Jean-Pierre Siméon, Une théorie de l’amour

Ne pas se montrer, c’est s’enterrée vivante.
Les gens vous pardonnent tout, sauf de vous tenir à l’écart.

Marina Tsvetaïeva

C’est maintenant, oui, comme dans une envie dont rien ne pourra me détourner, ni la tendre malachite de l’herbe sous le soleil engoncé du printemps, ni le caprice de perdre la tête dans les artères des sous-bois, que m’est venue la belle audace de relire ce livre.

Quelque chose de l’ordre d’un désir. Avec le courage d’ouvrir encore aujourd’hui la fenêtre de la première page pour la lumière et le grand air. Puis aussitôt de répondre par contagion à la lettre par une lettre. À cet homme qui, de toutes ses forces s’adresse à nous, à travers ce prénom comme brodé en   dédicace et en filigrane sur tous les autres livres, Véronique.

Mais à travers elle aussi, par ricochets sur l’eau claire de son âme, à toutes les femmes. À tous les amants. À tous les couples et leur infini. À tous ceux, éprouvés ou blessés daimer.

Cest comme une lettre furieuse écrite les yeux fermés, du bout des lèvres qui embrassent, du bout des doigts qui caressent, un élan longuement façonné pour quil entre vivant et sans se froisser dans une enveloppe. Lenveloppe de notre corps et de notre âme, sous le même papier.

Une théorie de l'amour comme un coup de poing sur la table des audaces, un coup de sang. Un point dhonneur. Un sang dalliance. Un tremblement sur la terre du papier.

Aimer n’est-ce pas trouver
Ce qu’on ne cherchait pas ?

 

Jean-Pierre Simeon, Une théorie de l'amour, Gallimard, 2021, 112 pages, 12 €.

Une inspirante théorie en fait, un souffle et un parfum, une décision et un abandon à l’évidence, prétextes « À la transparence d’un regard / À la transparence d’une caresse / Cette transparence donne-t-elle corps à l’infini ? »

Je me suis réchauffé dans cette froidure dAvril et du soleil qui ne revient pas, dans cette grande clique des guerres et des désastres détoiles, cette contagion dindifférence envers toutes les morts qui frappent à notre porte, je me suis ranimé, revivifié contre les parois de ce livre chaud et lumineux, pardon, jusquà le serrer contre moi comme un bouclier de papier.

Jean-Pierre Siméon, frère adoptif de tant de poètes depuis tant dannées, « Debout, épaule contre épaule, sur le versant solaire » lutte et bataille mot à mot, du premier au dernier souffle, contre vents et marées des préjugés, contre et avec tout ce qui a été dit et non-dit avant lui sur lamour, comme sil exhumait de sa propre chair, de sa propre quête, une raison décrire par-delà les mots, une raison de vivre par-delà la vie. Un sens qui surgirait enfin de nos existences aveugles.

Un ciel dans lâme certes
Mais un ciel aux mains de feu

On en veut beaucoup à ceux qui osent. À ceux qui prennent des risques. À ceux qui nous atteignent. On aimerait détourner le regard de tout ce quils pourraient ressusciter en nous.

Lamour nest-il pas une autre forme de la pensée
Où tout peut arriver
À la jonction du vide et de l
éclair ?

Cette concision quasi aphoristique d’un René Char, ce Marteau sans maître de la phrase nous laisse béant, vacant, abasourdi, plus conscient et plus fragile aussi, poreux à ce qui cherche à nous rejoindre, franchissement permanent des contours, des limites mentales, dans la pleine conscience sensorielle du vivant, jusquau réel fraternel du poème, accomplissant main dans la mains avec des maîtres comme Juarroz ou Pessoa, une lucidité à l’exigence solaire irrigant les écorces d’une écriture singulière, totalement Siméonienne, phrasé de haute humilité reconnaissable entre tous, et qui nous cueille, nous emporte du plus rugueux de notre être, vers plus d’ampleur et de regards, n’est-elle pas aventure dans la paume du grand livre des poèmes, une audace contagieuse qui sans cesse nous rassemble vers une utopie du geste d’écrire : la beauté apaise, relie, la beauté est amour.

Une vie libérée delle-même
comme le monde dans la nuit
est délivré de lui-même

Il en faut du culot pour oser cette écriture, cette thématique, ce geste de la même ampleur quune Politique de la beauté, ou que linsensé dune Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et enfin de cet essai quantique despoir, La Poésie sauvera le monde.

Cest la belle audace dun aventurier créateur du printemps des poètes, dun voyageur de lintime qui a consacré sa vie à fraterniser avec la poésie des autres, à adopter des poètes de tous les pays, à ouvrir des espaces de rencontres et de lecture, de transmission et de partage, à libérer chacun de nous de ses impossibles pour lui ouvrir dautres espaces à franchir.

Ce livre est parfumé. Du boisé de celle qui nous cherche, nous trouve, nous contourne. « Un soleil de hanches et dépaules » nous réchauffe le cœur, lâme et serre notre solitude contre lui. Nous nous jetons dans les bras du ciel qui « sétire comme un rêveur au matin qui ne comprend pas la lumière. »

Il est temps de faire la fête
De ne pas en croire ses yeux
(...)
Après tant de nuits infiniment
et qui furent fleuves. 




Jean-Pierre Siméon, La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion

Ce petit livre, dont le premier titre est issu de l’aphorisme 127 de la seconde partie, se présente en deux sections différentes, sur le même sujet : pourquoi la poésie, pourquoi des poètes, qu’est-ce que la poésie, à quoi est-elle utile, en quoi consiste un poème, comment devient-on poète, suffit-il pour l’être d’affirmer qu’on l’est et d’avoir éventuellement fait imprimer une plaquette de vers, etc., etc. ?

Dans la première partie, des pages de prose réflexive s’attachent à exposer le retour d’expérience du poète Jean-Pierre Siméon sur sa propre évolution en poésie et les questions qu’il se pose à ce propos, avec des tentatives de réponses lucides, parfois dubitatives ou hasardées, généralement convaincantes. Ce qui m’a semblé le plus digne d’être médité par tous les apprentis-poètes, dont je suis, c’est le souci qu’a l’auteur de voir la poésie (son exercice, sa présence dans la collectivité, sa place dans la pensée), justifiée. Le point sur lequel notre poète insiste, c’est sur le fait de la relation aux autres qui se manifeste à travers le poème, la publication, le besoin d’expression sociale inhérente à l’acte de publier. Plutôt qu’un mauvais commentaire à ce sujet, je préfère laisser la parole, limpide, à notre auteur : « Que quiconque ait le droit d’écrire des poèmes, voire de s’autoproclamer poète, ne se discute pas. La poésie n’appartient à personne, chacun a droit au risque éventuel du ridicule et finalement les lecteurs et le temps sont des arbitres sûrs. Mon propos ne vise ici qu’à identifier les causes d’un malentendu tenace qui veut que l’intention suffise à faire le poète et fait omettre le forcené travail qu’il faut pour y parvenir. On admet sans discuter qu’un long et exigeant apprentissage soit nécesaire pour se revendiquer chorégraphe, comédien, compositeur ou cinéaste, mais tout se passe comme si cette contrainte ne valait pas pour la poésie. » J’arrête ici car bien sûr je ne veux pas déflorer la suite. Il faut se plonger dans le point de vue passionnant de l’auteur sur le désir, sur le rythme dans le vers, sur le rapport de la voix du poète à la langue, sur la gestion de la « situation poétique » - j’en parlais à l’instant - par rapport à la société. Je crois que quiconque lit des poèmes, et davantage encore, quiconque aura entrepris d’en écrire - ce « chemin de vie » dont parle Siméon - tirera bénéfice à lire cet essai simple et franc autour des questions essentielle qu’on peut se poser à propos de l’affaire de la Poésie. 

Jean-Pierre SIMÉON – La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion, Editions Project’îles, 80 pp., 14 €.

De l’analyse de son élan de jeunesse vers le poème, jusqu’à celle d’un parcours de vie de bientôt trois quarts de siècle, avec les enseignements qu’un constant souci de la poésie a pu lui apporter, ces pages concentrées d’un auteur à l’oeuvre abondante et largement reconnue (sans pour autant qu’elle l’ait poussé à délaisser une saine humilité), méritent la plus intime attention. Il est probable que la majorité des poètes de notre temps s’y reconnaîtraient, et que ces pages peuvent constituer un sain garde-fou, si l’on me passe l’expression, pour de futurs écrivains que tente la poésie.

