Amont dévers — une anthologie poétique (4) : La poésie, le disparaissant…

 

 

Nous savons que le mot « rose » peut éveiller, mieux que sa savante description, au delà même de sa « réminiscence » plus ou moins sentimentale, la surprise neuve de « l’absente de tous bouquets ». C’est que sa « presque disparition vibratoire », le quasi-mutisme du mot – conformément ici à l’étymologie – va (re)créer une réalité différente, immatérielle et efficace pour qui veut bien la lire, agissante, plus durable enfin que les êtres et les objets caducs qui nous entourent et parfois nous rassurent. Le poème « fait » (réalise), dans tous les sens, précisément ce qu’il « dit » (énonce) : souveraine présence au monde alors, que son énergie interne continue de soutenir. De ranimer pour chaque nouvelle lecture. Il est, affirmait déjà Dante Alighieri, une pure invention, une fiction, certes, mais construite, fabriquée, forgée (poïta) avec musicalité et suivant les règles esthétiques (alogiques) du langage : « fictio rhetoricâ musicâque poïta » (De Vulgari Eloquentia, II, iv, 2). Touchant donc à l’action, et même à l’action future « en avant » (Rimbaud), que l’on pourra reconnaître ensuite sans l’avoir jamais rencontrée ni conçue. « Je suis une flamme qui attend », écrivait Palazzeschi en 1910, alors que la folie guerrière couvait déjà. Fragile action, compromise parfois par l’ivresse du jeu, mais jamais abolie ; du moins lorsque l’invention est soutenue par l’enérgeia et le rhuthmós, ces ingrédients internes pour une « présence » manifeste – que la traduction (texte de destination) s’efforce non pas de singer, de réinventer à sa manière. 

 

-       La poésie, le disparaissant…

 

 

 

                           (Ballade) 

Ah larmes, ah douleur :
la vie passe et se dissout et s’enfuit,
comme glace aux chaleurs.
    Toute hauteur s’incline et rend à terre
tout solide soutien ;
tout royaume puissant
en paix enfin tomba, grandi en guerre,
et comme rais l’hiver ternit, et meurt
la gloire des splendeurs.
    Et comme alpestre rapide torrent,
comme un éclair soudain
en nocturne serein,
comme brise, fumée ou dard filant
s’envole renommée, et chaque honneur
semble fragile fleur.
    Qu’espère-t-on, qu’attend-on désormais ?
Après triomphe et palmes
ne reste plus à l’âme
que deuil, plaintes et larmes désolées.
De quoi sert l’amitié, de quoi l’amour ?
Ah larmes, ah douleur.

                                           T. Tasso, Torrismondo [1586]      

 

 

 

      Horloges à roues, à poussière et à soleil

Celui qui vole et trahit la vie des autres,
le voilà tournant, condamné sur cent roues ;
lui qui transforme les hommes en poussière,
d’un peu de poussière on le mesure et noue.

Et s’il assombrit de ses ombres nos jours,
lui-même au soleil en ombre se résout ;
apprends par là, mortel, comment sur la terre
dissolvent toutes choses Temps et Nature.

Sur ces roues-là il triomphe et il glisse ;
de sa poussière il voudrait t’aveugler ;
et parmi cette ombre il médite ta perte.

Sur ces roues-là il torture tes pensées ;
dans sa poussière il inscrit tes délices ;
parmi cette ombre, ombres de mort il verse.

                                                  Giovan Leone Sempronio, La Selva poetica (1633)

 

 

 

 

             Stabat nuda aestas

En premier j’entrevis son pied mince
glisser sur les aiguilles sèches des pins
où bouillonnait l’air avec un grand
frisson, comme une flamme blanche diffuse.
Les cigales se turent. Plus rauques
se firent les ruisseaux. À foison
la résine suinta par les fûts.
Je reconnus le serpent à son odeur.

Dans le bois d’oliviers je la rejoignis.
J’ai vu les ombres bleuâtres des rameaux
sur le dos sinueux, et les cheveux fauves
onduler dans l’argent de Pallas
sans un bruit. Dans les chaumes, plus loin,
l’alouette bondit du sillon fauché,
l’appela, l’appela par son nom là-haut.
Alors moi aussi je dis son nom.

Je la vis se tourner, vers les oléandres.
Elle entra comme en des moissons brunes
au milieu des joncs, vivement refermés.
Plus loin, vers le rivage, parmi la paille
marine, un faux pas lui fit tordre le pied,
tomber étendue entre le sable et l’eau.
Le couchant moussa dans ses cheveux.
Immense elle parut, nudité immense.

                                           Gabriele D’Annunzio, Alcione, 1903 (une version

                                                          légèrement différente dans Po&sie 56, 1991)  

 

 

 

              Le port enseveli

                                       Mariano, 29 juin 1916

Là parvient le poète
puis il retourne à la lumière avec ses chants
et les disperse

De cette poésie
me reste
ce rien
d’inépuisable secret

 

                                              G. Ungaretti, Il Porto Sepolto, 1916

 

 

 

 

Mais c’est vrai pourtant qu’aux vieux,
dépouillés de la beauté,
reste ce signe, dans l’âme,
de son rapide apparaître
et disparaître, ce sillon de chose
qui a été, qui saigne encore,
lourde, dans la conscience ;
mais qui, goutte à goutte, ensuite
va lentement s’enfonçant dans une presque,
dans une presque rancœur
de blanche innocence…

                                           C. Betocchi, Poèmes épars [1965-70]    

 

 

 

 

 

Le froid ça fait peur et le sang aussi
la mer a des sources empaillées dans la secrète
splendeur de son écroulement : le froid
ça fait froid et le chaud ne se montre pas pour
trahir ses camarades.

Esseulé le froid adore la chaude
saison mais sévèrement est interdit de se crever
par les choses basses et c’est pourquoi éclairante
se fait la ressource du pauvre : tamiser
l’univers en vue d’un repas.

J’ai froid aujourd’hui et je ne sais pourquoi dans le
cœur se tamise une nouvelle aptitude :
celle de s’en ficher du lendemain : mais
il n’est pas vrai que le lendemain soit sûr
et il n’est pas vrai que l’aujourd’hui est calme.

                                                                Amelia Rosselli, Documento, 1976    

 

 

 

                       Morts

J’ai écrasé des herbes plutôt tendres,
j’ai livré passage à des voix diverses,
et j’ai vu
avec quel sacrifice nous peuplons nos corps
et nos pas qui diminuent.
Attirés par quelques mots et insouciants
comme si nous étions déjà les autres parmi eux,
comme si nous étions loin
de tout avertissement et de toute étreinte. 

                                                  Nicola Ghiglione, Ritmi (éd. F. De Nicola, 1983)     

 

 

 

 

             La voix des ancêtres

 

1.

Le soleil d’hiver fait obstacle au chant
qui se brise contre sa barrière
tiède. Comme dans le désert tu attends
la nuit glaciale, c’est du froid
que renaissent les chants assoupis
dans le tiède hiver de Rome.
Comme du désert dans le froid
avant la nuit se chuchotent des chants
plus hauts peu à peu, miaulements
sur les violons des femmes.

28.12.1987

 

2.

Affleure dans l’Europe de mars
après plusieurs naufrages
après avoir perdu ses dents sur les rochers
jaillissent les notes et puis s’abattent.

28.12.1987

 

 

3.

Aimée, je veux qu’ils nous écoutent
qu’ils entendent le gargouillis que je ne retiens pas,
comment se forme le chant
comment il se calme dans la poitrine
comment il peut sectionner la gorge,
comment la langue s’est épluchée.

28.12.1987

                                                  Antonio Porta, Yellow (2002, version rectifiée) 

 

 

 

 

                     (un inédit)

 

Le marchand de fruits pouillais
célèbre dans le quartier
pour rester ouvert même en août
s’en est allé, je ne sais si dans l’autre monde
ou aux Seychelles ou aux Maldives,
en tout cas pour jouir du très mérité
fruit de sa sueur.
Jusqu’aujourd’hui le trou de sa boutique
n’a pas été obturé
si bien que ce tronçon de la rue Tadino
où Clemente Rèbora a habité
avant de devenir prêtre
a quelque chose d’incertain, d’inachevé,
de mélancoliquement hésitant
comme le sourire d’un brèche-dents.

                                                   G. Raboni, Altri versi [2006] 

 

 

 

 

 

 

 

                      Augenlicht

... miro este querido
 mundo que se deforma y que se apaga
en una pálida ceniza vaga…

J.L. Borges, Poema de los dones

I.

C’est comme de se trouver à l’intérieur d’un jeu vidéo
et d’être l’ours, le grizzly que l’on vise ;
à chaque coup du laser qui rapièce,
un éclair vert, un élancement subtil.
Le microscope fouille, met au point
la rétine déchirée, et tu contemples
une lande lunaire, une plaine toute fendillée :
tu peux penser, si tu veux, aux Fissures de Burri.

 

II.

« L’œil est un organe clos, mais keine Angst,
la légère hémorragie devrait se résorber. »
Elle ne se résorbe pas, non, et voici alors
des hippocampes, des ombres chinoises,
de volantes figures noires et étranges.
Mouches volantes ? Tu parles,
plutôt de gros corbeaux aux ailes déployées.
Techniquement, eine massive Blutung.

 

III.

Une poix tenace
bleuâtre et jaune encrasse le cristallin :
si tu bouges la tête, si tu tournes le regard
tout dans l’œil se met à mixer
et une partie du monde se dérobe.
Quand apparaît un nuage
très noir, effiloché,
et dessous, le long du bord,
des éclairs qui fusent
en lignes horizontales,
il n’y a pas de temps à perdre
c’est au chirurgien d’intervenir.

 

IV.

Avec grâce l’Augenschwester
libère ta joue des pansements, soulève
la coquille en plastique, la gaze, entrouvre
les cils encombrés de pommade et de sang :
merveilleusement
tout retrouve sa place, le plafond,
la fenêtre, les maisons, les collines
là derrière la haute tour qui se dresse
vers le ciel, à Züri West.

 

Pietro De Marchi, La carta delle arance, Bellinzona, 2016.

 

 

-       Et son énigme

 

 

Peut-être un matin allant dans un air de verre,
aride, me retournant, je verrai se produire le miracle :
le néant dans mon dos, le vide derrière
moi, avec une terreur d'ivrogne.

Puis comme sur un écran se camperont d'un jet
arbres maisons collines pour la duperie habituelle.
Mais ce sera trop tard ; et je m'en irai en silence
parmi les hommes qui ne se tournent pas, avec mon secret.

                                            (E. Montale, Ossi di seppia, 1925)

 

 

 

. . .

 

Qu’est-il arrivé, la plage était vide et maintenant
je vois quelqu’un assis, là là sur une pierre.
Un dieu y est assis et il regarde la mer en silence.
Et c’est tout.

                                                                 [1911-12 ?]

                                              Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie (éd. 1981),
écrit directement en français

 

 

 

 

 

                            toi !
réentrai       née        parla        main(on)

                                                     Giancarlo Majorino, Provvisorio, 1984  

 

 

 

* * *

un dieu se jette continûment sur nous.
Pour cela tu pleures, tu ne dors pas la nuit,
tu vois les champs par les files de vitres botaniques
se défigurer, le blé transformé en sombre tabac,
des sables soulevés en amas pour couvrir l’azur
très tendre.

– Grand Jardinier, chef (instamment je demande),
Étant donné l’irrécupérabilité de tout ça, sera-ce possible
De le changer en un futur d’eaux et de plantes pérennes…… –

                                                   Remo Pagnanelli, Le Poesie, 2000 (posthume)

 

 

 

 

         pour une poétesse analphabète
Maintenant dans sa vieillesse
la tension des vers
enfermés entre les parois des os
augmente. Vivante est l’image
des lettres tracées il y a une vie.
Mais le crayon se brise
sous l’étreinte des doigts enflés.
Qui n’obéissent pas.
Autres étaient les devoirs
des filles des paysans
et durant des siècles l’écriture
privilège de quelques-uns.
Claire est la poésie
dans l’enclos de la mémoire.
Elle y restera encore un peu
puis s’en ira en même temps qu’elle.

