Jean-Louis Rambour aux éditions L’herbe qui tremble

Les très actives éditions L'herbe qui tremble publient, ce premier trimestre 2024, deux livres de Jean-Louis Rambour. Tout d'abord Y trouver la fièvre, avec des illustrations de Pierre Tréfois : 70 poèmes environ, sous forme dense, ramassée (24 vers), qui prennent l'entièreté de la page.

Pour ce qui est de l'aspect formel, majuscule en début de phrase (on en croisera à l'intérieur du poème, facilitant le découpage de lecture) et un seul point en fin de poème Pas d'énonciation à la première personne du singulier. Le je est ici remplacé par il mais on a bien compris qu'il avait même valeur. Mise à distance donc du sujet qui s'observe comme de l'extérieur.

Plusieurs fois il s'est installé à table
avec le frémissement de celui qui vient
de quitter un carnaval bruyant
qui vient de se frayer son chemin
dans les guirlandes serpentins
vient d'une rue de fête populaire
si bien que la brutale mue
laissait sur sa chaise un être
improbable ni lui ni un autre

Jean-Louis Rambour, Y trouver la fièvre, éditions L'herbe qui tremble, 2024, 94 pages, 16 €

Ce dernier vers renforce cette idée d’extranéité, d'éparpillement, d'autant que ce je absent – le poète lui-même ne se sent-il pas comme absent de ce théâtre de vie – est aussi bien en embuscade derrière le on ou encore le vous et le nous.

Les jours se suivent comme
cailloux dans la chaussure
comme un début de colère
qui ne lève pas On les compte
en les alignant au sol ainsi qu'enfant
on alignait des noyaux de fruits
pour chiffrer le chemin
entre la terre et le ciel.

Et pour cette sorte de déréalisation, exprimée cette fois à l'aide du vous :

Les revers de poignet disent
la détermination Le souffle
sur les mains la certitude de savoir
une encyclopédie de choses
Les épaules font des signes
de délivrance tout le corps parle
les rêves parlent ils vous mettent
sur un paquebot de luxe sur
un Hollandais volant une nef
d'île au trésor ou sur un âne
qui traverse les Cévennes
Le cou est nu et la pomme d'Adam
s'agite au rythme des bruits
de l'orage des craquements
des bûches de bois des sauts
des aiguilles du réveille-matin
Vous êtes un membre de l'équipage
vous êtes des paupières et
des chemises ouvertes vous êtes
les pieds sur le sol et le trait
de lumière qui passe sous un nuage
et la liberté qui pousse en herbe
autour de tombes autour de puits
vous êtes un front blessé de pierres.

Cet autre extrait, jouant des mises en abyme, aussi bien de l'écriture que du "personnage" :

Il est là parce que nous y sommes
parce que notre repas de vivants
est une forme d'écriture de déclaration
Nous sommes à un âge grotesque
de la vie où l'on écrit l'oreille
plaquée sur les portes en alerte
du moindre bruit moindre arôme
moindre note d'un répertoire chanté
dans l'asphyxie des poumons et
le relâchement du sanglot du sang.

Observation quasi clinique, restituée de manière très poétique et qui inclut une introspection sans concession.

Il a toujours détesté la chasse
l'eau chaude des bains la boue
des chemins forestiers le café
brûlant les gens trop bavards

Dans cette longue plongée en lui-même, l'auteur évoque parfois le monde comme il va : [...] On tue Tout sert / à tuer la fronde de David aussi bien / Little boy sorti de Fat man / Tout sert à tuer même les pavots / des champs de Kandahar [...] mais c'est plus sa propre déchéance que celle du monde que le poète décrit : Si affaibli Il était une sorte de chien gris / efflanqué peut-être un cheval brisé / un prisonnier happé dans une bouteille / d'alcool comme on fait aux serpents

Magie d'un écriture qui emporte pour ce qu'elle dit et comme elle le dit.

Dans la nuit dans le sommeil
quand les étoiles n'en finissent plus
les mots en effet reviennent ne cessent
de revenir et forment des billes de sucre
des agates de cour d'école
des souvenirs des prophéties
qu'on mord à s'arracher la langue.

