Jóanes Nielsen, Les Collectionneurs d’images
La première phrase du livre « Djalli cessa de collectionner des images en troisième année » attrape le lecteur avec une force sans égale et c’est un long roman-poème (oui, cela existe !) de 468 pages qui va se déployer. La deuxième phrase, quant à elle : « Tout le monde arrêta en même temps » fige la beauté (et le drame). Le lecteur perçoit ce qui l’attend : la vie, et s’apprête à la recevoir, quitte à devoir l’affronter pour que la trame narrative se poursuive et ne s’éteigne surtout pas la voix de Kári, seul survivant des collectionneurs d’images.
Le mot « images » renvoie au cœur de la poésie, à ces analogies qui pulsent dans les vies de chacun et donnent forme aux poèmes, ici une collection, emblèmes de la tentative d’être au monde.
Olaf mourut la semaine où ses parents devaient venir à Copenhague. Le cercueil fut ramené au pays par cargo et, parmi ceux qui écrivirent un éloge funèbre, il y eut Kári. Ou plutôt, il serait plus juste d’appeler cet éloge une méditation ou une réflexion sur les années passées. Kári parlaient des enfants qui, une trentaine d’années plus tôt, assis près du poulailler des nonnes, se montraient des images de collection. Ils avaient dix ans et avaient déjà compris que sans beauté, on ne peut vraiment vivre.
Jóanes Nielsen, Les Collectionneurs d’images, traduit du danois par Inès Jorgensen, postface Malan Marnersdóttir.
Le destin des personnages devient l’image dont s’empare le lecteur. Jóanes Nielsen, via le narrateur Kári, relate l’existence (pendant plus de quarante ans) de six enfants tous inscrits à l’école Saint-François de Tórshavn en 1952. Seul Kári ne sera pas frappé par la mort. Il ne faut cependant pas réduire le livre à une vaste nécrologie même si l’annonce des disparitions est un fait culturellement important aux Îles Féroé. La postface précise : on suit quotidiennement les décès de la population, puisqu’aux informations de midi et du soir sont annoncés les décès du jour et les dates des enterrements. L’auteur consacre (entre autres) une partie à chaque personnage, partie où se concentre son histoire et s’éclairent en faisceaux captivants les lignes de force tant affectives, sociales que politiques qui sous-tendent une destinée. Les personnages se retrouvent parfois, confrontent leurs visages et leurs vies, ne se séparent jamais vraiment, Est-ce que tu te souviens de nos images de collection ? demandera quarante ans plus tard, et la veille de mourir, Olaf à Kári.
L’enfance est certes au cœur de l’ouvrage, mais l’enfance en tant que foyer des histoires mais aussi source (parfois) de leurs écueils.
Lui-même (Fríðrikur) ne possédait pas d’images. On ne pouvait pas avoir d’images à soi quand on vivait à l’orphelinat. Seulement, il aimait bien être avec les collectionneurs d’images.
La terre nourrice. Tu ne t’en souviens pas ? demandait Fríðrikur. (…) Il avait oublié qu’à cette époque, ils étaient tous les trois persuadés que les enfants de l’orphelinat naissaient dans des caisses entreposées dans la cave. (…) Parfois, l’hiver, on entendait des enfants pleurer (…). Alors l’homme de la cave venait en aide aux enfants. Si l’homme de la cave disait le mot pierre, alors il devenait pierre lui-même. S’il disait air, il devenait soit air soit vent (…). Puis, quand les bras et les jambes avaient poussé sur les enfants, quand leurs oreilles étaient sorties des joues, les enfants se débarrassaient du terreau en se secouant et rampaient à quatre pattes jusqu’à la porte basse, où maman Simonsen les accueillait.
La virtuosité de Nielsen à composer ce roman est telle que jamais le lecteur ne lâche une ligne. Les images de Djalli et des autres enfants irradient jusqu’à la dernière phrase du livre. Elles irradient en filigrane, comme le font les poèmes, et c’est tout un pays qui est mis à nu. Les Îles Féroé se font proches et familières. Les personnages ne sauraient représenter chacun une thématique, ils sont complexes, pluriels mais ils incarnent des habitants aux prises et alliés de l’histoire de leur île et de sa langue. La postface éclaire les différentes dominantes du roman, on peut en citer quelques- unes : reconnaissance de la langue féroïenne, la littérature féroïenne, la période historique du roman, le rôle de la ville de Tórshavn et du contexte social dans le roman, culture de mémoire, politique et médias, masculinités etc…Roman de l’Arctique, (Selon une autre définition, l’Arctique se définit par une température moyenne de 10°C en juillet, laquelle constitue également la limite sud pour la pousse des arbres. C’est selon cette deuxième définition que les Îles Féroé font partie de l’Arctique. Dans l’univers du roman, des arbres poussent dans les jardins de Tórshavn) (Postface), au dépaysement ressenti par le lecteur dans un premier temps succède très vite une traversée de cette île et de ses habitants dans le temps et l’espace. Les personnages ne sont pas prétextes à ce roman quasi anthropologique, la force de cet ouvrage est de rendre vivants ces emblèmes du peuple.
Initialement écrit en langue féroïenne, ce livre a été traduit en danois. Il faut saluer le travail de sa traductrice en français, Inès Jorgensen, tant la langue est précise, fluide et ne laisse rien perdre des subtilités de l’écriture initiale. Le style de Nielsen est là, et est évoquée ici l’extrême tension poétique (Ô ces images irradiantes !) qui régit l’ensemble. Jóanes Nielsen a, à ce jour, publié neuf recueils de poésie (encore inédits en français), trois romans, des essais et nouvelles. La parution de ce roman grâce aux éditions La Peuplade (dans la collection Fictions du Nord) est une chance à saisir, chance de mieux connaître les Îles Féroé, la littérature de l’Atlantique Nord et de devenir, nous aussi, des collectionneuses et collectionneurs d’images, au nom de la beauté.