                                        Barbara Pumhösel, Prugni, 2008    

 

 

 

 

 

ils s’orientent
apparemment
à l’intuition
sans cartes ou croquis
ne demandent pas
d’indications
flegmatiques
ne donnent jamais l’impression
de se perdre

maîtres d’eux-mêmes
et sur leurs gardes
en chaque situation

 

ils errent
dans les zones industrielles
aux marges
des habitations
apparaissent
dans la brume épaisse
sur les berges
hauts sur l’horizon
défilent
sombres et solennels

 

par les nuits claires
on les voit
sortir des wagons
qui gisent
abandonnés
aux dépôts
des gares
ils s’engagent
le long des voies
et disparaissent
dans le lointain
on les aperçoit
ensuite des trains qui passent
apparaissent
dans la vision
et en un instant
comme animaux sauvages
s’évanouissent

                                           Italo Testa, i camminatori, 2013

 

 

 

____________________________________

 

 

 

 




Quelques “paroles d’Afrique”

 

Ce 19ème Printemps des poètes aura été l’occasion de découvrir quelques jeunes voix africaines ou de confirmer la connaissance que nous pouvions en avoir, par exemple à travers les émissions populaires de Soro Solo sur France-Inter. Voix aussi variées, bien sûr, que l’on pouvait s’y attendre, l’Afrique étant un continent extrêmement dynamique, comptant plus de cinquante pays différents, et non une entité unique qui serait « en face » de nous, au delà de la Méditerranée. Les aîné(e)s Tanella Boni, Nimrod, ou encore Alain Mabanckou ne nous en voudront pas si nous concentrons quelques regards, au demeurant rapides, à leurs trois cadets invités (et en résidence à la Cité des Arts de Paris) : par ordre alphabétique Harmonie Dodé Byll Catarya, Ismaël Savadogo et Kouam Tawa. Moyenne d’âge 34 ans et demi. Éditeurs principaux Du Flamboyant, Lavoir Saint-Martin, Lanskine ; pays d’origine Bénin, Côte d’Ivoire, Cameroun.

Il est bon d’avoir entendu ces trois personnalités, déclamant ou lisant, en slam, en tirade théâtrale, en murmuration,  accompagnés ou non de fond musical, avant de se plonger dans leurs livres publiés. C’était là une sorte d’épreuve préliminaire du matériau mental et sonore : elle a été on ne peut plus réussie, testée de surcroît dans des espaces aussi différents que le Musée du Quai Branly, l’Auditorium de la Cité des Arts ou le petit local de l’Association L’Autre Livre.

Pour ce qui est de la très jeune Harmonie Dodé Byll Catarya, rien ne remplace l’écoute de sa voix, que l’on pourra trouver très distinctement, par exemple, ici : https://www.youtube.com/watch?v=Lk85N_H8E9Q . Mais les textes se suffisent aussi à eux-mêmes, insolents et frais, comme dans cette adresse à un Juge pour lui expliquer que la jeune fille ait préféré le slam à la comptabilité (et c’est tout un environnement scolaire béninois qui surgit devant nos esprits à l’écoute : M. le Juge, au fond j’ai toujours aimé écrire ! / Pas étonnant qu’aujourd’hui je slamme à plaisir !...). L’énergie d’Harmonie (et dans ces deux paroles pourrait consister l’essentiel du poétique) est communicative, comme on peut le voir aux réactions animées de l’assistance. Le message est d’amour universel, que dire de plus ?

 

Partout ma plume s’agite
L’univers, lui, crépite
À sa guise, ses devoirs de devin,
Il est un esclave de la nature
Qui chante sans cesse ses aventures !

 

Tout différent, Ismaël Savadogo doit visiblement forcer sa nature pour élever un tant soit peu la voix et faire entendre le fond de tristesse – véritable basse continue dans son écriture – de son Afrique déchirée, endeuillée, cherchant dans un cheminement sans fin mais non sans espoir, une quête qui semble parfois mystique, des raisons de ne pas désister. Tout cela n’est que suggéré, murmuré dirait-on sans emphase ni éclats (ce n’est pas la peine), creusé au plus bas de la réflexion intime et du travail dans la langue. On devine, çà et là, une adolescence blessée, le refuge solitaire à l’ombre, propice à la rédaction de fragments peu à peu décantés et rassemblés. C’est ici plutôt la crainte d’en avoir déjà trop dit :

 

On prend des notes
sur ce qu’on trouve à son passage

parce qu’on n’en sait pas plus
sur ce qu’on pourra voir après
une fois le jour venu.

Après la nuit, nous revenons chaque fois
à l’autre bout du temps
comme lorsqu’on entre et sort d’une maison :

une mémoire se refait alors au fil des jours.

 

La joie de créer en mots, de « verber » comme il l’affirme lui-même, se dégage dès l’abord de la présence intense de Kouam Tawa, auteur déjà affirmé dans des expressions diverses. Son long poème, Je verbe, a fait écho vaillamment au slam de sa jeune consœur  et a su enflammer ses auditeurs. L’engagement est ici assumé, mais en poésie, avec toute l’épaisseur des lectures (de Césaire à Brook à Neruda) et de la culture orale des djélis traditionnels. Notre écoute s’y abandonne bien volontiers :

 

Verber
Pour munir la parole
De la fureur
Du feu
Et brûler les ivraies
Qui murent les tympans[…]    
Et moi
Je verbe
Pour m’augmenter
Comme
On s’entraîne
Pour entraîner

Un jour
Sans avancer
Et je me sens
Reculer
Aurait dit
Carlos Gomez

 

Pour ne rien refermer ni conclure : merci au Printemps des poètes et à son directeur Jean-Pierre Siméon pour ces « Afrique(s) », au moment où le salon du Livre Paris accueille le Maroc (invité d’honneur) et ouvre un grandiose pavillon des Lettres d’Afrique à la Porte de Versailles. La poésie n’aura pas été oubliée.

