Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, Joël Vernet, Copeaux du dehors

Hannah Sullivan piétonne de l’existence

Depuis qu’elle a trouvé pour elle le sens de la poésie Hannah Sullivan écrit pour attraper l’absence, mais l’absence glisse entre mes doigts. Face au réel elle cherche   une lumière qui ne veut pas d’ombre, mais  celle-ci reste source  d’ un battement d’ailes dans la cage d’un cœur aussi blessé d’une femme. D’où la fièvre de cette poéte anglaise paradoxale et déjà couronnée pour son premier livre (Three poems) par le T.S. Eliot Prize en 2021.

Queques années avant  Hannah Sullivan se trouvait à bord d’un bus qui la conduisait de Londres à Oxford. Le trajet l’a fait passer devant la carcasse calcinée de la tour Grenfell incendiée  - un immeuble de logements sociaux du quartier  de Kensington -  Elle se souvient du soleil matinal, dont les rayons transperçaient le squelette de béton “dans un subit flamboiement” juste avant c’était avant que ses murs furent « pudiquement » cachés par des bâches blanches).

L’auteure a ressenti “l’horreur de cette carcasse physique, et de ce qui se trouvait toujours à l’intérieur”. Elle a écrit quelques lignes que l’on retrouve aujourd’hui "Était-ce pour cela”, recueil de poésie est sur le sens de l'existence et la place de l'homme. A travers une exploration des différents lieux qui ont marqué sa vie, l'écrivaine explore son passé et interroge son présent.

Parfois le  vent dévore les coupoles et les dômes de Londres, les rues se courbent sous l’assaut du néant, la Tamise, monstre reptilien, lèche les quais et des âmes liquides se dissolvent dans ses reflets grisâtres.

Hannah Sullivan surgit des averses, parfois ses paumes jointes en prière de lumière, face à l’éclat fragile d’un regard fauve de la pluie qui noies les âmes, les visages, les noms. Retenant dans ce livre des sortes d’exils où les êtres marchent, les yeux grands ouverts pour contempler l’éclat de petites victoires et de défaites parfois plus large. Mais une telle poésie d’existence est exceptionnelle.

Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, bilingue, trad. Patrick Hersant, La Tablle Ronde, ¨Paris, 2025,  248 page, 21,50 €.

D’autant qu’Hannah Sullivan  nous « oblige » à faire lorsque la fin du monde arrive au sein d’une accumulation minutieuse   : manger des pavés de saumon rôtis, des Smarties, des fruits rouges, des vitamines à coenzymes, des pêches à peine mûres. Mais pour  compléter les nourritures terrestres elle engage lectrices et lecteurs visiter les œuvres de Homère, Yeats, Eliot, Freud, Virginia Woolf bien sûr. Ce qui pour elle juge vaguement les règles de la mode. 

Se succèdent ainsi duffel-coat bleu, robe de cocktail dos nu ou pantalon de grossesse.  Mais restant chez soi tout est possible : regarder YouTube, La Pat' Patrouille, les infos, les chiffres, de vieilles photos pour regarder les uns et les autres, penser emprunter de l'argent, porter le deuil. Tomber amoureux de la charmante bouche d’un homme. Enfin, elle traverse aussi les terrasses et districts du Londres des années 80, les larges rues de Boston où les blocs de glace ressemblent à des Brancusi. Dans chaque lie où rien n'est trop insignifiant ou disgracieux pour retenir son attention.

La créatrice lèche parfois des ruines sans se souvenir de ce qui fut, un frisson d’invisible contre sa peau. De fait, elle n’oublie jamais rien  tout à fait. Elle se  laisse glisser en un pli de brume qui s’efface d’un baiser de sel et elle devient limon même s’il existe une faille, juste là, au bord des lèvres entre le cri et le silence.

Dans un tel livre, les mots arrivent comme des chevaux sans rênes, hésitent, trébuchent, se fracassent contre l’indicible, mais ils sont parfaitement écrits, cherchant à creuser dans l’ombre une empreinte qui refuse de tenir. S’y saisit une  flamme,  un vertige suspendu dans l’air, une brûlure qui refuse de laisser des cendres. 

Hannah Sullivan écrit, écrit encore dans une fièvre qu’aucun châssis ne saurait tenir et une ébauche qu’elle  ne termine jamais pleine d’une absence qui le brûle. Bref elle  tend sa main avalée par la gravité du monde. Il y a dans chaque texte un choc :  l’auteure est là et voit partout jusque dans les flaques qui bouillonnent sous la pluie, dans le hurlement muet des fenêtres ouvertes à l’abîme. Son ombre marche derrière elle, jamais entière, fracturée, éclatée

∗∗∗

Joël Vernet : émerveillements

Quoique fidèle à un de ses titre : L’oubli est une tâche dans le ciel, Vernet rassemble toujours les signes du monde qu’il fait sien même si de l’image de la vie il fait de sa poésie  un  interminable journal inachevé, inachevable ».

Le réel seul y est suggestif et semblable  aux images qu’en de nombreux voyages sur les terres d’Afrique le poète a saisies mouvantes, fuyantes et presque innommables. Contre la vie immobile chacun de ses textes se veut la synthèse provisoire de ce que voient les yeux là où le sable rejoint les pierres et où un fleuve dessine ses méandres. Il est donc toujours nécessaire de s’attarder pour retarder les adieux.

Errant pas excellence, Vernet fait un art de  sa contemplation infatigable. D’autant que chez lui agit comme un rabot. Ses textes, fragments d’esprit,  deviennent des copeaux enlevés du Dehors pour nourrir sa maison de l’être. Tour se passe ici comme s’il n’a plus de paroles à proférer : »Je peux et sais enfin me taire. Je puise l’encre dans le dernier silence. Désormais, le Dehors est un soleil écrivant tous les livres à ma place. »

Celui-ci est le dernier, et comme souvent il est le fruit et la conséquence de ses voyages. Après la Syrie et l’Afrique ses copeaux  se sont accumulés ici au fil de trois années de flânerie dans les paysages hivernaux des Balkans.

