Chronique du veilleur (54) : Jean-Marie Corbusier

« Le mouvement poétique est un acte, un acte exclusivement intérieur et secret », écrit Pierre Reverdy. Cet acte, Jean-Marie Corbusier le pratique à un degré remarquablement élevé.

Il témoigne d'une exigence de lucidité singulière. A ras du réel et au profond de la conscience. Il s'exprime par images sobres, silencieuses, comme si le poète voulait coïncider avec le plus réel de ce monde et de lui-même, en un face-à-face dont aucun divertissement ne semble pouvoir le détourner.

                  Le face-à-face

                  pour que tu existes

                  mur

                  comme un baiser

                  inapprochable

                  un rien

                  où cogner fort

 

                  un espace qui réponde

Jean-Marie Corbusier, A ras, Le Taillis Pré, 17 euros.

Car le réel extérieur et la conscience se trouvent dans un rapport souvent oppressant : « Ciel autant que sol / froids / noués à la terre / au piétinement. »  Le titre  A ras dit bien cette sorte de servitude, sinon de résignation. Le poème éprouve cela et s'efforce de surmonter cette condition, par les mots, par les silences :

                  Silence

                  au bord des choses

                  amassé

                                       pantelant

Le malaise peut parfois s'alléger, Jean-Marie Corbusier en regarde les répits, le sursis.  En s'interrogeant sur le pouvoir et la fonction de la poésie, peut-être parvient-il à une forme d'assise, d'apaisement.

                  Où le souffle noue

                  le mot déteint

 

                  langue sifflant

                  dans son silence

 

                  plus loin que moi

                  elle s'accomplit

                  seule

                  s'active 

 

                                    je reste présent

« Etreindre ou étouffer », tel serait le dilemme. Peu d'oeuvres contemporaines se concentrent à ce point aigu sur lui. La véritable importance de la poésie est « vitale », écrivait encore Pierre Reverdy. Jean-Marie Corbusier le sait et sait transmettre cette essentielle vérité. Chaque poème reprend cette infatigable lutte, dont la défaite grandit celui qui la mène avec une si pure intégrité.

                  Sans issue

                  ce sol

                  tient lieu d'issue

 

                  d'empreintes

                  où trébucher

 

                  le mode d'emploi perdu

                  aller suffit

 

                  rien n'est dit

                  n'est fait

                  vraiment

Présentation de l’auteur




Jean-Marie Corbusier, Comme une neige d’avril

Traces sur la neige de la parole…

Comme une neige d'avril  : le nouveau livre de Jean-Marie Corbusier interroge le sens de l’écriture, poétique certes mais, au-delà, celle de toute écriture signifiante.

La neige est ici la métaphore de la page blanche ou celle des mots qui y tombent, lentement, tels des flocons fragiles et éphémères. Des intervalles de blanc, des interstices s’ouvrent laissant ainsi sourdre des silences :

 

Parole

en tant que support

étrangère à ma voix

 

Le poète questionne ici le paradoxe de l’écriture : la neige efface la neige, la chose dite disparaît dans le dire qui la nomme (Je dis neige et elle a disparu) : alors, qu’effectue donc cette inscription quasi volatile ?

Jean-Marie Corbusier, Comme une neige d'avril, La Lettre volée, Bruxelles, 2022, 105 pages, 17 €.

L’effacement, l’absence, la disparition s’inscrivent et perdurent mais à peine puisque d’autres mots, toujours, surviennent et connaîtront le même destin. Pour l’être humain il n’y a de présence qu’en doublure de ce qui, dans le même temps, la nie :

Poème à ma main

qui continue sans moi

au plus haut de lui

blancheur dans le lointain

Ce qui est effacé demeure par sa disparition même. Le poème se situe toujours dans une présence-absence, dans un entre-deux, entre ce qui est dit et ce qui a disparu par le dire, le passage furtif de l’énonciation. C’est la neige et c’est avril, c’est donc le printemps. Le blanc, qui advient tel un symbole de séparation et de perte, éclaire le bleu de la lumière poétique qui, elle, continue de rayonner malgré l’effacement des choses :