 

 




Amont dévers — une anthologie poétique (2)

 

 

La mort n’est peut-être que l’envers de la vie, l’une et l’autre au delà de (ou dans ?) un au-delà, déjà plus loin que tout le visible sans que nous le sachions. Sans oser le penser. Pas de religion là-dedans, tout au plus la bonne illusion de « sortir de soi en y restant », pour ceux du moins qui nous ont aimés (G. Raboni). Sur la route du mourir, écrivait Antonia Pozzi cinq ans avant son suicide. En une Littérature qui commence par la douceur d’être là-bas, “lonh et auprès de son amour disparu (les premiers Siciliens, parallèlement à nos troubadours et à certains poètes arabo-andalous), qui continue ensuite avec la gloire de célébrer sa Béatrice ou béatrice morte – et puis sa Laure (et la suite) –, il y a ici plus qu’un thème, un lieu commun, et une espèce d’obsession. Comme si la mort de l’être aimé avait partie liée avec la poésie. Son unique cible possible. Ou bien encore : quand le poème de « louange » devient finalement le seul digne d’être poursuivi :

« Je me proposai donc de prendre à tout jamais pour matière de mes vers ce qui serait louange de cette Très-Gentille [Béatrice] »

(Dante Alighieri, Vie nouvelle, 10, 11 – cf. mon éd. Classiques Garnier, 2011, p. 61),

par delà, croyait-on encore, toutes les séparations…    

 

 

-       Repartons donc de Dante (en ton mineur ?)…

(et le sonnet encore,

d’effroi prémonitoire)

 

                        (Sonnet)

Un jour s’en vint à moi Mélancolie,
et dit : « Je veux un peu être avec toi » ;
et je vis qu’avec elle, elle amenait
Douleur et Ire pour sa compagnie.
Et je lui dis : « Laisse-moi, va ailleurs » ;
or à la grecque elle me répondit.
Et comme à l’aise elle m’entretenait,
tournant les yeux je vis Amour venir,
vêtu d’un tissu noir de frais taillé
et portant sur la tête une guirlande ;
et pour sûr il versait des larmes vraies.
Et je lui dis : « Qu’as-tu, petit pauvret ? »
Il répondit : « J’ai grand peine et angoisse,
car notre dame, doux frère, est mourante ».

Dante Alighieri, Rime 25.

-       … et de Leopardi :

 

                   À Silvia

Silvia, te souviens-tu
encore de ce temps de ta vie mortelle,
quand la beauté brillait
dans le rire furtif de tes yeux en liesse,
et que tu gravissais, joyeuse et pensive,
le seuil de la jeunesse ?

Sonnaient les chambres calmes
et les rues à l’entour
de ton chant continu
alors qu’assise à tes travaux féminins
tu t’appliquais, heureuse
des rêves d’avenir qui en toi vaguaient.
C’était mai parfumé, et tu étais là,
ainsi passant le jour.

Moi, l’étude adorable
laissant parfois aux pages exténuées,
où mon temps juvénile
et ma part la meilleure se consumaient,
du haut des balcons du palais paternel
j’étais à l’écoute du son de ta voix
et de ta main véloce
qui parcourait le dur trajet de la toile.
Je goûtais le ciel clair,
voies dorées et jardins,
de-ci la mer au loin, de-là les hauteurs.
Ne dit langue mortelle
ce trouble dans mon sein.

Que de douces pensées,
quels espoirs, et quels nos cœurs, ô ma Silvia !
Quelle, alors, nous semblait
notre vie, et le sort !
Quand je me rappelle une telle espérance,
une angoisse m’étreint
acerbe, inconsolable,
et je souffre comme au temps de ma disgrâce.
Ô nature, nature,
pourquoi jamais ne tiens
ce que tu promettais ? pourquoi à ce point
trompes-tu tes enfants ?

Toi, avant que l’hiver eût desséché l’herbe,
d’un mal sournois assaillie et terrassée,
tu périssais, très tendre. Et ne voyais pas
de tes années la fleur ;
ton cœur ne s’émouvait
aux doux compliments ou de tes noirs cheveux,
ou de tes regards désireux et craintifs ;
et tes amies avec toi aux jours de fête
n’ont pas parlé d’amour.

Bientôt aussi périrent
tous mes espoirs les plus doux : à mes années
le sort aussi nia
la jeunesse. Hélas comme,
comme tu es passée,
chère compagne de mon âge nouveau,
mon espérance en larmes !
C’est là le monde ? là
les plaisirs, l’amour, les œuvres, l’aventure
dont nous avions ensemble tant devisé ?
c’est là le destin de notre humaine espèce ?
Dès qu’apparut le vrai,
toi, fragile, tu tombas, et de la main
la froide mort et une tombe déserte
tu désignais au loin.

 

G. Leopardi, Canti xxi (1831)

Cf. http://poezibao.typepad.com/poezibao/2016/07/anthologie-permanente-giacomo-leopardi-par-jean-charles-vegliante.html

_________________

 

 

       Commençant à mourir

Quand je t'ai donné
ces images de moi enfant
tu me remercias : tu disais que c'était
comme si je voulais
recommencer la vie
pour te la donner tout entière.

Or plus personne
ne tire de l'ombre
la petite légère
personne qui fut
en une aube
brève - la Poupée infante ;

plus personne ne se penche
au bord
de mon berceau d'oubli -
Âme -

et tu es entrée
dans la route du mourir

 

                                   Antonia Pozzi, 28 août 1933

 

 

-       Une autre voix féminine, à la marge :     

 

Assunta Finiguerra [en une langue minorée de Lucanie]

 

 

 

I fuoche de novembre só appecciate  .  

cu na viulenze ca me mbaurissce   

resorge palummelle e mmóre cane

nda na vijanove ca nun téne anzute

Oje mamma mije e vita benedette

appene tocche fierre nassce viende

m’accerchje cume fosse delinguende

me daje a bbeve miére fatte acite

Me só stangate de èsse n’impotende

si mette r’asscedde fazze mala fine

nun póte vuluà chi nun pusséde abbuole

chi scarpe de cemende porte e piede

nghiuvuate nderre reste ósce e ssembe

ósce e ssembe spere ca Dije nge sije

 

 

 

 

 

Les feux de novembre sont allumés       .   

avec une violence qui me fait peur

je renais tourterelle et meurs chien

dans une ruelle qui n’a pas d’issue.

