Jane Angué, Cinq poèmes

Chartres, campagne 1982 : amphore

Écorchant la peau boursoufflée
des siècles, nous mettons à nu
muscles et nerfs noueux,
écartés à coup de pioche.
J’incise, sondant les chairs froides,

fouillant les os de ta cité,
les os de tes langues anciennes,
les os de ton nom, ton voyage ;
ensemble, mêlés à la moelle friable
nous nous trouvons.

À genou dans la poussière grasse
de cendre et tuile, j’extrais les tessons,
laissant dans la gangue le négatif,
pièce manquante
empreinte de ton cachet.

Vidant seaux et brouettes,
funambules glissant sur les planches
qui ploient, nous quittons novembre,
raclant la boue sur nos bottes,
sortant du puits du passé.

Calés dans le bac de sable, tes flancs
fracturés, courbes en arc brisé.
Temps attendant, sous les gargouilles,
arcs-boutants soutenant l’air d’hiver,
cathédrale scellant ton histoire,

la pluie nous regarde derrière la vitre
posés devant le jardin
de l’évêché ; sortis du puits du passé 
déconstruits, je te reconstruis,
ton argile la couleur de ma main.

Corps à Corps

À cor et à cri
son étiolé en sourdine

chasse en chassé-croisé
regard à la lisière

d’entente malentendue
ce corps à corps déphasé

pas de deux cerclant disharmonie
sondant consonance à demi-mot

crachant sang d’encre
courant à corps perdu

vers voix à court de verbe
ancrés encore au cœur

corps accords
criant créant écrit

Arrière-goût

Il y avait trois gâteaux.
Nous nous parlions encore.

Du bout des doigt
il me tendit un morceau,

l’approcha de ma bouche pour goûter.
Je l’ai pris du bout des lèvres

et j’acquiesçai.
Pour éviter les miettes

sur la jupe que je portais,
il posa une tranche

avec une attention surprenante
sur une serviette en papier.

De sa main à la mienne,
je l’ai mise sur mes genoux

et je ramassai,
comme chaque mot

qu’il avait prononcé,
miette

après miette
du bout d’un doigt mouillé.

Bicéphale

Ce silence solipse se glisse
le long des pas en cadence

dans un couloir qui résonne
soliloque polyphonique

pensée unique cantonnée
aux cantiques des poètes

refrains réciproques réfrénés
des cordes acoustiques.

Ce silence se hisse
sur la pointe des pieds

histoire ancienne adoucie
faire un clin d’œil

au creux de l’oreille
précède l’ambivalence

et nous suit, pause ;
à contrepoint nous sourit.

Arabesques

Six heures s’étirant, le cercle s’allonge, orteils en alerte
tâtent le carrelage et une nouvelle fronde se déroule

par la fenêtre ouverte, un cercle se scinde, cintre une copie
de la matrice. L’air de la nuit se rétracte, brouillard rose-ambré

fait entrer ce jour ; un toi de plus ouvrant la porte
sans te retourner, cette volute s’arrête mort-née en attendant

la boucle suivante qui s’apprête, ondulant encore, par chemins
d’arabesques poussant sans racine pour s’achever mi- courbe,

déferlements de traits en pointillé, chaque jour
coupés quand la porte se ferme, aucun lien pour réunir

les écarts, aucun entier à tenir. Quand tu pars, c’est le tout.
Tasse de café, cigarette, les mots s’évaporent en fumée

et vapeur, les anneaux roulent, s’enlacent, se dissolvent
pour reprendre, prendre fin et fin, miroirs enguirlandés,

ombilicales spirales sectionnées avant conspiration
et retournement ; conversations inachevées, creuses,

glissant à la surface patinée, polie par usage désabusé,
éternel comment ça va ? Et on va sans voir.

Je ne puis faire pousser les feuilles, celles que nous sommes,
répétitions de flux tronqués, continuum d’interruptions,

éclipses diurnes, rythmés par sonneries qui coupent
la question, coupent court à l’approximation, malentendus.

Dernière heure, dernière minute, jusqu’au temps à venir,
piège en arabesque, enfer inextricable, virevoltant,

viendra, reviendra par déroutement, main tendue, déliée.
Par ce présent de commencements, en avant, me déployer.

Présentation de l’auteur

Jane Angué

Après des débuts dans le domaine de l’archéologie Jane Angué étudie le français à King’s College à Londres puis s’installe en France. Agrégée d’anglais, elle écrit en français et en anglais. La lecture et l’étude de la poésie font partie du travail avec ses élèves et elle anime des ateliers d’écriture à l’occasion du Printemps des Poètes.
Des textes en anglais sont publiés dans The Dawntreader, Amethyst Review, Ink, Sweat and Tears, Acumen, Erbacce 61 et 67, The High Window, Allegro et morphrog
En français des textes sont parus dans incertain regard, Le Capital des mots, Poésie/première n°74, Mille-feuille (Chicago), Traversées n° 96 et 102, Flammes Vives et Arpa n° 131 et 137-138.

© Crédits photos DR

Bibliographie

des Fleurs pour Bach, 2019 dans la Collection Encres Blanches, N° 771, Éditions Encres Vives.

Poèmes choisis

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