Cinq poèmes

 

 

LIEUX D’ORIGINE

 

 

Je viens de ce poème
À l’origine de tout poème

 

De ce mot
À l’origine de tout mot

De toute langue

 

De ce nom
À l’origine de tout nom

 

Je viens de cet amour
À l’origine de tout

 

N’ayez crainte
Je viens d’où je vais

 

 

 

*

 

 

 

LA DANSE

 

 

La poussière tremble
Dans l’air noir

 

Sous les pas
La danse happe l’air

S’élance

 

Quelques pas encore
L’échange tranquille

 

Puis l’espace
L’immense autour

Peu à peu
La danse peut être bleue

 

La lumière la tranquillise

 

 

 

*

 

 

 

TON VISAGE SI TES YEUX

 

 

Tu es celui ici qui est
Celui qui saura l’être

 

Ton visage si tes yeux
Rien d’autre

 

Ton corps si tes gestes
Rien d’autre

 

Ton toucher si tes mains
Rien d’autre

 

Tes mots si ta voix
Rien d’autre

 

Ton être si ton âme
Rien d’autre

 

Rien d’autre
N’est mieux.

 

 

*

 

 

INNAH AHHH INNAH IHHH

(LA CANTATE DES PIERRES)

 

 

 

Ce poème évoque la rencontre,
en concert,

d’un chant innu
et d’une cantate de Bach.

 

 

Je le vois de toutes mes forces je le vois
La vie se jette dans la vie
innah ihhh

Et le bruit dans le bruit
Le ciel se jette dans le ciel innah ahhh
Et la lumière dans la lumière
Et la poussière se jette dans la poussière
Et la boue dans la boue
Et les pierres dans les pierres
Qui font champs et chemins
Maisons gîtes et chapelles
D’où montent lourds de semence
Les concerts le dimanche
Qui me sauvent moi ici
Qui choisis l’écoute
D’un unique récit chanté par une voix seule un jour
Une voix innue innah uhhh
Gorgée de sève lancée si haute
En cette enceinte large
Avec ses montagnes à perte de vue et ses Grandes Eaux
Caribous et vols d’oiseaux
Une voix qui habite tout ainsi l’Infini
Et qui m’a rejoint moi
Dans l’habitacle d’une cantate de Bach
Jouée aux instruments
Un violon si c’est un aigle
Un violoncelle si c’est une rumeur des arbres et des bêtes
Une contrebasse si c’est un pas lent Esprit chasseur
Un chœur mixte si c’est un monde à renaître immensité
En cette voix sage parole et musique
Qui me guide moi innah hehh
Qui ne sais rien des parcours millénaires
De l’aurore longue
Qui ne suis pas venu là dans la verte toundra
Avec quelque chose dans mes mains d’écrit
De construit avec un souffle sauvage
Une œuvre à donner au vent
Née de l’intérieur
Prête à être regardée
Ocre rouge vibrante
Dans la lumière nomade innah uhhh

 

Je vous demande si peu – je vous le demande
Une prière s’élève déjà

De quel rêve est faite mon âme blanche
De quel chant ma voix muette – silence !
D’un plus loin
Innah ahhh innah ihhh
Elle est celle qui appelait éperdue affolée
Qui en appelait et en appelait d’une voix
Aussi lointaine pouvait-elle être
Qui en appelait des mille éternités
Telles ces mains gravées aux parois des cavernes
Ces mains de Césarée noires criardes écartelées
Qui en appelait et en appelait
Dans les plis de ses cris
Dans les flammes de ses feux
Qui en appelait d’une voix ô si sacrée innah hehh
Capable encore au sommet du tragique : mythique
De faire entendre la vie
Innah ahhh innah ihhh
Et il y en eut une des forêts et une autre des archets
En chœur entendues un jour ces voix
Cantate et chant de gorge résonnant pleins murs
Timbales et tambours fissurant les pierres
Libérant leurs psaumes
Ô qu’elles me rejoignent ces voix
Des villes habitées des horizons foulés
Qu’elles encensent mes pas
Des Terres Hautes des Terres Basses
Qu’elles me rejoignent moi un corps d’ici
Cœur douleur mains au ciel dressées
Qu’elles me rejoignent réconciliées ces voix
Terres mêlées au soleil !
Et qu’elles me ramènent enfin au poème
Innah hehh innah uhhh
Pour qu’il me l’enseigne Mémoire à jamais
La beauté ici-bas qui règne Légende Destinée
La beauté ici-bas qui règne… sur nos dieux!
Innah ahhh innah ihhh
Innah ahhh innah ihhh
Innah ahhh innah ihhh

 

 

*

 

 

QUE FAIRE MAINTENANT
NOTRE HISTOIRE RÉVÉLÉE ?

 

 

Déposer des mots sur le silence sans le blesser
Exhiber le sublime ‒ infiniment du dedans

infiniment du dehors
Parcourir le monde habillé d’une vie à vivre
Poursuivre le travail par le poème armé
des espérances inaliénables
Dévoiler sa liberté cachée affranchie de son ombre
S’arrimer au souffle éperdu du verbe
Puis s’adjoindre les hautes figures du feu
Croire à la lumière des fonds noirs
Entendre le tout de toutes langues
Et se reposer une musique à la main
sûr de ses amours volées aux drames
aux meurtriers des corps ardents
aux paroles assassines
cœur souverain
Est ainsi toujours vivant
celui qui est à aimer

 

 

 

Extrait de L’autre est ta demeure
Éditions du Cygne 2015

 




Jean-Luc PROULX : L’Autre est ta demeure

 

Le recueil nous parle de présence.

D'abord s'avancer vers le rideau noir avant de se voir, puis « s'abandonner au risque du lyrisme » et aller vers ses doutes, « inondées d'enfance » : c'est ainsi qu'on franchit des terres éventrées et des océans noyés, parfois en se perdant dans les dédales de l'être au monde, puis en se cherchant on tombe, on se relève et on court avec son ombre, et on retrouve son corps et son visage de l'autre côté des mirages... Ce monde est-il un théâtre ? La scène du théâtre est-elle la vie ?

L'auteur retrouve l'humain sur les planches, les « yeux dans le drapé du silence ».

Le recueil en deux parties, entre prologue et épilogue, est d'abord une quête de l'autre et de soi-même. Dans un second temps, le lecteur rencontre la diversité humaine où on échange des mots pour un peu plus de lumière, où la magie opère, où la poésie est arrachée au silence nu des pierres pour se « soûler de vérité », où l'excès est là pour la joie d'être, pour « exhiber le sublime », même si des rires déments et des ruses savantes sont sur le chemin, qu'il faut éviter pour voir « des vies à vivre immenses ».
 

extraits :

 

Je te vois arriver un cri en bouche
Où vas-tu entre tumulte et fureur ?
Je m'avançais je m'avançais
Broyant l'air des ruines...

 

Redonner
              bourrées d'ambition
Foi à la beauté
Ardeur renouvelée
Où me retrouver sinon où je suis ?

...

 

Nous revenons du combat
Sans avoir tué
La guerre
Quand même je m'enchante
D'apercevoir ici
L'oeil ouvert
Des soifs de sens à célébrer