Ô ma mère, ma vie bénie,

dès que je touche du bois se lève un vent

qui m’entoure comme si j’étais coupable,

me donne à boire un vin pur tourné acide.

Je suis fatiguée d’être sans puissance,

s’il me pousse des ailes je finirai mal,

il ne peut voler celui qui n’a le vol,

qui porte aux pieds des souliers de ciment

restera pour toujours cloué à terre,

espérant chaque jour que Dieu existe.

                     “Questo dolore che mangia”,

                               Le Voci della Luna, 2009

 

Voir aussi : https://nositaliesparis3.wordpress.com/2014/05/18/frontiere-marches-20-in-memoriam/

[A. Finiguerra]

 

 

-       Les jeunes filles et la mort

           Pierre tombale

Derrière des fleurs de molène,
   dans la ronce où bat une aile
imprévue, on lit sur la pierre :
  CI-GÎT PIA, JEUNE FILLE.

Chicorée à l’œil bleu, dïanthe
   de pourpre, et toi, liseron
sais-tu de Pia quelque chose ?
   vous l’avez vue, libellules ?

Elle dort. Depuis quand a-t-elle
   au cœur ce suave oubli ?
Combien, oh ! de nues en-allées,
   de feuilles, de pleurs sans bruit ?

Combien, Pia, sont morts depuis
   que tu dors ! Toi, pure d’autres
êtres créés pour mourir : si
   calme, les mains sur ton sein. 

Dors là, vierge, en paix ; ton léger
   souffle dans l’air, je l’entends
s’accorder au vol des andrènes
   avec le frisson du vent.

Le chardon laisse, où tu respires
   quelques aigrettes d’argent
comme, à la mort, qui meurt confie
   en pensée l’ombre d’un nom.

 

                                                             G. Pascoli, Myricae (1894)

- déjà publié sur le site de ‘Recours au Poème’, avril 2014

 

              Paul et Virginie, IX

C’était l’aube et ton corps si beau renversé
immobile dans les algues, les méduses,
semblait paisible comme en paisible sieste.
Je me penchai silencieux sur ce visage
où les violettes déjà de la mort
se mélangeaient aux roses de la pudeur…
Désespérée douleur !
Douleur sans le moindre cri, sans une larme !
Morte tu gisais avec ton rêve intact,
tu revenais morte à celui qui t’aimait !
Dans la main droite tu serrais mon portrait,
de la gauche tu pressais ton cœur détruit…
– Virginie ! Tous mes rêves !
Virginie ! – Et je t’appelai, les yeux fixes…
– Virginie ! Amour qui reviens et qui es
la Mort ! Amour… Mort… – Et je ne parlai plus.

                                                                                 Guido Gozzano, I colloqui, 1911

 

 

 

           À une jeune morte

Tu avais une âme blanche de mouette
et des mains tièdes comme vols d’oiseaux :
par toi le vent m’était serein
et ce doux sourire des morts.
Mais toi, jeune fille, qui fleurissais les prés,
tu as donné la lumière,
et le jour calme a pleuré à nos yeux
et mon visage n’aura plus l’ombre
de tes longs cheveux.

Sur tes cils tombent des feuilles.

Au-dessus de ta tombe le ciel s’endort,
et en ce tendre abandon de l’eau
le son ailé de tes pas
revient, comme alors, par les haies.

                                                                      Roberto Roversi (éd. M. Landi, 1942) 

 

 

             Ennemie de la mort

                                                             à Rossana Sironi
                                                                  [suicidée le 05-07-1948]

Tu ne devais pas, chère,
arracher de ce monde ton image,
nous prendre une mesure de beauté.
Ennemis de la mort, que ferons-nous
courbés à tes pieds roses,
sur ton flanc de violette ?
Tu n’as laissé ni feuille ni parole
de ton ultime jour, un non à toute chose
sur terre apparue, non au monotone
journal des hommes. La triste, estivale
ancre de la lune entraîna au loin
tes rêves : collines, arbres, lumière
nuit, eaux ; et non confuses
pensées, mais rêves vrais
détachés de l’esprit qui décida
pour toi à l’improviste
du temps, du lâche futur. À présent
tu sais les dures portes,
ennemie de la mort. – Qui crie, qui crie ? –
Tu as tué d’un souffle la beauté,
frappée pour toujours, tu l’as dévastée
sans une lamentation pour sa folle
ombre étendue sur nous. Insuffisante
alors, beauté, défaite solitude.
Tu as fait dans le noir un geste, écrit
ton nom dans l’air, ou mieux ce Non à tout
ce qui fourmille ici et au delà du vent.
Je sais ce que tu voulais, forme neuve,
je sais la demande qui revient vide.
Il n’y a pour nous, pour toi, de réponse,
ou mousse et fleurs, ô chère
ennemie de la mort.

                                                 Salvatore Quasimodo, Il falso e vero verde, 1954

 

 

                    Le lac d’Annecy

Je ne sais pourquoi mon souvenir t’attache
au lac d’Annecy
que je visitai des années avant ta mort.
Mais alors je n’eus pas une pensée pour toi, j’étais jeune
et me croyais maître de mon destin.
Pourquoi peut ressurgir une mémoire
aussi enlisée, je ne sais ; toi-même
sûrement m’as-tu enterré sans le savoir.
Or tu reparais vivante et tu n’es plus. Je pouvais
m’informer alors de ton pensionnat,
en voir sortir les jeunes filles en rang,
trouver une pensée tienne du temps où tu étais
en vie, et n’y ai pas pensé. Maintenant c’est inutile,
je me contente de la photographie du lac.