∗∗∗

Le deuxième livre de Jean-Louis Rambour, La bonne volonté de vivre, est plus court, une sorte de fable, symbolique, qui interroge la vie et son terme, allusive. Le titre questionne d'entrée. Faire preuve de bonne volonté, c'est se mettre dans une disposition à bien faire. Cette expression appliquée au verbe vivre titille l'esprit. On trouvera deux figures principales dans ce recueil : l'homme (comme dans le livre précédent, sans aucun doute l'auteur, pour une observation à distance, bien que celui-ci emploie également le je, ) et le passeur. Cet homme est double en quelque sorte, se regardant de loin et s'exprimant des profondeurs de son intimité : l'homme qui n'a plus d'enfant à saisir / (et moi qui si souvent ai trébuché dans mes colères). L'homme, c'est posiblement l'être social, celui qui se montre aux autres, dans le leurre des apparences, alors que je est l'authentique : Je ne triche pas. L'homme, lui, triche autant que la lumière du jour.

La figure du passeur renvoie inévitablement à Charon, le nocher des Enfers qui fait traverse le Styx aux âme des morts contre une obole. J'ai le visage transporté, en voyage vers une île déserte, derrière la porte. / Je tends déjà la pièce au passeur. L'auteur se sent proche de ce passage et fait une manière de bilan de son passé puisqu'il s'agit bien de contempler une vie à rebours. Belle formule pour dire le peu qu'il reste à vivre : L'avenir a déjà des rides.

On trouvera par ailleurs une référence au Christ : On peut percer un homme sous la cinquième côte, comme d'autres allusions à des figures apparemment tutélaires pour l'auteur : Hamlet, où est la tête du mort ? / Est-ce ce crâne posé sur des genoux, prêt à glisser / des mains de l'homme, Villon et Chagall, Hommes, ici n'a point de moquerie. Il y a / des paroles qu'on répète, secoue, dans le temps / où d'autres repeignent le plafond de l'opéra.

Le passeur est un personnage ambigu (un double, voire un triple de l'auteur ?) : Je n'y crois pas vraiment, / on navigue, on navigue et la mort n'est pas.et plus loin : Le passage n'existe pas puisqu'il n'y a pas de but mais dans le même temps : Toutes et tous allez passer à l'autre rive. [...] vous serez les compagnons et compagnes / des morts piteuses (comprenez : morts de pitié). / Votre Dieu ? Mais c'est fini maintenant...

Jean-Louis Rambour, La bonne volonté de vivre, éditions L'herbe qui tremble, 2024, 34 pages, 10 €.

C'est un long poème qui mêle désespoir, lucidité, colère parfois et un désir de douceur, d'acceptation : Je marche en fou à pas très lourds. / Je ne dévie que devant les murs. Certains vivent / assaillis par l'ombre des bonnes idées, / d'autres veulent prolonger un soleil qui s'étonne. / À la rigueur les parfums sont-ils justifiés pour laisser croire // à un reste de respiration. Moi, pour mon passage, / je ne me reconnais que dans les oiseaux en fuite. Finalement : Mon jour de colère / fait silence. La mort prononce des mots / avec une douceur de fenêtre brusquement ouverte.

Et, en conclusion, ces très beaux vers :

Voyez-vous,
il se produit que l'on croie pouvoir créér des feux
contre le feu, mettre des crèmes de couleur
sur nos masques et, sur les draps, un goût d'évangile.

Présentation de l’auteur

Jean-Louis Rambour

Jean-Louis Rambour est né en 1952 à Amiens. Il habite désormais dans le Santerre, à l’est du département de la Somme.

