005. Poèmes de Gerrit Kouwenaar, Cees Nooteboom, Judith Herzberg, H.C. ten Berge, Jacq Vogelaar, Rob Schouten, Hans van Pinxteren, K. Michel, Anna Enquist, Lidy van Marissing, Menno Wigman, Alfred Schaffer.
  • Nichita Stănescu, Les non-mots et autres poèmes, en collaboration avec Linda Maria Baros, Pierre Drogi et Anca Vasiliu, 2005.
  • Hans Faverey, Sur place, avec des gravures par Ronald Noorman, 2006.
  • Armando, La bataille, avec des lithographies par Armando, 2007.
  • Armando, Ciel et terre. La création, avec des lithographies par Armando, 2008.

Poèmes choisis

Autres lectures