Neige où j’ai buté

comme ce qui cesse

 

dès que j’aurai dit

Et le poète y passe par sa propre perte (je me suis vu effacé), par la perte du poème (poème perdu) qui, cependant, sur la page laisse des signes, comme des traces de pas sur la neige… Le livre raconte le cheminement d’une écriture qui, bien que le rien persiste, déroule son rythme d’avancée envers et contre tout (Dans la langue dévêtue le pas sonne clair). Et le sens qui éclot se dérobe, chassé par la multitude des significations qui tombent les unes après les autres. Ce surplus de sens efface le sens, crée comme un vide ; mais c’est un vide actif qui appelle une parole au secours :

Dire est une séparation

                                      échecs qui s’accumulent

Les échecs, les ratés consubstantiels à tout acte de dire. Car la parole n’est pas la langue (Langue que la parole menace) dont la trame semble remplir l’espace et empêcher le trouage par le réel. Il faut que l’avènement d’une parole soit déchirant, qu’il fracture le filet du langage. La parole tombe et s’élève à la fois tel le mouvement d’un oracle qui sanctionne la présence de notre être-là parmi les lambeaux, les fragments d’un monde qui vacille sur ses fondements :

Rien

quelque chose

rien

 

écrire

                                       j’écris

L’écriture de Corbusier est fragmentaire, elle laisse vivre l’espace et nous pouvons par ces trouées reprendre notre marche, laissant des marques qui disent notre destination sur la voie perpétuelle du dire. Comme une neige d'avril rejoint ainsi l’universel de ce qui nous constitue en tant qu’humain : la capacité de dire à travers même l’impossibilité et la précarité apparente de celle-ci : Ce qui est atteint nul ne le saura et comme atteint aura disparu.




Chronique du veilleur (29) – Jean-Marie Corbusier, Le Livre des oublis et des veilles

« La parole qui fait halte / veille sur le mur », écrit Jean-Marie Corbusier dans un poème de ce livre qui interroge sans cesse le sol, le mur et l’écriture dans des confrontations nues, exigeantes, sans aucune concession. La parole poétique « fait halte » : elle ne saurait jamais être en repos définitivement, elle qui doit sans fin se reprendre, se relever, comme dans une marche franchissant un à un les obstacles et les retrouvant devant elle comme autant de questions et de mises à l’épreuve.

 Sur une pierre fixe
l’air autour de moi
                    le souffle est court

au bout du mur
la parole tombe

parole
comme un bagage dispersé

       le mur remue
       au coin du jour

Jean-Marie Corbusier, Le Livre des oublis et des veilles, Ed. Le taillis Pré

Jean-Marie Corbusier, Le Livre des oublis et des veilles, Ed. Le taillis Pré

C’est bien la condition humaine qui est en jeu ici, dans une tonalité tragique qui n’est pas sans rappeler celle des grands livres de Pierre Reverdy. L’horizontale de l’homme, souvent au ras du sol qu’il faut pourtant ne pas perdre (« je parle pour toucher terre »), regarde la verticale du mur qui semble narguer ses efforts pour aller  vers le bleu. C’est aussi l’horizontale des vers brefs, ajourés et comme en goutte à goutte, que le silence aussitôt vient combler.

Sitôt levé
le silence des mots
prolifère

Chaque poème apparaît comme un « sursis », un peu de temps vaincu, un peu d’espace conquis. Dans un univers mat, la « parole de l’oubli / sans visage/ oubliée » se dissipe, s’efface à mesure qu’elle s’écrit. Un mot « comme à crédit » jette un peu d’éclat avant de sombrer.

Le poète se devine sous la lampe, tâchant de recueillir quelques braises pour se réchauffer : « je reste sous la lampe / comme un amas glacé. », il  s’appuie sur le vent, pour un instant, avec quelques bribes de mots qui lui semblent encore pouvoir agir. Faible et éphémère victoire !

un instant
ce mur
je l’aurai brisé
d’un mot à froid

tiré du mur

Le bilan est amer : « rien n’aura eu lieu », « j’aurai marché  / en pure perte. »  Mais ces ressassements au long des veilles nous auront fait entendre la respiration profonde d’un poète témoin du plus âpre des désirs, celui de l’absolu. Nous sentons cette respiration intérieure bien proche de la nôtre, bien proche de l’essentiel indicible, et nous en sommes intimement touchés :

à plat je respire
épaisseur ou buée

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier