Sophie G. Lucas & Jean-Marc Flahaut, Paradise
L’Amérique… les États-Unis d’Amérique… d’Est en Ouest, de New York à L.A., des mégalopoles côtières opaques ouvertes sur le monde aux gigantesques déserts vert ou ocre transparents repliés sur eux-mêmes… des ombres fantomatiques urbaines, à ces silhouettes floues errant dans des champs à perte de vue… de Steinbeck à Guthrie, de Bukowski à Cobain, de Brautigan à…
Non, il n’est pas véritablement, réellement question de cette Amérique-là ; on ne fait que la survoler ; elle n’est qu’un décor, espace fictif prompt à développer l’imagination, la créativité de deux auteurs probablement en quête de sens, de voie à suivre.
L’Amérique, cette Amérique, au début de ce livre, on y pénètre comme en un roman, ou un film d’auteurs – justement ; des images, à la fois belles et froides ; des lieux que l’on connaît sans n’y avoir jamais posé les pieds ; espaces où des personnages débarquent, s’éveillent, s’immiscent en nous, se présentent un peu… mais on les perd vite de vue, on les égare, loin sur leurs pas abstraits – on n’en saura pas plus… ces personnages camouflent, protègent, un temps, leurs auteurs… un temps, seulement… car il est question d’auteurs, oui, de la création, de comment créer seul ou accompagné ; de comment on s’inspire de sa culture – si abondante, que bridant presque la créativité – pour créer, c’est-à-dire tenter de faire naître un univers tout à la fois lié et indépendant ; de comment être unis malgré la distance géographique, malgré les différences – au demeurant subtiles – entre deux personnes que tout relie.
Sophie G. Lucas & Jean-Marc Flahaut, Paradise, éditions Interzone(s), 12€
L’Amérique, leur Amérique, est un point de départ, ligne de démarcation entre leurs ici respectifs, plus ou moins solitaires, et leur arrivée commune, à ces auteurs, en cette terre d’encre et de papier, ce territoire à perte de mots… leurs échanges, leurs paroles, leurs souvenirs… des instantanés de l’enfance, des polaroïds de l’adolescence… par bribes, pudiques – réserve naturelle de l’amitié réelle, celle qui se vit en l’entre deux du langage… avec ces empreintes qui se font et se défont, mais qui les rapprochent, eux, la mère qui manque à elle-même d’un côté, le père définitivement absent de l’autre… tout ce qui construit une existence, avec la véracité de la fragilité intime et la force extime supposée – on se laisse aller, on s’exprime, on se dit, quand on (s’)écrit ainsi, à un-e ami-e, un proche… ce soi bis.
L’Amérique, leur Amérique, est un Paradise, oui… une terre improbable, lieu a priori inexistant, pourtant laissant en permanence avec cette foi inébranlable, absolue, en un continent d’ailleurs, pays qui – à défaut d’être ou de rendre meilleur – a la vertu de rapprocher, par les mots, celles et ceux dont la nationalité n’est pas de plastique, mais de papier.
LA TERRE AUTOUR DE MOI PALPITAIT,
au début il y a
deux poètes qui s’écrivent s’envoient
des signaux de fumée au
début il y a l’Amérique
et puis au début il y a des vies
qui s’écrivent et s’inventent au dé
but il y a
des chevaux dans un
pré
des cow-boys de pacotille des
étoiles de shérif et du
ciel
des amants fuyant Big Apple un
poème de Walt Withman au
début il y a ça & une carabine
une canne à pêche East Village
une librairie sur la Huitième des
Appaloosas au début
il y a des chansons de l’alcool &
du désespoir un chien une cafétéria
au début il y a la poussière du désert une
vallée et ce n’est plus tout à fait le
début il y a un grizzly des poissons & des hommes & des rêves
et puis
des poèmes & la mort
& de la rage
& des familles dézinguées à
la fin il y a
Paradise, Californie
l’horizon qui brûle
un Greyhound roulant de New York à Los Angeles
pris dans
la folie la fuite des habitants du feu et de l’enfer
percuté
à la fin il y a
l’air auroral et immortel en cendres
un vers de C.K Williams griffonné sur un carnet
retrouvé par des secouristes
au début il y a
un poème
Et puis quoi ? Et puis rien. Et puis la foutue histoire du monde.