Jean-Philippe Testefort, Salamandre et autres poèmes

Cette passion
Inutile entre toutes
Qui m’interprète
Doit en passer par quelque écriture sinon
Je ne suis qu’une plaie
Mutique et incompréhensible
Au corps-à-corps
Avoir l’expérience au long court
De tenir l’ultime verrou comme un garde-fou
Régénère par différenciation
Transfère le désir par contamination
Faisant signe de tous bois à l’encre sympathique
Peau, papier
Tant que la régénération ne s’amorce pas
Caresses et écrits vains tournent autour pour la provoquer
Pour que, à proximité de l’abîme
Métaphore et case creuse, fantasme et ratage
L’autonomie du lézard gagne sur la cicatrice
Que les griffes et les graphes épellent les chairs
Écorchent l’actuelle morphologie des conduites
Réincorporent les virtualités du vide et de l’absence
Aérant la baudruche moléculaire
Lui donnant le minimum d’une contenance
Restaurée
Qui la suspendra
Un peu encore
Aux courants des relations
Par lesquels se révèle la singularité
Involontairement déréglée
Contretemps en mode mineur
Dans les souples arcanes du réel
Plissé à l’extrême
Aimer

Extrait de On n’en meurt pas, j’voudrais juste pas crever, éd. Unicité (2021).

∗∗∗

De la base et du sommet

Sept fois pour le moins le cerveau dans ma caboche
S’était retourné avant que je ne m’engage
Mais un piège s’ignorant prend les traits du sage
Quand il ne remue que des images fantoches

L’hésitation vibre de ne pas savoir ce qu’elle sait, le miroitement débonnaire de sa
    bouille convexe attise l’élan vers la lumière et emporte son aveuglant aveu de
        gratification immédiate vers la ressource d’une souffrance d’abord illisible

La plus capricieuse dans ce ciné de mioche
Celle qui toujours me devance sans ambages
Maternelle à la façon des premières pages
Trainait son fantôme en invisible sacoche

               Ainsi que l’on manque son train, il y a des ratés inauguraux qui présagent
d’insolubles tourments dépassant de beaucoup ce qu’un être normalement constitué ne
              saurait endosser sans perversité sitôt en charge de l’affleurement concave et
                                                                                                                      ténébreux de l’autre

Un amour inconditionnel à la ramasse
Dessinant sa peine en courbes anorexiques
Ne peut guère ne pas se lancer dans l’impasse

L’incorporation repoussoir d’une brutalité patriarcale précocement subie enseigne
    une méfiance stratégique pour laquelle l’indépendance prime, à la défaveur de
                                                                                                                                     l’accueil

D’une quête acharnée au remède toxique
Cette fleur éternelle qui ne se dépasse
Qu’en sauvage déchiffrement de son lexique

Une emprise dédoublée s’exerce sans volonté au lieu mouvant de la différence, sur la
                           barre, écologie affective originale au risque des taxinomies emboîtées

Extrait de On n’en meurt pas, j’voudrais juste pas crever, éd. Unicité (2021).

∗∗∗

Au cœur de ce vif et perçant savoir
Du jeu miroitant des assentiments
Des invitations auxquelles se pendre
Infans je suis resté
À l’école de l’entrevu
Où les regards boivent leur confusion
Dans le tremblement d’une concordance
Piètre lecteur je suis resté
Hanté par la crainte de la méprise
Suspectant la possession de tous les maux
Et de commencer dès les premiers mots
À la frustre intuition je me suis réservé
Aussi n’ai-je eu de cesse de rêver
D’un langage
D’un langage de l’évidence
De l’évidence charnelle
Langage qui viendrait me prendre par la main
Sans équivoque ni déclaration
Langage des frissons
Des harmoniques qui nous chantent
Nous perdent
Nous perchent

Hélas !
Tant mieux

Extrait de De ma part du démon, éd. Unicité (2020)

∗∗∗

maintenant que
les saints même les républicains
essaiment dans le discrédit
des cartes de crédit
maintenant que
le pater la concordance le goût
comme la relation
confinent à l’incertitude
maintenant que
dans la vague des métissages
craquent les corsets du devoir
sous la botte du fanatisme nu
maintenant que
même notre bateau
de boat-people planétaires
peine à nous embarquer pour de bon
sans arrière-pensée
maintenant que