La seconde section de l’essai rassemble 152 aphorismes que Jean-Pierre Siméon a rassemblés sous le titre « Matière à réflexion ».  Et cette matière est d’une évidence assez foudroyante par les observations brèves qu’elle énonce, j’en cueille quelques-unes, mais toutes méritent réflexion précisément : 1. Mieux vaut un poème sans poète qu’un poète sans poème. 3. Vouloir être poète pour être connu, c’est partir en randonnée avec des tongs. 10. Il arrive que pour un vers, un poème, un recueil, le poète ait eu l’oreille absolue. Pour le lecteur, ça saute aux yeux. 18.Ne jamais douter de la poésie, mais de son poème, oui, toujours. 33. Le dessus des mots fascine mais c’est toujours dessous que ça se passe.  34. Poème : tissage, métissage. Surtout pas broderie. 60. Usage des adjectifs : pas comme des briques, comme des vitres. 64. La poésie est très précisément matière à réflexion. Elle nous réfléchit autant que nous la réfléchissons. 89. La poésie peut penser bien sûr mais il faut que cette pensée ait du vent dans les cheveux. 110. Pas de poème sans un « je » fut-il fantôme. Le moindre choix énonce un affect, une pensée, une humeur. Voire une insuffisance cardiaque. 136. Il arrive que des poèmes obscurs soient éclairants – mais jamais ceux obscurcis à dessein. 142. Le mauvais poète est celui qui préfère sa poésie à toutes les autres. 152. Aucun poème au monde ne serait justifié si la poésie n’était pas le sens ultime du devenir humain.

Si je cite de larges éclats de cette « matière », ce n’est pas que j’aie sélectionné le plus intéressant, seulement voulu montrer l’éventail des intérêts et, autour de la question poétique la diversité des questions qui se posent à un poète de long cheminement, qui en ce mince livre s’est appliqué avec bonheur à offrir un condensé transparent de son expérience. Il est des poètes qui s’expliquent, d’autres qui soit ne le veulent pas pour des raisons qui leur appartiennent, par exemple désir (suspect) d’entretenir un certain mythe, soit ne le peuvent simplement pas. Jean-Pierre Siméon fait ici partie de ceux qui mettent cartes sur table, même si certaines d’entre elles, précisément pour des raisons qui tiennent à l’essence de la poésie, nous interrogent à la manière de ces lames du Tarot dont on n’a jamais le sentiment d’avoir épuisé leur réserve de significations !

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté

Que dire de plus à la préface de Jean-Pierre Siméon, sauf une question : la beauté peut-elle disparaître ?

On ne peut que constater son absence dans l’art officiel d’aujourd’hui, pourtant elle était là, elle a existé et ce manque nous fait peur, voire nous angoisse dans la mesure où elle est une réalité qui émerveille, un contrepoids existentiel, une sauvegarde qui permet de conserver un espoir quand on traverse le guet sans savoir où on va. La beauté se situe du côté de l’intuition, du désir, des émotions, du bonheur, de la vie qui évolue sans cesse, qui se recrée à chaque instant… Non pas que le raisonnement et la logique soient à éliminer, mais, comme en toute chose, quand une méthode devient un dictat, une unique façon de penser, il y a danger.

La beauté n’est pas une invention humaine, mais un élément primordial de la vie, les fleurs en sont le témoignage, agréments de séduction pour attirer les insectes, et les fruits doux et savoureux pour les oiseaux aussi, et les couleurs magnifiques chez les poissons exotiques, et le sourire chez l’être humain qui perdure encore mais souvent dépouillé de son innocence pour se parer d’une ironie soi-disant intelligente.

 

Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté, Cheyne éditeur, août 2017

Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté, Cheyne éditeur, août 2017

« L ‘envie nous prend de monter sur les épaules du vent », oui, pour goûter toutes les saveurs du monde, pour sentir le frôlement d’une aile, en se perdant dans l’infini beauté de notre planète où l’être n’a plus besoin de preuves pour exister. La beauté est une ouverture, c’est la liberté qui prend le pouvoir alors que la laideur est rétrécissement, enfermement, impasse, dont les rouages mortifères nous broient inexorablement ou nous fait fuir. Peut-être avons-nous peur de la beauté car elle nous rend immobile, subjugué et donc animalement vulnérable.