                                                                                      (06-VI-1971)

                                                                                  Eugenio Montale, Diario del ’71

- texte exclu, je ne sais plus pourquoi, de ma suite pour la

NRF 370, 1983, Poèmes de son grand âge (1975-1980)

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-       Et après ?

 

Oh pas ainsi, non ! moi, cet égouttement ?
un limaçon qui se défait… moi vraiment ?
avec le cœur qui fond, part en grandes eaux
par les viscères, les cuisses… toute en eau…
Et si ça continue – comment en douter ? –
peu à peu cette chair aussi, en entier,
va creuser son lit, trouver sa propre veine.
Oh, pas encore, non non, non pas la mienne,
pas déjà, j’ai le temps, disais-je, le temps.
Mais quel temps, un vrai os affamé, un temps
du chien ! Voilà, tout pour moi s’est déroulé,
en années à mordre, et années et années,
à me ronger le cerveau en chaque écorce.
Maintenue de force, sans un brin de force,
de mes viscères je me forge des bas.
Mais ce n’est pas ça, ce n’est même pas ça,
je n’ai plus de jambes peut-être, ou de bras…
Alors, sans tête alors ? sans une face ?
qu’est-ce qui me reste ? il ne me reste rien ?
Il me reste l’esprit. En espoir si fin
l’esprit reste là. Et non l’esprit tout seul.
Et cet autre écoulement, d’une rigole,
c’est à moi aussi ? c’est déjà le cerveau ?
Moi ici, comme à l’abattoir un bestiau
écorché, équarri, pendu à couler,
comment pourrais-je encore penser marcher
si la porte est clouée ? Ah, c’est par pitié,
pour qu’on ne puisse pas me voir, car qui sait,
un collapsus peut frapper qui me regarde.
Je n’en sais rien, moi, rien là qui me regarde,
mais mes yeux, oh mes yeux, toutes les horreurs
qu’ont vues mes yeux, oh, si lourdes de terreur !

 

Patrizia Valduga, Donna di dolori (1985-1990)

 

 

Où t’es. Mère.

Y’a d’mourir, et ça n’paraît vrai.
Il faut mourir, et ça ne semble pas vrai.

Ainsi les feuilles. Ainsi,
peut-être, feuilles n’ont pas été.

                                                      Mario Benedetti, Pitture nere su carta, 2008

 

 

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Jean-Charles Vegliante, Cinq visites

Cinq visites, plus une

 

Celle qui marche au-dessus…
(Rien commun, 2000)

 

 

L’intranquille

 

Hurle dans la nuit – elle crie silencieuse
ment sa nuit – je sais qu’elle hurle – se bat
toute seule contre quoi – ce désarroi
sans objet – sans issue dans la chambre close –
les draps serrés – une fièvre étrange pose
des banderilles – l’oreiller étouffant –
le petit bruit des dents qui choquent – le temps
ne passe plus – une lumière fumeuse
filtre dans le rêve – elle est sous la faucheuse –
sous la menace des tranchoirs – de la hache
de l’ogre aux épis – toujours qui la pourchasse…

Je sais qu’elle hurle, je vois son enfance.

 

 

 

***

 

 

 

L’effrayée

 

Dans le regard l’énigme du grave temps.
Ma génération. Et combien qui résistent
sans penser à quoi, contre quel adversaire
déjà dans la maison. Démunis devant
le brouillard qui s’assemble – qui tremble vers
les vitres – qui se glisse entre les murs tristes
du quotidien. Qui me regarde se pense
autant qu’il se demande si je le vois
comme lui, avec un mélange d’horreur
et de pitié. Si l’on pouvait voir derrière
ce voile, combien maudiraient leurs parents !

Je te regarde aussi – je souris – j’ai peur.

 

 

 

***

 

 

 

La pensive

 

Où a-t-elle à ce point pu défigurer ?...
Quand la marée monte des pleurs, la suffoque,
elle pense à un détail insignifiant…
S’il cligne des yeux de la lumière à l’ombre
la peur monte, t’envahit toute, c’est bête
de rester là… Plusieurs fois tu as tenté
d’aller à contre… Il fait froid même en été
contre cette sylve domestique… Allant
contre elle refait quand même… Elle s’entête
aux tâches domestiques… Qu’a-t-elle à faire ?...
Ou bien faut-il obtempérer à cet air…

Je ne te sais que trop, petit masque sombre.

 

 

 

***

 

 

 

La lente

 

Tu vois bien que le vert ne reviendra pas
C’est un avril fichu, un autre printemps
L’acharnement des mouettes fait frissonner
La ville cède par des détails infimes…
Il y a une carie dans le ciment
On voit dans le net la honte d’une langue
Chaque jour qui passe corrompt ses racines
Il y a comme des radicelles pourpres
Dans les yeux la fureur de sa propre fin
Les fondations que l’on voulait oublier
Les chevilles gonflées penchent vers la terre

Elle cherche un mot où être tout entière.

 

 

 

***

 

 

 

L’étourdie

 

Ma vue me trahit, je n’ai que mes petites
choses, je ne suis plus qu’un arbre de veines,
une « demeure vide » aux coups de boutoir
des ans… Tu ne sais pas combien. Et j’aspire
à tant de choses ! de nouvelles antennes,
et puis je ne sais plus ce qu’on me voulait.
Je ne veux presque rien mais rien ne remplit
Cette vacance, ce froid où je me perds.
Les matins semblent voler avec les merles.
Les soirs me crient : tu devrais chercher ailleurs,
oublier ce qui t’a soutenue, rêvée…

Lis : « perdre sa vie après les oiselets »…

 

(Purgatoire, XXIII, 3)

 

 

***

 

 

 

La somnambule

 

Regarde la nuit, regarde ce qui bouge
dans le noir. En tristesse tu te retrouves,
mais seule à présent, comme les petits êtres
qui volètent dans l’ombre. Comme il nous est
difficile d’avoir la part de lumière
sans en être la proie. Le désir n’est-il
qu’une proie aveugle et consentante ? Elle a
quitté déjà les prés fleuris de l’attente,
elle a souvent envie de pleurer la nuit,
et le matin devant son café amer,
son trajet, son travail. Regarde le jour !