Extrait de délivrance du vers, éd. Unicité (2019)

∗∗∗

Délectation

Fenêtres ouvertes
L’air chaud te caresse les joues
Tes cheveux
Coupés fin
Te rafraichissent de leur humidité éventée
Le soleil à l’aplomb
Les arbres ont déserté l’asphalte
Comme quantité de voyageurs préoccupés de se sustenter
Tu es seul sur la route
Tu es content d’être ainsi seul
Au volant de ton véhicule
Bien calé dans ton fauteuil
La tête sur son appui
Bras et jambes détendus sans être ramollis
Tu te sens dans ton élément
Tu pourrais battre des records
Profiter du débrayage méridien pour foncer
Mais tu préfères prendre ton temps
Sans traîner
Tu observes l’exubérante campagne
Les ballots de paille fraîchement ficelés
Les courbes bien nettes des collines
Le damier des cultures à perte de vue
Ici les blés encore verts
Là le jaune strident du colza
Ou encore le mauve pâle du pavot
Les vignes qui se gonflent de lumière et de serments
Aux confins de la perspective
La chaussée gondole
Il ne faudrait pas de grandes œillères
Pour que tu te croies en Provence, en Castille
En Andalousie
Ailleurs
Tu viens de clore tes affaires
Tu rentres chez toi
Les vacances sont là, enfin
Pas officiellement
Elles ne débutent que ce soir
Elles sont en sursis
Et tu profites de ce rabiot a parte ante
Comme une gracieuse soustraction
Gratuite
Subreptice
La meilleure qui soit
Entre le déjà plus et le pas encore
Moment sans acompte d’une détente offerte
À la connivence sans pareil avec le ciel
En délire de pensées délivrées de leur laisse
Et qui, soudain
Te viennent à la pelle
Sans peine
Toi
Généralement si laborieux
Tu t’embrases d’évidences qui
Telles des bulles de champagne
Explosent en artifice dans ta tête et plus encore
Comme un intenable trop-plein
Dans ton sac posé à tes côtés
Tu cherches un crayon à tâtons
Une feuille, un calepin, une enveloppe
Vite !
Même un ticket de métro ferait l’affaire
Frénétiquement
En aveugle
Regard fixé sur l’horizon
Tu gribouilles quelques mots fugaces
Tremblants, illisibles
Puis tu reposes l’attirail et reviens à la route
Ainsi de suite
Quelques salves d’écriture acrobatique et de licence
mécanique
Plus tard
Te voilà aux portes de chez toi
Calme
Le sentiment d’un étrange devoir accompli
Prêt à redevenir le parjure du désir

Extrait de À tire-d’angle, éd. Unicité (2017)

∗∗∗

 

Pourquoi rester hanter par le spectre du cercle
Quand les visages des siècles éparpillés
Épargnent les piliers de la séparation

*

Tousse, crache, racle tous ces énoncés écorchés
La débâcle raisonnable de nos conduites
Pousse et cache la grammaire de l’impulsion

*

Qu’importe d’où vient le timbre pourvu qu’il frappe
Ses sillons écoulent les sèves anonymes
De l’effroi et de la joie, brodées en passions

*

Les rêves vitrifiés de nous en souvenir
Trament les contours de l’accueil privilégié
Où viendront se nicher nos sujets d’élection

*

Voir des signes partout à s’en décerveler
Au seuil d’une science éprise de retenue
Dans le moment final de la fulguration

Extraits de 111 tercets pour s’y faire, éd. Unicité (2016)-

∗∗∗

Nuances

Tout comprendre et ne rien savoir
avoir appris et réfléchi
pourtant et comme un désespoir
se sentir seul et bien fini

Avoir appris et réfléchi
du chaos ne rien entrevoir
se sentir seul et bien fini
un sentiment amer et noir

Du chaos ne rien entrevoir
pousser les causes à l’infini
un sentiment amer et noir
jeté sur un papier jauni

Pousser les causes à l’infini
ultime et vain cri dans le soir
jeté sur un papier jauni
tout comprendre et ne rien savoir

Extrait de Des ordres, éd. Encres Vives (2006), réédition dans Au temps où les fantômes m’enchantaient encore (Anthologie désordonnée 1994-2014) Unicité (2020)

∗∗∗

Le sanctuaire hors les murs

Et toutes les nuits ces chiens qui se parlent
comme s’ils aboyaient

Meski ou les sources bleues
préférer ne pas guérir du chaud
les yeux rivés sur une tresse en feuille de palmier
sentir le sec saturer le reste de fraîcheur de la nuit
et surtout
ne pas bouger
s’interdire la moindre velléité
pas même rêveuse
laisser les fourmis engourdir
l’oppression gagner la pensée
être las
entièrement déplié

à peine moins vigoureux qu’une grappe de dattes vertes

Extrait de Un carnet du couchant, éd. Encres Vives (2005), réédition dans Au temps où les fantômes m’enchantaient encore (Anthologie désordonnée 1994-2014) Unicité (2020).

∗∗∗

X = 0

Couché sous les étoiles comme pour la dernière fois
les sensations se ramassent en débris

Une interrogation incertaine
descend le long de sa ponctuation
et s’évanouit dans sa fuite
goutte à goutte

Une trace de question
pas davantage
ruine la vigilance de cette nuit bullée d’idées

Le vide intarissable et tenace infuse
le vide accéléré et débridé apaise
le vide exécute son frayage de vide par à-coups :
affluant, il ne peut se taire
lacunaire, il ne peut se dire.

Du dedans de cette déperdition
un murmure
un souffle
un bruissement
un râle
hululements d’indices effarés
donnent au pied une marche molle
transitoire reposoir d’une diagonale effacée

Extrait de À la fuite de quoi, éd. Encres Vives (2005), réédition dans Au temps où les fantômes m’enchantaient encore (Anthologie désordonnée 1994-2014) Unicité (2020).

∗∗∗

L’œuvre nous retient
là où elle fuit et s’annule
dans l’impersonnel

*

Je nais de l’œuf évanoui
des poèmes qui
m’ont anticipé

*

Chaque jour vivre content
de se voir plagié
par ses devanciers

*

Surplace migrer
vers la discrétion d’un oui
extrêmement nu

*

Nous n’avons pas su
nous taire aujourd’hui
demain sera plus heureux

Extraits de Les pas rayés, éd. Encres Vives (2007), réédition dans Au temps où les fantômes m’enchantaient encore (Anthologie désordonnée 1994-2014) Unicité (2020).

∗∗∗

Ellipse par le cœur

Hilare désormais
de ne pas t’appartenir tout à fait
dans cette mer aux humeurs lunaires
Un travers de mémoire ivre de découvertes
folie au souffle criant d’ironie
T’intime d’avancer sous mes pieds nus écorchés
Quelques nénuphars venus de nulle part

Ces frêles planches de salut
susurres-tu
S’affaisseront sous l’impulsion de tes chutes
Mais une course à fleur de peau
sans but ni ambition
Efface d’un coup de vent admiration et quolibets

Alors
ne te retourne pas
regarde l’impossible dans les yeux
Et tu me rejoindras de l’autre côté de la parole
Sur le versant de sa fabuleuse                                   trahison

 Anthologie Sète 2022, Voix Vives de méditerranée en méditerranée, éditions Bruno Doucey (2022).

∗∗∗

Pourra-t-on jamais sympathiser avec l’ébahissement engorgé, haletant, en suspension
d’avenir ?