Poésie

Mur, La Grisière, 1971

Récits, Saint-Germain-des-Prés, 1976

Petite Biographie d’Edouard G., CAP 80, 1982

Le Poème dû à Van Eyck, L’Arbre, 1984

Sébastien, poème pour Mishima, Les Cahiers du Confluent, 1985

Le Poème en temps réel, CAP 80, 1986

Composition avec fond bleu, Encres Vives, 1987

Françoise, blottie, Interventions à Haute Voix, 1990

Lapidaire, Corps Puce, 1992

Le Bois de l’assassin, Polder, 1994

Le Guetteur de silence, Rétro-Viseur, 1995

Théo, Corps Puce, 1996

L’ensemblier de mes prisons, L’Arbre à Paroles, 1996

Le Jeune Homme salamandre, L’Arbre, 1999

Autour du Guet, L’Arbre à paroles, 2000

Scènes de la grande parade, Le Dé bleu, 2001

Pour la Fête de la dédicace, Le Coudrier, 2002

La nuit revenante, la nuit, Les Vanneaux, 2005

L’Hécatombe des ormes, Jacques Brémond, 2005

Ce Monde qui était deux (avec Pierre Garnier), Les Vanneaux, 2007

Le seizième Arcane, Corps Puce, 2008

Clore le Monde (avec un dessin de Benjamin Rondia), L’Arbre à Paroles, 2009

Partage des eaux, La Métairie Bruyère, Presses des éditions R. et L. Dutrou, 2009

Cinq matins sous les arbres, in Art africain, Ed. Vivement dimanche, 2009

Anges nus, Le Cadran ligné, 2010

Moi in the sky, Presses de Semur, 2011

La Dérive des continents, Musée Boucher-de-Perthes, 2011

Démentis, Livre d’artiste conçu avec Maria Desmée, Collection Les Révélés, 2011

La Vie crue (avec vingt encres de Pierre Tréfois), Corps Puce 2012

Nouvelles

Héritages (sous le pseudonyme de Frédéric Manon), CAP 80, 1982

Abandon de siècle, G & g, 2003

Tantum ergo, Aschendorff Verlag, 2013

Romans

Les douze Parfums de Julia (sous le pseudonyme de Frédéric Manon), La Vague verte, 2000

Dans la Chemise d’Aragon, La Vague verte, 2002

Carrefour de l’Europe, La Vague verte, 2004

Et avec ceci, Abel Bécanes, 2007

Poèmes choisis

Autres lectures

Jean-Louis Rambour aux éditions L’herbe qui tremble

Les très actives éditions L'herbe qui tremble publient, ce premier trimestre 2024, deux livres de Jean-Louis Rambour. Tout d'abord Y trouver la fièvre, avec des illustrations de Pierre Tréfois : 70 poèmes environ, [...]




Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse)

Voilà des brèves de poésie, à moins que ce soit des nouvelles comme le titre l’indique… on verra qu’il s’agit plutôt d’« anciennes » : les textes ont une couleur passée, celle d’une nostalgie des temps anciens, ceux des grands parents plutôt que des parents, qu’illustre ce passage :

 

L’horloge comtoise, elle, est portée par son fronton
et par ses pieds, le cadran tourné vers le ciel.
Beaucoup de femmes regardent son passage et
un vrai cortège se forme depuis le seuil de la maison
jusqu’au camion qui attend la fin du chargement.
Les visages sont graves et les vieilles dames ont pris
leur voix de messe devant le cercueil au pendule arrêté

 

…. Cette petite cérémonie poétique comme signe de l’enterrement du temps passé…

Dès que l’on remonte deux générations, on entre dans la mythologie. Les ancêtres sont dotés de qualités imaginaires, ils sont en passe de devenir des héros, voire des divinités. Rambour nous fait rêver à une petite enfance idéalisée d’être disparue : en ce temps-là, « les échanges de parole » étaient « plus souples, liés, on sentait mieux la douceur / de l’air, on pouvait dire des mots plus aimables. » ; au temps de Guy Mollet, il suffisait de trois beautés pour faire une version des trois Grâces (bien qu’elles tiennent « un sac empli de guerres, d’accouchements et de deuil ») ; on voit défiler des millions d’enfants assis « sur la célèbre Mullca / aux tubulures d’acier, soit la chaise la plus laide / jamais conçue, d’où partaient l’ennui, l’angoisse / l’impatience, parfois l’enthousiasme. Parfois la jouissance. »

Autant de vignettes épinglées sur les pages…

Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse), Éd. Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 39 pages, 7 €.