Nous t’aimons, nous qui te voyons te mouvoir.

 

°°°

 

 

P.S.

Una visita

 

 

                                                               (per I. T.)

Andiamo sospesi ancora al pensiero di ninfe
sommerse e riemerse vive nei versi.
Il sopravvissuto ci accoglie sorridente
(ci hanno detto, per puro miracolo).
Quale apparizione di che altre scomparse
sarà, non ne sapremo mai nulla.
Non ci è dato di sapere il dove e il quando,
né il chi ci sorride coi pochi denti
(torna a mente il brèche-dents di Frénaud,
tremenda immagine sospesa nel nulla):
(ma che sia lui, l’amico, non dubitare

– e la mia “ninfa” un lutto insanabile).

  

Présentation de l’auteur




Fil de Lecture de Joëlle Gardes : Esther Tellermann, Emeric de Monteynard, François Perche, Jean-Charles Vegliante

 

Quatre recueils qui illustrent la diversité de la poésie, à travers une inquiétude commune, sur le sens d’un monde plus que jamais déchiré :

 

Esther Tellermann – Sous votre nom, Flammarion

On peut être davantage sensible à d’autres formes de poésie, plus immédiatement accessibles, et être dérouté par trop d’énigme (c’est un des mots qui revient dans le recueil : « Nous aurions / érigé / ensemble / les énigmes »). C’est mon cas. Pourtant, j’ai peu à peu abandonné le désir de comprendre pour m’abandonner au charme de l’étrangeté de ces textes, ou plutôt audépaysement au sens propre, puisque nous voyageons d’Est en Ouest (encore une expression fréquente, du moins dans la première partie) et jusqu’au Sud dans la troisième. C’est un univers de légende, où errent de grandes figures de princes et de princesses sans nom dans un décor de feu (partie I) ou de glace (partie II), une épopée sans héros véritable, comme le disait Jean Paulhan à propos de Saint-John Perse. Et de fait, c’est à Saint-John Perse que j’ai souvent pensé, à son hermétisme, comme à ses grands espaces et ses déserts, même si, avec Sous votre nom, nous sommes aux antipodes des grands développements du poète. Ici, c’est la brièveté qui domine, dans le vers, et dans la phrase si resserrée qu’elle est parfois privée d’articles devant les substantifs (« corps devint / écriture »). Des constantes, outre la forme : des répétitions qui circulent d’une partie à l’autre, et surtout une quête pour appréhender la double face du noir, pour retrouver la mémoire de l’humanité, pour saisir le mot et les syllabes. On pourrait résumer le recueil par ce texte : « De légendes en / légendes et / d’incendies en / incendies / ils cherchaient : à ne pas faire mourir / la parole ». Précisément, elle ne meurt pas dans ces poèmes où elle constitue une musique, semblable à celle qui y est souvent évoquée et qui « pardonne » à la « part coupable du monde ». De ce type de musique, nous avons grand besoin.

 

*

 

Emeric de Monteynard – Écoper la lumière, L’Arbre à paroles

 

Autres textes lapidaires, où le vers se réduit parfois à quelques syllabes, à un mot qui suffisent à exprimer les questions essentielles, « Comment faire place / À “plus” de lumière ? », ou « Comment / Ne pas répondre à l’étoile ? » Ce vers libre, qui, à la différence de celui d’Esther Tellermann, suit les articulations de la syntaxe, est en définitive un peu monotone, parfois artificiel mais la méditation qui s’en dégage sur le temps, la mort, le sens de l’existence, l’affirmation de la force des humains ne peut manquer de toucher : « Danser / Comme un seigneur, / Un vrai, / Un grand. / Danser », d’autant qu’elle s’incarne dans des réalités quotidiennes, des paysages familiers, la mer, les étoiles. « Écoper la lumière », c’est, contre nos peurs et la mort affirmer « l’espoir du renouveau ».

 

*

 

François Perche – À quoi bon des poètes en ces temps dérisoires ?, Rougerie

 

Voilà un recueil où le vers libre, a tout son sens, parce qu’il suit les méandres de la pensée, joue des rejets, des différences de rythme, des contrastes, qui soulignent la force de certaines affirmations ou images, comme dans ce quatrain qui ouvre le premier poème : « Les odeurs montent, / Se ressembelnt, / Masques de fumée, / Malgré les visages hurlant leur détresse. » Sans pathos, avec simplicité et lucidité, le poète qui doute de lui-même constate que si les temps sont dérisoires, ils sont surtout cruels, parce que « L’insomnie, / La folie, l’erreur, la mort / Cognent » et que c’est dans les hommes que « […] se cache l’abîme / Grand ouvert. » Peut-être alors vaudrait-il mieux « Se taire / Se laisser gagner par / Le curieux rire des mots » et accepter que « Les points de silence / Envahissent la page. » Pourtant, la voix du poète est nécessaire, s’il accepte de ne pas céder aux blandices du langage, aux « bourrasques » et aux « métaphores », écoute « l’intime de [lui]-même » et laisse les vers se « décanter » « en leur simplicité ». C’est un art poétique qui est ici posé, des injonctions souvent à l’infinitif qui sont proposées, mais au-delà, ce qui est affirmé, c’est que même si écrire est « une défaite perpétuelle », c’est aussi un acte de résistance, aussi dérisoire sans doute que les temps où vit le poète, mais le seul moyen qu’il a de « lutter ». Et François Perche sait nous en convaincre tranquillement, profondément.

 

*

 

Jean-Charles Vegliante – Urbanités, Le Lavoir Saint-Martin

 

Le recueil que j’ai préféré.

Urbanités : ce qui concerne l’urbs, la ville, à travers laquelle nous promènent ces textes en particulier dans la partie « La forme d’une ville », et ce qui concerne la conduite que l’on doit y tenir, la politesse.

