Jean-Pierre Otte, L’âme au maquis

Y aurait-il un défi
à ne pas devenir son propre passé,
sa propre mémoire accrochée
ainsi qu'une verrue à la grande

mémoire géologique du monde,
et peuplée de feux éteints et de lits défaits,
de papillons épinglés à la pelote du cœur ?
Le verre plein que tu serres entre les doigts

vole soudain en éclats,
et le vin se répand dans l'épaisseur des draps,
dessinant un large glaïeul rouge
qui n'en finit pas de t'obséder, toi, sans bouger,

immobile entre deux mouvements.

 

 

Il y a des galaxies
dans un grain de poussière,
une moraine dans le moindre mot,
et ce carreau cassé dans les herbes

reflète des images morcelées.
Nous voilà révélés en parties,
l'esprit pareillement, au diapason.
Nul n’ignore plus

qu'un feu obscur brûle dans l'euphorbe
et qu'à l'équinoxe d'automne,
les oies de passage
laissent dans la moelle des os

une phosphorescence bleuâtre.

 

Veille toujours à avoir du temps à perdre,
traînaille avec tes habits de dévoyé,
vagabonde sans hâte,
sans hachures dans l'haleine,

par les chemins qui sinuent
et en même temps s'insinuent en toi-même.
À celui qui le contemple par incidences,
le monde se découvre sans cesse en d'autres facettes

et d'autres lentilles, multiplié à l’envi,
jamais pareil, toujours inédit,
tandis que l'on se hasarde,
devancé par quelques pensées insensées

par les grands chemins clairs.

 

 

 

Foin de toute mystique
qui voudrait saisir
l’effervescence par la fixité,
cherchant ailleurs un sens

qui ne soit pas circonscrit

 

par l'accomplissement de la vie
sur la source qui la décline.
Ce n'est plus le miroir du monde

mais le monde sans miroir,
et l'esprit est à vif et sans ambages.
Regarde, tout est là :
des femmes échevelées,

les jupes retroussées sur les chevilles nues,
foulent à grandes éclaboussures pourpres
les grappes de raisin mûr
à la clarté encerclante des torches.

L'ébriété est donnée par surcroît.

 

 

 

Par-devers nous, 
les feuillages se referment
en larges froissements d'ailes,
alors que l'on se fraye le passage

dans le labyrinthe des buis.
De même, hier, sur la lande des bruyères,
le brouillard bougeait avec nos mouvements,
s'ouvrait devant et se ressoudait derrière.

Ainsi, toujours enclos,
l’esprit circonscrit par le vol de l'autour,
et, au milieu de la chair,
cette clairière intacte,

avec des taches de soleil qui tremblent.

 

 

 

Hiver d'hermine,
le jour pris dans l'ampoule pelue du gel,
l'apparente inertie de la vie hiémale,
avec ses clartés de laiterie nue

et ses géraniums aux fleurs de sang séché.
Le silence nous affine à notre insu
et nos yeux s'emplissent du satin gris des saules.
Le zéro obsède tel un os d'oiseau.

Il y a une lente électricité étrange dans les sens
et, quand on retient sa respiration,
le ciel est tout transparent ;
un grand vide se fait sous la peau

tel un même vertige blanc.

 

 

Pour le voyageur sans voyage,
tout est regards
et tout reste à voir. L'esprit
est telle l'alouette ascendante

qui est tout autant dans son entrain à grisoller
que dans l'entrelacs versatile de son vol.
Dans le moment même
(l'instant, c'est ne pas s'installer),

on rêve d'une langue non récursive
où il n'y aurait plus
la conjugaison des verbes
au passé composé ni au futur antérieur.

L'eau même ne peut dissimuler sa nudité.

 

 

 

 

 

Pour le voyageur sans voyage,
tout est regards
et tout reste à voir. L'esprit
est telle l'alouette ascendante

qui est tout autant dans son entrain à grisoller
que dans l'entrelacs versatile de son vol.
Dans le moment même
(l'instant, c'est ne pas s'installer),

on rêve d'une langue non récursive
où il n'y aurait plus
la conjugaison des verbes
au passé composé ni au futur antérieur.

L'eau même ne peut dissimuler sa nudité.

 

 

 

Après nos cheminements en solitaire,
l'âme vacante et les épaules incurvées
accordées à l'accolade des collines,
après toutes les chicanes à la lune croissante,

les passages à gué et les ponts légers
dans le souffle qui fume en hiver,
nous nous retrouvons au gré des croisées.
Nous revoilà plusieurs,

en même temps que, chacun, nous sommes
plusieurs au partage de notre vie,
multipliés de toutes parts.
C'est toujours l'autre, le semblable distinct,

qui, par sa capacité à nous recevoir,
nous rend capable de ce que nous sommes.
Et la parole nous vient
en ébullition de voyelles,

sans ambages, dévêtue et libre.

 

 

Cette résonance au profond de la poitrine
et qui se propage jusque dans la moelle des os,
tels les cercles excentriques
d'une pierre lancée à la surface des eaux mortes,

voilà qu’elle nous rend à la mesure
et à la démesure du monde entier.
À quoi servirait-il d'être immortel
quand on fait l'expérience de l'éternité

dans l'instant frais qui s'esquive ?