Qui gentiment font le chamboule-tout du genre poétique, comme l’indique le titre de Rambour : s’agit-il de nouvelles, ou de poèmes ? Qu’importe, semble-t-il suggérer. La présentation en lignes non justifiées à droite, les phrases parfois brisées en leur milieu comme autant de renvois, à la manière de Verlaine et de bien d’autres, les textes ne remplissant pas la page, pas plus que ne le ferait un sonnet… l’ensemble présente la signalétique habituelle : « attention, poésie ! », si l’on en croit ses yeux.

Pourtant, cela ressemble plutôt à de la prose découpée…

À la lecture, la charge est évidemment poétique : elle en a la fulgurance, on pourrait dire que l’auteur a connu des flashes, vite (mais savamment) déposés sur la page.

Rambour met ainsi en place une forme poétique plutôt nouvelle pour un temps passé, un temps sépia, de la couleur des photos anciennes…

Du coup on accepte chez lui ce qui pourrait être perçu comme un passéisme, on goûte ses souvenirs trop idéalisés pour être vrais. Et puis, une gentille régression, le temps d’un rêve, c’est tellement bon lorsque les images proposées sont nimbées d’une telle tendresse et d’une telle douceur (qui n’excluent pourtant pas les sauvageries d’antan). 

Si le passé vient hanter le présent, c’est qu’aujourd’hui est un temps déserté, maintenant qu’Hulluch, « la cité minière / construite sur les tranchées allemandes » s’est assoupie, que sainte Barbe n’a plus de mineurs à protéger.

« Vous n’aviez pas et saviez aimer. Même parler aux anges. » Voilà, pour Jean-Louis Rambour, ce qui serait perdu.

 

Présentation de l’auteur

Jean-Louis Rambour

Jean-Louis Rambour est né en 1952 à Amiens. Il habite désormais dans le Santerre, à l’est du département de la Somme.

Poésie

Mur, La Grisière, 1971

Récits, Saint-Germain-des-Prés, 1976

Petite Biographie d’Edouard G., CAP 80, 1982

Le Poème dû à Van Eyck, L’Arbre, 1984

Sébastien, poème pour Mishima, Les Cahiers du Confluent, 1985

Le Poème en temps réel, CAP 80, 1986

Composition avec fond bleu, Encres Vives, 1987

Françoise, blottie, Interventions à Haute Voix, 1990

Lapidaire, Corps Puce, 1992

Le Bois de l’assassin, Polder, 1994

Le Guetteur de silence, Rétro-Viseur, 1995

Théo, Corps Puce, 1996

L’ensemblier de mes prisons, L’Arbre à Paroles, 1996

Le Jeune Homme salamandre, L’Arbre, 1999

Autour du Guet, L’Arbre à paroles, 2000

Scènes de la grande parade, Le Dé bleu, 2001

Pour la Fête de la dédicace, Le Coudrier, 2002

La nuit revenante, la nuit, Les Vanneaux, 2005

L’Hécatombe des ormes, Jacques Brémond, 2005

Ce Monde qui était deux (avec Pierre Garnier), Les Vanneaux, 2007

Le seizième Arcane, Corps Puce, 2008

Clore le Monde (avec un dessin de Benjamin Rondia), L’Arbre à Paroles, 2009

Partage des eaux, La Métairie Bruyère, Presses des éditions R. et L. Dutrou, 2009

Cinq matins sous les arbres, in Art africain, Ed. Vivement dimanche, 2009

Anges nus, Le Cadran ligné, 2010

Moi in the sky, Presses de Semur, 2011

La Dérive des continents, Musée Boucher-de-Perthes, 2011

Démentis, Livre d’artiste conçu avec Maria Desmée, Collection Les Révélés, 2011

La Vie crue (avec vingt encres de Pierre Tréfois), Corps Puce 2012

Nouvelles

Héritages (sous le pseudonyme de Frédéric Manon), CAP 80, 1982

Abandon de siècle, G & g, 2003

Tantum ergo, Aschendorff Verlag, 2013

Romans

Les douze Parfums de Julia (sous le pseudonyme de Frédéric Manon), La Vague verte, 2000

Dans la Chemise d’Aragon, La Vague verte, 2002

Carrefour de l’Europe, La Vague verte, 2004

Et avec ceci, Abel Bécanes, 2007

Poèmes choisis

Autres lectures

Jean-Louis Rambour aux éditions L’herbe qui tremble

Les très actives éditions L'herbe qui tremble publient, ce premier trimestre 2024, deux livres de Jean-Louis Rambour. Tout d'abord Y trouver la fièvre, avec des illustrations de Pierre Tréfois : 70 poèmes environ, [...]