avoir l’expérience d’une patience d’avant le mot patience, d’avant le sentiment, d’une
patience tout à son impatience encore, impatience qui n’en peut mais d’avoir à se rogner bon
gré mal gré
ne pas pouvoir se soustraire à cette expérience, comme une erreur, comme,
seulement comme, mais quand même, le réel en erreur, en solution ouverte, indécise, incertaine, précaire, un raté
qui prend, qui pince, insiste, persiste, s’accroche au réel se supportant de ne pas pouvoir faire
autrement que du réel, sans autre échappatoire que lui-même
féminine angoisse
découverte d’avoir à ménager
d’avoir à désirer
d’avoir à schématiser un commun sur le néant d’un besoin démuni, avide et à vide, par
l’exigeante sollicitation de l’immense et tyrannique poids déposé à l’arraché d’une douleur
tonitruante, délivré tout en cris, atrophié, ridé, corps gluant, sanguinolent, aveugle, incapable,
arraché avec les dents de cette poche femelle raréfiée, relevée par miracle d’une extinction
courue d’avance, presque
traversée femelle rendue féminine par le renvoi spéculaire de sa viscérale fragilité saisie
comme une foudre dans le geste même de demeurer auprès de ce corps strident,
insupportable, affamé

Extrait de Essai hypocrite sur le féminin et quelques thèmes adjacents, éditions Unicité (2023).

Présentation de l’auteur

Jean-Philippe Testefort

Né en 1964, père de deux enfants, il partage sa vie entre Troyes et Paris.

Entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, tout en pratiquant les percussions, il a animé des ateliers d’écriture, joué et produit pour le théâtre comme pour le spectacle de rue. Depuis, il se consacre à « la recherche d’une vie juste dans un monde délabré », pour reprendre la belle expression de Philippe Jaccottet, selon une voie double, philosophique et poétique.

Après quelques années d’enseignement en tant qu’instituteur, il est devenu professeur de philosophie en 1989. Il est docteur en Philosophie et Sciences Sociales, diplômé de l’EHESS en 2010 (Paris).

Sa thèse porte sur le rôle des images dans la formation de la subjectivité, des images technologiques en particulier depuis l’invention de la photographie. Son travail traite également des conditions de l’éducation dans les sociétés contemporaines marquées par le passage d’une transmission patrimoniale des savoirs fondée sur l’écrit, à une transmission informationnelle modélisée par les technologies de l’information et de la communication.

Dans cette perspective, il s’est intéressé au design en tant que celui-ci apparait comme exemplaire des promesses impossibles de nos sociétés.

Son activité de recherche s’est aussi développée sur le terrain poétique, parallèlement à l’écriture philosophique de type phénoménologique. Croisant les sagesses primitives d’ordre mythique, il a été conduit à expérimenter toujours plus avant une écriture hybride susceptible de toucher la corporéité pleine et entière.

Il dirige dans cet esprit, depuis 2018, la collection « Imagination Critique » aux éditions Unicité.

Ses textes philosophiques et poétiques sont publiés dans différentes maisons d’édition.

Bibliographie

Poésie

Essai hypocrite sur le féminin et quelques thèmes adjacents, éditions Unicité 2023

Sourire à la grimace, Le politique incarné, éditions Unicité, 2022

On n’en meurt pas, j’voudrais juste pas crever, éditions Unicité, 2021

Au temps où les fantômes m’enchantaient encore, éditions Unicité, 2020

De ma part du démon, éditions Unicité, 2020

délivrance du vers, éditions Unicité, 2019

À tire-d’angle, éditions Unicité, 2017

111 tercets pour s’y faire, éditions Unicité, 2016

(Sous le nom de Florian Chantôme)

Chants de rouille, éditions Encres Vives, 2014

Les mines indigestes (2 vol.), éditions Encres Vives, 2013

Pour rien au monde, éditions Encres Vives, 2011

Obsolescence, éditions Encres Vives, 2010

Des grains d’alors, éditions Soc&Foc, 2009

Inoffensives, éditions Encres Vives, 2007

Les pas rayés, éditions Encres Vives, 2007

Miroir d’Eire, éditions Encres Vives, 2006

Des ordres, éditions Encres Vives, 2006

Survol animal entre 7 et 8, éditions Encres Vives, 2005

Les étoffes de l’auprès, éditions Encres Vives, 2005

Un carnet du couchant, éditions Encres Vives

À la fuite de quoi, éditions Encres Vives, 2005

D’une mutité, l’autre, éditions Encres Vives, 2003

Participation à diverses revues, catalogues collaboratifs et anthologies collectives.

Philosophie et Sciences Sociales

Manifeste pour un avenir non-politique, 2024 (à paraître)

Pensée du design, éditions Unicité, 2019

« Éducation au développement durable », in Dictionnaire de la pensée écologique, sous la direction de D. Bourg et A. Papaux, éditions PUF, 2015

Éléments pour une éthique de la représentation, Le rôle des images dans la formation de la subjectivité, éditions ANRT, 2014

etre@eleve.com, Envisager une transmission durable, éditions L’Harmattan, 2009

De la destruction du savoir en temps de paix, École, Université, Patrimoine, Recherche, en codirection avec C. Abensour, B. Sergent, E. Wolf, éditions Mille et une nuits, 2007

« Mythe et photographie : le vol de l’âme », in Le mythe : pratiques, récits, théories, vol. 2, sous la direction de M. Boccara, P. Catala, M. Zafiropoulos, éditions Economica Anthropos, 2004

Du risque de philosopher, L’enseignement philosophique en question, éditions L’Harmattan, 2001

Autres lectures




Jean-philippe Testefort : Poésie et philosophie, faire la peau à l’impossible

Réfléchir sur le lien entre poésie et philosophie, tenter de penser leur rapport, revient à relever un problème. Il s’agit peut-être même d’un problème fondamental, d’un problème métonymiquement exemplaire des difficultés, pour ne pas dire des impasses du mode de pensée dominant constitutif de notre civilisation. Ni plus, ni moins. Telle est l’idée générale (folle) dont nous ne pourrons esquisser ici que très approximativement les contours.

Il y a problème lorsqu’une question, un thème ou un sujet, s’offre à des réponses concurrentes, voire contradictoires, mais également légitimes selon les perspectives qui sont les leurs. Précisément, la question du lien entre poésie et philosophie pose problème : d’un côté, en effet, on ne saurait les confondre, dans les usages on n’écrit ni ne lit de la poésie comme on écrit et lit de la philosophie et réciproquement ; d’un autre côté les premiers philosophes écrivaient des poèmes, la tentation poétique ne s’est jamais démentie parmi les philosophes, jusqu’à aujourd’hui, de la même façon que de nombreux poètes s’aventurent sur le terrain philosophique. Poésie et philosophie vivent séparément mais partagent régulièrement leur couche.

Seulement voilà, poser un tel problème et tenter de penser le lien poésie/philosophie en le résolvant, n’est-ce pas implicitement dire que les jeux sont faits, que l’approche philosophique prévaut, qu’elle l’emporte en pensant selon sa stratégie (dialectique) ledit lien avec la poésie ? N’est-ce pas reconduire la fameuse hiérarchie des arts dont Hegel s’est fait le héraut ? N’est-ce pas, partant, consacrer ce que Cassirer nomme : « l’univers scindé du logos » ? Le risque est bel et bien de fonctionner par distinctions exclusives, selon des rapports biunivoques (ou bien ou bien), de déterminer des essences (le propre de la poésie, le propre de la philosophie) et de finir par adopter un point de vue supérieur dépassant l’opposition première des deux termes, donc au seul bénéfice du philosophique.

Jean-Philippe Testefort, Délivrance du vers, Unicité, 2019.

Inversement, entreprendre de réfléchir poétiquement la relation entre poésie et philosophie, serait sans doute s’engager sur un chemin sans issue. Cela reviendrait à reconnaître que la poésie est finalement soluble dans la philosophie, que la poésie ne peut rien dire poétiquement de proprement philosophique, ce qui la mènerait à revendiquer elle-même un domaine propre, donc là encore à se placer sous l’autorité du concept.

Il nous faut, par conséquent, passer ailleurs, trouver une entrée dans la couche, dans le lieu de leur intimité, là où il arrive que la peau de la poésie et celle de la philosophie se touchent parfois jusqu’à l’indiscernable. Et c’est avec un poète non moins philosophe (et dans cet ordre) que nous allons entrer dans l’interdit, dans leur interdit, il s’agit de Paul Valéry. Voici ce qu’il écrit : « La poésie la plus précieuse est (pour moi) celle qui est ou fixe le pressentiment d’une philosophie.

État plus riche et beaucoup plus vague que l’état philosophique qui pourrait suivre.

État de généralité, de non-soi doué de toute la sensibilité du soi. –

Plus vrai en un sens que le philosophe qui vient, car celui-ci va s’appliquer à dissimuler son origine et son moment favorable que le poète, par une simulation inverse, va, tout à l’heure, exagérer, dorer, idéaliser, achever.

D’une chance il va s’étudier à faire une improbabilité. Tandis que le philosophe ira la présenter comme une certitude. » (Cahiers II, Pléiade, Gallimard, p.1070)

Relevons quelques points marquants de ce fragment (donné dans son intégralité). À commencer par celui-ci : il y a un « état » de la poésie qui est puissamment philosophique et un « état » de la philosophie qui est négligemment poétique. Autrement dit, cet « état » lui-même n’est ni proprement poétique ni proprement philosophique. L’origine est la même, il y a un même « moment favorable », une « chance » (instant décisif, inspiration, flash, intuition, découverte…) qui inaugure, ouvre, stimule, motive tant la production philosophique que la production poétique. Quelque chose advient au et par, tant le philosophe que le poète (pour nous en tenir à ces deux figures de la créativité), quand bien même le premier se lance dans un exercice ascétique et savant de l’imagination, et le second dans un exercice débridé et esthétique de l’imagination (les deux voies fondamentales de la créativité selon Bachelard). Enfin, Valéry suggère qu’il y aurait deux vérités ou deux intentions de vérité différentes et apparemment hétérogènes, puisque l’une chasse l’autre, correspondant à ces deux types de production créatrice. Davantage même, la vérité poétique serait plus fondamentale dans la mesure où elle colle à l’origine, à cet état « de non-soi doué de toute la sensibilité du soi », quand la vérité philosophique demanderait plutôt de se couper de cette expérience fondatrice pour générer un autre état de la pensée, un état désincarné.

Franchissons un nouveau pas qui va amplifier la portée de ce relevé.

La poésie précède chronologiquement la philosophie et, dans un premier temps, la porte, porte l’expression d’une sagesse encore en vigueur (Héraclite, Parménide, Empédocle…). Mais, avec Socrate et plus encore Platon, elle se développe et s’institutionnalise en tant qu’amour, désir de la « Sophia ». Ce savoir-sagesse, dont elle a encore au départ la mémoire, perd peu à peu de sa force et se mue en savoir théorique, caractérisé en particulier par la rationalisation morale (reproche adressé à Socrate par Nietzsche) et plus largement à la suite par la connaissance rationnelle. Nous avons là la simulation correspondance, assurée, cohérente et démontrée, la recherche de la certitude dont parle Valéry (critère de la vérité philosophique qui la parcourt historiquement, de façon remarquable chez Descartes par exemple).

Non seulement la poésie précède la philosophie et continue secrètement de l’animer, mais elle semble elle-même répondre originellement d’un autre désir de vérité que celui de la philosophie (et des sciences dans la continuité), vérité liée à la mémoire, au maintien de la mémoire, parole tenant hors de l’oubli (Aléthéia), qui engramme rythmes et images charnellement (le poète « exagère, dore, idéalise, achève »), parole conductrice, faisant sagesse sur le plan même où elle opère, celui immédiat des comportements. La poésie originelle est apparentée au vécu mythique. Sa portée est éthique et non point gnoséologique (ce dont relève la morale, spéculative et appliquée). C’est pourquoi le poème colle à « l’origine », au « moment favorable » quand le philosophème les dissimule. Mais c’est dire, que le poème constitue le savoir de la rencontre, en situation (« l’improbabilité »), que son « état plus riche et plus vague » fait le pendant de son à-propos, de l’art de l’improvisation dans l’ordre de ce que Husserl nomme « le monde de la vie ». Le poème est en quelque sorte performatif sur le plan le plus immédiat qui est le sien, le plan disons « existentiel », là où le philosophème diffère dans son principe, sa vérité étant d’ordre critique.

L’approche phénoménologique met en relief le monde de la vie en regard du « monde donné d’avance » de l’humanité européenne « scientificisée ». Et cette humanité est en crise parce qu’elle n’interroge plus les relations les plus immédiates au réel, à la vie particulièrement, relations fondamentales sur lesquelles reposent, mais dissimulées, tout édifice savant, scientifico-technique. Aussi ne suffit-il pas d’un mot d’ordre, d’en appeler à un retour pseudo métaphysique à « la question de l’Être » et d’affirmer la proximité de la « pensée pensante » avec la poésie (Heidegger) pour lever ou dissoudre ce dont le problème, initialement mis en exergue, est de loin en loin le symptôme. À savoir, un malaise dans la civilisation (pour parler comme Freud), expression à la fois d’un besoin de sagesse et d’une incompétence à la sagesse.

Telles qu’elles se sont développées au fil du temps et jusqu’à nous dans les usages dominants, exceptés donc les tentatives qui font et en sont la contestation, la philosophie semble avoir une tête mais pas de cœur quand la poésie aurait du cœur mais pas de tête, pour résumer un peu caricaturalement. Notre recherche personnelle, par l’écriture mais aussi par la parole enseignante, supporterait de se laisser définir à partir de cette caricature : transmettre une pensée ayant cœur et tête, chair et esprit, ce que la notion « d’imagination critique » recouvre de façon programmatique. Écriture poétique emprunte de philosophie, écriture philosophique emprunte de poésie ?

Nous répondrons en reprenant ce que nous disions pages 147 et 148 de notre Essai hypocrite sur le féminin et quelques thèmes adjacents :

alors
de la philosophie, cet essai hypocrite ?
trop souvent, sans doute
par excès certainement, par entrainement, emballement linéarisé
par la parole, l’écriture
par l’épure de l’épure induite par le loisir
par la déréalisation statutaire, au moins un peu, d’un antique privilège en provenance directe de l’héritage patriarcal
mais
posez la question à qui de droit
il vous rira au nez
trop approximative comme écriture
trop sentie, animée
presque poétique
alors ?
l’appétence involontaire pour la phénoménologie
à l’enseigne de ma formation philosophique
pataugeait déjà dans la même ambiguïté
            veine de pensée biaisée
            qui éloigne de l’exactitude distillée des prétentions savantes
mais
si la justesse est affaire terrestre
elle se tend entre la mer des émois et le ciel des contemplations
            pont jeté au-dessus de deux rives érosives et mobiles
            Z d’écriture à perpétuité
enfin
autant que dure une perpétuité
alors
entre profondeur et totalité
entre corps à corps et fleurets mouchetés
une pensée courtoise
mais
freinée sur le seuil de l’idéal
et de toutes les histoires s’ensuivant de la confusion des incarnations
bref
sans ricochet troubadour
                        tout au plus gardé pieusement secret
                                              couvé par le silence.

Complété de ce texte extrait de délivrance du vers :

le fin mot de l’histoire
effectivement
il n’a servi à rien
il ne sert à rien
et il ne servira à rien
de chercher à le traquer
dans les réalités du monde

bien sûr le tremblement
des émotions dans les nuées
l’avait glacé
ce mot
façonnant au revers
de communs ennemis
exploitant à toujours nouveaux frais
l’artifice du grand interlocuteur

désormais que ces voûtes fissurées
folklorisées
ont perdu de leur force
au comble même de leur puissance
que leur vigueur est aux soins palliatifs
le mot se refait
finement hors des fins
en aveugle
dans le désert des messies calcinés

nous n’avons encore rien vu
non
quelque chose comme le moment du non
de la poésie

du non du refus
au non de l’autre
bien des dentelles de barbarie
fleuriront
qui nous contraindront à nous ré
orient
er.

Parole soufflée, à la fois poétique et philosophique, parole, donc, ni poétique, ni philosophique, pour le moins, tout à fait, parole infans, définitivement :

« Parole condensant toute lumière, Parole encore non parlée, contenant toute vérité, Parole encore souffrant d’être muette comme le hurlement silencieux entre les mâchoires paralysées du tétanique. » (René Daumal, Le Contre-Ciel suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie-Gallimard, p. 41)

Jean-Philippe Testefort, 06 janvier 2024

Jean-Philippe Testefort, anthologie audiovisuelle des poètes vivants (propos & poèmes) par Reha Yünlüel.