Dans la « Politique de la beauté », on devine le sens de la vie de la cité, du vivre ensemble dans un nous se retrouvant autour de cette beauté qui nous tient un instant hors de l’extrême solitude dans laquelle nous plonge notre monde technologique. L’air se réchauffe, la brume des visages se dissipe. « Regardez cette lumière au cou d’une colline », belle invitation à la nature, à sa présence, à reconnaître un cadeau que fait le ciel à la terre, à renaître dans notre environnement premier quand on découvre « sur ses mains le bleu du ciel ».

Aimer la beauté est un acte politique, une valeur en soi, contre le nihilisme, la vulgarité, la bêtise, elle tient la main d’un côté à l’humanisme et de l’autre à une certaine innocence dans une époque qui se croit tellement intelligente qu’elle en a perdu cette forme d’amour et de curiosité. La beauté n’est pas que dans le langage, elle est là, souvent invisible dans sa grâce quotidienne, dans un geste simple, enchanté.

Beauté je t’embrasse pour alléger ma langue des lourdeurs de la nécessite.




Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes

Je n’insisterai pas sur la bibliographie considérable et variée de Jean-Pierre Siméon, mais si je devais partir sur une île déserte avec un livre de lui, j’emporterais celui-ci, qui rassemble trois recueils significatifs de son œuvre.

 Ce qui les rend particulièrement accessibles et efficaces poétiquement, est qu’il s’agit manifestement d’une écriture qui n’a pas oublié qu’elle peut avoir à passer par l’oralité. Elle en a la simplicité des images, l’harmonie sonore de la formule, la qualité dans « l’attaque » qui fait que chaque poème accroche d’emblée. Bref, Jean-Pierre Siméon n’a pas renoncé aux moyens classiques mais discrets des prestiges de la rhétorique, sans que les poèmes en souffrent. Ils y gagnent au contraire une sorte de théâtralité de bon aloi, une économie dans la mise en scène d’une éventuelle récitation, ou déclamation, qui poursuit secrètement une longue tradition de la parole en poésie. Du coup, les poèmes de ce livre sont un plaisir à lire à haute voix, pour soi-même, solitaire en forêt par exemple. L’autre qualité de ces poèmes qui bien sûr touchent souvent au thème de l’amour, mais pas seulement, c’est leur ton. Ce ton est ressenti comme celui d’une sincérité toute directe à l’égard et à l’intention des êtres humains et en particulier, de la « gardienne des baisers ».

Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes. (NRF Coll. Poésie/Gallimard – préface de J.M. Barnaud).

Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes. (NRF Coll. Poésie/Gallimard – préface de J.M. Barnaud).

Le livre fourmille ainsi d’expressions qui enchantent et sont des trouvailles, disons, laconiques, qui étincellent au détour des vers. Mais ces expressions, si brillantes qu’elles soient, ne voilent pas de leur éclat l’intime profondeur du propos, et c’est pour cela que la poésie de Jean-Pierre Siméon est au plus haut point émouvante. Elle est une poésie sous-tendue par une vie constamment reliée à notre insu – car il n’évoque point la chose de façon ostentatoire, comme certains dont c’est le fonds de commerce ! - à ce que j’appelle volontiers l’humaine tribu, la communauté des bipèdes, voire des vivants en général, que - à la faveur de l’amour de « l’aimée » - nous voudrions consanguine, fraternelle (« se reconnaître défait/ dans chaque homme qui tombe... » ). Et d’autant plus que la vie de cette humanité dont chacun est un atome, se découpe sur fond de mortel mystère. Pour toutes ces raisons, et d’autres que je laisse au lecteur le soin de découvrir, je recommande vivement ce beau petit volume et le trésor de tendre sagesse qu’il recèle. En des temps aussi durs que les nôtres, une parole ajustée au monde et qui, ni ne le fuit dans un enchantement béat, ni ne se laisse dévorer par lui en marinant dans ses affres quotidiennes, mais se tient à distance de « for-intérieur » et d’équilibre, mérite que nous entrions volontiers en résonance, en sympathie, avec elle, comme on le dit des « cordes sympathiques » des violes d’Amour !