Jean-Louis Rambour, Pauvres de nous, Le Travail du monde

Un volume qui n’existe pas

Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,

 

Ah, on ne pend plus comme il y a six cents ans, au bon temps de Villon et de sa Ballade des Pendus, du moins, chez nous, ne pend-on plus au bout d’une corde (encore qu’au bout du rouleau on puisse ainsi en finir sans l’aide de personne) mais au bout d’une chaîne de travail ou de sa chienne de vie de laquelle on a été violemment décroché – on n’aurait pas fait l’effort de s’accrocher, dis donc, vil fœtus, on aurait milité pour ne pas être que de la viande à produire, on aurait lâché la Cordée de la Réussite, on aurait même manqué de Résilience, de ce « concept à la con » comme dirait le poète Philippe Blondeau (cet autre poète picard et ami), on aurait manqué de cette grâce de survie douteuse, curieusement dans le vent du bien-être universel et auto-suffisant, de cette menterie scandaleuse qui disculpe voire escamote le bourreau et taxe la victime d’inapte à la réussite, et tout cela en douceur, les bras en croix. On aurait failli, quoi.

On dit qu’il n’y a plus d’ouvriers, qu’ils ont été spectralisés, pardon, virtualisés, même plus « manœuvres », ou qu’ils se sont enrichis par ruissellement et même qu’ils seraient passés de communistes à fachos, avec un gilet jaune aux carrefours pour qu’on les voie mieux. Quelle impudence… On dit tellement de choses à tort et à travers qu’on ne sait plus qui dit quoi ni d’où il cause, qui voit qui ni d’où il voit. Il suffit pourtant de poser, comme le fait notre poète, son regard humain sur l’humain, dans le respect des formes, des formes poétiques pas tout à fait abandonnées à elles-mêmes, non pas résilientes, mais résistantes.

Jean-Louis Rambour est l’auteur d’une soixantaine de recueils poétiques, sans compter les ouvrages collectifs, les nouvelles, et cinq romans. Il nous écrit depuis un demi-siècle, une sacrée paye, gagnée – et c’est précieux – à l’huile essentielle de son front penseur, discrètement frondeur, perspicace, ironique - mais d’une ironie facétieuse qui jamais ne se départit de la tendresse, cette vertu (étrangère aux boursoufflures contemporaines) qui récuse toute violence et sait s’immiscer, avec l’empathie de l’innocent, au cœur de l’objet d’observation pour le mieux dresser sur ses pattes, le défendre et le revendiquer.

Jean-Louis RAMBOUR, Pauvres de nous, Gros Textes, 2020, Photographies de l’auteur, 75 p., 12 €.

Il est rare en écriture d’être incisif dans la souplesse et la minutie, sans s’émousser. Les deux ouvrages sortis coup sur coup en cette douloureuse année 2020 se penchent sur les laissés pour compte, qu’ils soient les gueux de la rue, dans Pauvres de nous ou les travailleurs exsangues dans Le travail du monde, deux livres qui accueillent en poésie ce qui ne vaut pas un kopek. Qu’on soit clair : nul pathos vendeur, nulle complaisance voyeuriste, nulle fantaisie distopiste ; non plus une poésie militante à sigle. Ecrire de la poésie n’est-ce déjà un acte de barricade contre la laideur d’un monde inféodé au profit ? N’est-ce déjà se viander dans ce qui n’a pas de prix ? N’est-ce verbaliser l’encore ineffable et l’inaliénable ? Jusqu’à quand ? Encore faut-il que poésie ne copule pas avec l’abscons, le moi débraillé, la néantitude métaphysique ou la poéréalité de gondole.

Ici, nous sommes en terre sobre, compacte, à grains serrés, à la limite d’un hyperréalisme toutefois subjectif, infléchi par une affection naturelle pour la déréliction. Qu’ont-ils d’intéressant (« être parmi ou entre » !) ces moins que rien, clodo, SDF, junkies, alcoolos, punks à chien, mendiants, clochards célestes ou encore ces ouvriers d’usine, chômeurs, déclassés, tourneurs, infirmières, apprenti tailleur, conducteur de pelle mécanique, mineurs, fileuses, grévistes ? Eh bien, ils sont « Pauvres de nous », des éclats de notre miroir en sursis, des fugitifs de notre paradigme branlant, des exemples de notre mémoire en devenir – c’est-à-dire en voie de disparition. Ecrire c’est aussi remembrer, dans l’urgence, rétablir des haies pour qu’y chantent à nouveau les espèces presque décimées, c’est se recueillir – pour les recueillir – sur les presque disparus, ceux dont le volume n’existe pas au regard de la société productiviste. Ceux qui ne sont rien et qui peut-être, comme chez les fourmis, sauveront le groupe exténué, font la fine fleur des poèmes de Rambour. Sous forme de quinzains libres dans Pauvres de nous, sous forme de dizains d’alexandrins non rimés (le gueux ne rime à rien qu’à lui-même) dans Le travail du monde.

Jean-Louis Rambour, Le Travail du Monde, L’herbe qui tremble, 2020, Peintures de Jean Morette, 130 p., 15 €.

Le premier est assorti de clichés de l’auteur qui, loin d’être des images d’artiste, sont des saisies par surprise à partir desquelles décrypter la profondeur d’un être au monde, sur lesquelles poser un regard curieux et surpris car le poète effectue des écarts d’univers ou des cuts qui rompent l’horizon d’attente : si bien qu’on aimerait être / l’enfant accueilli dans cette poitrine de laine entre / le sourire du mouton et les zébrures du foulard  ou C’est la seule marque / de respect qu’il peut s’offrir : ne pas laisser penser / à l’échoué que sa déchéance a été numérisée. Ici encore : retrouver le cri primal / qui vaut mieux que le silence gelé et minéral/ d’un coin qui exclut la belle révolution des astres. Et puis là : A genoux, dans le temps où / les mannequins des vitrines se déshabillent. C’est que ces images, bien que ou parce que brutes, sont propices à des incursions sociologiques, anthropologiques ou esthétiques. Elles sont le médium d’un regard par-delà les apparences, ainsi que des photomancies. Jean-Louis Rambour lit ses clichés et nous en délivre les mystères, à hauteur d’assis, de vautré ou de couché. On songe à ce film bouleversant Au bord du monde, de Claus Drexel, 2013, dans lequel le cameraman filme à hauteur des exclus, afin de leur restituer un volume, une densité qu’ils ont perdus. Les images deviennent des archives pour qui ne saurait ou n’aurait pas su regarder, des états irrécusables d’un monde fracturé. Malgré tout, l’observateur y va parfois de sa pointe d’humour noir, avec un lapin blanc, Charlie Chaplin, les bankomats qui rendent la vie des mendiants plus légère… parce que tous les signes avant-coureurs de la mort ne doivent pas s’étouffer sur eux-mêmes mais s’offrir la vacance d’une hésitation de l’âme, aux prises avec son absurdité.

 

Le second livre, Le travail du monde, de plus belle facture éditoriale, à notre avis, est scandé par des craies de Jean Morette, sombres, enfumées, granuleuses, aux géométries brouillées qui disent l’asphyxie du monde du travail. Tous les dizains d’alexandrins, ici, se terminent par une manière de chute qui brandit le poème tout entier comme un calicot de protestation : Ils sont les spectres munis d’un marteau sans faucille.Ou : On dirait de la chair priant les engrenages. La variété des domaines du labeur évoqués trahit une connaissance des métiers les plus pénibles. C’est que le poète n’est pas perché mais inclus dans la cité et sa mémoire qui fait irruption de la façon la plus inattendue parfois ne lui fait pas défaut : chemise à carreaux, béret, fléau à blé, Bardot, Belmondo, sherpas d’Annapurna, le tunnel sous la Manche, Mireille Mathieu, Ava Garner… Le poète insaisissable se permet des embardées d’images qui font de chaque poème un objet imprévisible. Il revisite le monde du travail pour en faire le Travail du monde car tous ces métiers travaillent le monde, le sculptent – il ne faudrait quand même pas l’oublier. On y laisse sa peau, à force, des lambeaux de pages blanches qu’il faut noircir.

 

Poésie prolétarienne ? A tout le moins une poétique du travail, sans effets de manche que ceux qui la font se retrousser pour une mise à l’ouvrage bien faite, si loin des clichés poéréalistes contemporains et vendeurs. En ces deux recueils qui se complètent, le lecteur, touché par l’exercice d’un verbe intime à son objet, entend la mort œuvrer au cœur de tous ceux que la société a « ratés » tout autant que dans les mécanismes du travail aliénant. La poésie ici s’engage sur la voie d’une rêverie exacte. Tout poème y est un acte politique puisqu’il entend soustraire son corps et celui dont il parle à toute forme d’emprise. La poésie comme salut, à saluer.

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Présentation de l’auteur

Jean-Louis Rambour

Jean-Louis Rambour est né en 1952 à Amiens. Il habite désormais dans le Santerre, à l’est du département de la Somme.

Poésie

Mur, La Grisière, 1971

Récits, Saint-Germain-des-Prés, 1976

Petite Biographie d’Edouard G., CAP 80, 1982

Le Poème dû à Van Eyck, L’Arbre, 1984

Sébastien, poème pour Mishima, Les Cahiers du Confluent, 1985

Le Poème en temps réel, CAP 80, 1986

Composition avec fond bleu, Encres Vives, 1987

Françoise, blottie, Interventions à Haute Voix, 1990

Lapidaire, Corps Puce, 1992

Le Bois de l’assassin, Polder, 1994

Le Guetteur de silence, Rétro-Viseur, 1995

Théo, Corps Puce, 1996

L’ensemblier de mes prisons, L’Arbre à Paroles, 1996

Le Jeune Homme salamandre, L’Arbre, 1999

Autour du Guet, L’Arbre à paroles, 2000

Scènes de la grande parade, Le Dé bleu, 2001

Pour la Fête de la dédicace, Le Coudrier, 2002

La nuit revenante, la nuit, Les Vanneaux, 2005

L’Hécatombe des ormes, Jacques Brémond, 2005

Ce Monde qui était deux (avec Pierre Garnier), Les Vanneaux, 2007

Le seizième Arcane, Corps Puce, 2008

Clore le Monde (avec un dessin de Benjamin Rondia), L’Arbre à Paroles, 2009

Partage des eaux, La Métairie Bruyère, Presses des éditions R. et L. Dutrou, 2009

Cinq matins sous les arbres, in Art africain, Ed. Vivement dimanche, 2009

Anges nus, Le Cadran ligné, 2010

Moi in the sky, Presses de Semur, 2011

La Dérive des continents, Musée Boucher-de-Perthes, 2011

Démentis, Livre d’artiste conçu avec Maria Desmée, Collection Les Révélés, 2011

La Vie crue (avec vingt encres de Pierre Tréfois), Corps Puce 2012

Nouvelles

Héritages (sous le pseudonyme de Frédéric Manon), CAP 80, 1982

Abandon de siècle, G & g, 2003

Tantum ergo, Aschendorff Verlag, 2013

Romans

Les douze Parfums de Julia (sous le pseudonyme de Frédéric Manon), La Vague verte, 2000

Dans la Chemise d’Aragon, La Vague verte, 2002

Carrefour de l’Europe, La Vague verte, 2004

Et avec ceci, Abel Bécanes, 2007

Poèmes choisis

Autres lectures

Jean-Louis Rambour aux éditions L’herbe qui tremble

Les très actives éditions L'herbe qui tremble publient, ce premier trimestre 2024, deux livres de Jean-Louis Rambour. Tout d'abord Y trouver la fièvre, avec des illustrations de Pierre Tréfois : 70 poèmes environ, [...]