Forme d’une ville : sont déclinés les rues familières, les personnages qui y circulent, « la chinoise aux cheveux châtains », la « Mèr-rom », le fauteuil roulant, les poussettes, et il arrive que le souvenir surgisse … Parfois, les rues sont vides, c’est dimanche, ou alors on se hâte pour aller au travail. Autant de détails personnels mais que peut reconnaître chacun de nous.

Politesse : elle se manifeste d’abord dans la reconnaissance envers les aînés et les amis poètes, Baudelaire, Rimbaud, Dante, Benedetti… 22 hommages énumérés en fin de volume, autre forme de politesse, cette fois envers un lecteur qui n’est peut-être pas aussi savant que l’auteur. Sans doute, savante, cette poésie l’est bel et bien, et pas seulement dans ses allusions, mais aussi dans son jeu avec les mots, qui évoque parfois les Grands Rhétoriqueurs, et dans la référence quasi constante au sonnet. Elle est évidemment explicite dans les poèmes « Sonnet caudé » et « Autre sonnet », mais implicite dans la présence massive des poèmes de 14 vers, d’un seul bloc, parfois prolongés par un ou deux vers, ou même par des tercets bien identifiables. Mais jamais les allusions savantes ou le jeu avec les formes, que l’on peut d’ailleurs ignorer, ne sont gratuits, ne serait-ce que parce qu’ils confèrent de la légèreté à une réflexion grave, pour ne pas dire le plus souvent sombre.

C’est une poésie généreuse, qui ne se satisfait pas de parler de poésie et de mots (ces « mots qu’on retient / depuis la communale ») mais s’interroge avant tout sur un monde malade, même si « il ne faudrait pas écrire sur ces choses ». Un des derniers poèmes, « Morts de janvier », porte sur les tragiques événements de janvier 2015. Le pire est peut-être à venir, c’est ce que dit l’ensemble du recueil et, tout particulièrement, la deuxième partie « Plus méchants que vous ». L’ombre, la douleur, la mort : l’Envoi et la clôture du volume, « Tout à refaire », ne sont pourtant pas des lamentations mais au contraire l’affirmation de la dignité humaine, envers et contre tout : « Se tenir par la main dans la barque », et de l’espoir : « Dans la cour noyée un cri de joie sauvage ».




Jean-Charles Vegliante, Rue La Bruyère

 

Le vent du large, dirait-on, du grand large
fait vibrer le 6ème étage, mansardes
réunies que nous visitâmes un jour
(combien de temps depuis lors, sur nos visages)
et qui oscillent dans l’air comme une proue.
Il a plu, il a pleuré là sous les combles
cette nuit, beaucoup, une petite fille :
tu dis, je n’ai pas dormi, elle doit être
épuisée. Tu dis : je n’en finis jamais
avec cette fatigue – les murs s’éloignent –
il y a des fleurs qui s’ouvrent dans les larmes.
Il y a des cœurs effrayés en famille
ne montrant rien, qui tiennent comme ils le peuvent
à quelques objets, dans l’or du soleil blet.
 

 

extrait de La forme d'une ville

Présentation de l’auteur




Jean-Charles Vegliante, Rue du Gril (Mosquée de Paris)

 

Bien sûr qu’elle est comme une fleur odorante
et vibrant dans l’air léger, où la corolle
renversée de sa jupe semble aspirer
les inermes serpents vus dans le bitume
(et les regards des passants que sa jeunesse
forcément menacée rend un peu mouillés).
C’est presque l’été, et une fois encore
les femmes blessées oublient et se souviennent
et sont des mères au garçon qui lui parle,
simplement étourdi sous l’averse-rire.
Bien sûr, qu’elle est l’aube fraîche des promesses.

                                                       (avec Cielo d’Alcamo)

 

extrait de La forme d'une ville

Présentation de l’auteur




Jean-Charles Vegliante, Rue Censier

 

Le paysage dort doucement couché
sous la ville. Tu vois ce coude de route
creuse, plus fraîche, un peu malade on dirait,
c’est la rivière qui la mine, la Bièvre
malsaine depuis qu’ont disparu les bièvres
et les lièvres (mais les lapins sont dans l’herbe
mutante des aéroports, les abeilles
sur les toits font paraît-il un miel exquis) :
les étudiants chaque année la rajeunissent,
leurs compagnes sont de l’asphalte naïades,
suivant le filet d’eaux souterraines nuits
qui lave patiemment la suie des chagrins.
La veine se perd sous le talus de l’autre
rue, elle la croise sans trouver sa Clef.
 

 

extrait de La forme d'une ville

Présentation de l’auteur




Jean-Charles Vegliante, Tu dis : Que fait-il, de son fauteuil roulant ?

 

Dans mes yeux est une grille à pointes noire
Elle est posée sur le paysage exacte
Jusqu’à la limite du ciel, seulement
Quelques frontons, des cheminées outrepassent
Une terrasse limitrophe dégrade
Vers le fond arboré, les barreaux dessinent
Pour mon œil une parfaite perspective
Un jour peut-être elle entraînera ma main :
Les façades sur cour déjà disparaissent
Où la nuit les réclame alors qu’un couchant
De cosmogonies n’éclaire ah que la vie
Est quotidienne ! ah seulement quelques vols
De gerfauts traversent mon esprit, je vois
Encore un peu, et l’azur – ah ! – seul insiste.
 

 

extrait de La forme d'une ville

Présentation de l’auteur




Jean-Charles Vegliante, Rue Ganneron

 

Il y a du vert ici ! et une odeur
de terre défoncée et le ciel se courbe
comme le long d’un ruisseau les soirs de pluie ;
c’est que les vrilles tendres dessus le mur
plongent leurs racines dans le sol des morts,
habillent les poteaux jusqu’aux fils vibrants
sur les têtes basses des marcheurs au long
cours – d’où viennent-ils, entre plages de chaud
et refuges d’ombre qui rythment l’espoir
parmi des maisons étranges, mutilées
béantes, les parois sorties, impudiques…
Les travaux ont l’air arrêtés à jamais.
Le temps s’est figé sous le jour qui ruisselle.
L’air patient accueille nos cœurs de mortels.
 

 

extrait de La forme d'une ville

Présentation de l’auteur