Réification du voyage : Vanda Mikšić, Jean de Breyne, Des transports
Devant la vie compliquée de notre siècle, qui réclame de l’intensité et de l’énergie, la poétisation reste un refuge contre notre modernité mécanique – voyages en TGV, en Airbus, en véhicule personnel ou collectif… - et devient un lieu et un lien de densité.
De ce fait, même si l’aujourd’hui et ses contingences, la nécessité d’occuper l’espace que crée le voyage, cette modernité des transports mécaniques exige ici, dans ce recueil de poèmes, une espèce de réification, le voyage et le poème étant aussi en quelque sorte, une lutte contre le temps compris comme durée, durée du voyage qui s’abolit pour un temps poétique.
Il faut donc accueillir ce recueil des deux poètes Vanda Mikšić et Jean de Breyne, comme une phaléristique, une étude de médaille, dont l’avers et le revers peu distincts au début, s’individualisent au fur et à mesure, s’autonomisent l’un de l’autre. Et c’est un plaisir supplémentaire de parcourir ces textes où l’écriture de chacun fait contrepoids à celle de l’autre. On pourrait dire qu’il s’agit de deux masques, ou d’une tête de Janus où vaquent les deux écrivains. Et vaquer va bien puisqu’il s’agit de parler de tribulations dans un wagon, un siège, une cabine, un habitacle, où les autres voyageurs sont des acteurs et les paysages des toiles de fond théâtrales.
Vanda Mikšić, Jean de Breyne, Des transports, éd. Lanskine, 2019, 14€.
L’ici et le maintenant du voyage, qui s’oppose en un sens à une immobilité impossible et cependant obligée du voyageur, la translation d’un mouvement, le récit du transport nous conduisent dans un flux, dans un allant. Celui des véhicules tout autant que celui du poème, prosodie qui avance depuis la nuit intérieure de tout créateur, jusqu’à l’attente, la suspension du maintenant, de la lettre à écrire, à faire parvenir et à recevoir ; car ces poèmes sont des lettres de voyage.
détachée du rythme monotone
des roues je ne suis plus
les lignes grises et blanches
continues et saccadées
balisant notre trajectoire
je suis ailleurs dans une chambre
d’hôtel à tokyo j’assiste en voyeuse
aux derniers ébats amoureux
à un rite d’adieu je ne suis pas là
mais il y a mon double assis à l’autre
bout de la rangée je mords dans un sandwich
[…]
Peut-être est-ce cette dramaturgie du périple qui tend vers un but et procède d’une sorte de dialectique du récit, isole les deux poètes, et autorise à écrire le poème, la lettre, le chapitre de l’histoire, la scène de ce théâtre poétique comme une réponse dans le dialogue d’une pièce ? Voyage en solitaire seulement pour aider à décrire ce qu’est un théâtre humain, l’effet dramatique d’une relation, d’un échange épistolaire. Les poètes sont vacants, rendus vacant dans l’attente de la fin du voyage, désœuvrés, qui sait ? seulement ouverts au texte à écrire alors que la réalité se chosifie, se réifie, dans cette lettre formée d’un poème qui saisit et épingle une réalité qui passe et se met en scène.
Du reste, cette conversation est en suspens souvent dans le big data de l’informatique et participe du gigantesque texte mondial et presque infini des messages électroniques. Ces poèmes permettent une lecture contemplative, mais non méditative, attachée à la réification de la connaissance du monde, de chosifier le flux latent de notre lecture, qui s’associe ainsi à l’itinéraire du poème qui se déroule.
Je te lis tu sais
Doucement le train part
Le poème pense et
S’adresse
Balancement du ballast
Je traverse une grande part
de mon histoire :
Le fleuve large
Les histoires se déplacent
Et demain
Syntaxe, temps, voyage, écriture, lettres, adresses à autrui, regard du lecteur, tout cela permet de traverser par exemple l’hiver, l’hiver à l’Ouest, l’hiver à l’Est. Car en arrivant à la fin du livre, on garde l’impression de deux univers, de deux tons qui se distinguent et qui s’appuient l’un sur l’autre, dans un espace devenu dramatique. Le poème est devenu le monde.