Comme toujours l’écriture retient ce que ses yeux voient. Des phrases de lumière  sont tirées de l’ombre de l’existence et des clameurs du monde. Et ce  livre empêche de croupir. La poésie doit retenir les couchers de soleil, les éclats d’âme et elle fait des autres des  compagnons de voyage. Et par exemple « Quelques larmes sur les joues d’une vieille femme, la lumière argentée qui tinte dans les arbres à cette seconde où un éclat m’apporte tout. ». Il s’agit de partager avec elle la plus haute ferveur et l’insupportable ennui, le pain, les jours, bref un ordinaire. 

Joël Vernet, Copeaux du dehors, llustrations de Vincent Bebert, Fata LMorgana, Fontfroide le Haut, 144 p., 25 €.

Ce livre  est donc une nouvelles suites de retrouvailles, et le celui des regards. S’y repèrent les envie de ciels limpides, de temples, de bordels, de nuits à la belle étoile, de quelques amours furtives aux chambres défaites. La poésie de Vernet y interroge en permanence le réel, balaie les illusions, métamorphose ce que l’œil sait retenir et, éduqué, celui-cu donne à la beauté un  visage : buriné de brèches et de veines lourdes à mesure que le temps passe.

Présentation de l’auteur

Hannah Sullivan

Née en 1979, Hannah Sullivan est une universitaire et poète britannique. Sa thèse sur le modernisme en littérature, The Work of Revision (2013), a été couronnée du Rose Mary Crawshay Prize et du University English Book Prize. Elle est professeure associée de littérature britannique à l’université d’Oxford.

Trois poèmes a été récompensé du T. S. Eliot Prize.

© Crédits photos Teresa Walton

Bibliographie 

Trois poèmes, 2018.

Etait-ce pour cela, 2024.

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Joël Vernet

Joël Vernet est un écrivain et poète français.

Dès les années 1970, il entreprend plusieurs voyages à travers le monde. Il rencontre l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ à Abidjan, qui l’invite - sans succès - à se convertir à l’islam. Il vit alors à Treichville, quartier populaire d’Abidjan. C'est l'époque de ses premières tentatives d’écriture. Dans les années 80, il voyage en Égypte et au Soudan et commence à produire des émissions pour France-Culture. Dès 1988, il commence à publier ses premiers livres grâce à Michel Camus et Claire Tiévant chez Lettres Vives, Bruno Roy, directeur des Éditions Fata morgana. A l’automne 1997, il séjourne trois mois à Montréal, à l’invitation de l’Agence Rhône-Alpes du livre et de l’Union des écrivains québécois. Il vit pendant deux ans à Alep à partir de l’automne 1999, découvrant l’Est de la Turquie et le désert syrien.

En 2001, il obtient la bourse d’année sabbatique du Centre National du Livre pour l’ensemble de son œuvre. Il retourne au Québec en 2003 à l’invitation de la Maison de la Poésie de cette ville. En avril 2004, il est invité par le service culturel de l’Ambassade de France au Bahreïn pour une série de lectures et conférences et en 2005, il publie avec des photographies de Michel Castermans, "La Montagne dans le dos, Impressions du pays dogon", livre qui traduit des années de voyages dans cette partie du monde.

En octobre 2007, il réalise un livre à huit mains avec le peintre Jean-Gilles Badaire, les photographes Bernard Plossu et Daniel Zolinsky. Une exposition a lieu au même moment à La Fabrique du pont d’Aleyrac (Ardèche) ; le livre "Chemins, détours et fougères, un tour du monde en Ardèche", témoigne d’une véritable aventure de création.

Bibliographie 

  • J'ai épuisé la ville, Éditions Brandes, 1985
  • Lettre de Gao, Lettres Vives, 1988
  • Lâcher prise, Noël Blandin, 1992
  • Lettre d'Afrique à une jeune fille morte, Noël Blandin, 1992
  • Lettre à l’abandon dans un jardin, Fata morgana, 1994
  • Totems de sable, Fata morgana, 1995
  • La main de personne, Fata morgana, 1997
  • La vie nue, Lettres Vives, 1997
  • Petit traité de la marche en saison des pluies, Fata Morgana, 1999 ; et rééd.
  • Les jours sont une ombre sur la terre, Lettres Vives, 1999
  • Lettre pour un très lent détour, Voyages au Mali (Photographies Bernard Plossu), Éditions Filigranes, 1999
  • Le silence n'est jamais un désert, Lettres Vives, 2000
  • Sous un toit errant, Fata morgana, 2000
  • Au bord du monde - Entre Haute-Loire et Lozère, éditions du Laquet, puis Éditions Tertium, 2001
  • La journée vide, Lettres Vives, 2001
  • Lettre d'Afrique à une jeune fille morte, Fata morgana/Cadex, 2002
  • La nuit errante, Lettres Vives, 2003
  • Lâcher prise, Escampette, 2004
  • La lumière effondrée, Lettres Vives, 2004
  • François Augiéras, l'aventurier radical, 2004
  • Visage de l'absent, Escampette, 2005
  • La montagne dans le dos, Impressions du pays dogon (Photographies Michel Castermans), Éd. Le Temps qu'il fait, 2005
  • L'abandon lumineux, Lettres Vives, 2006
  • Chemins, fougères et détours. Un tour du monde en Ardèche, La Part des Anges, 2007
  • L'homme de la scierie sous la pluie, Circa 1924, 2007
  • Une barque passe près de ton seuil, La Part Commune, 2008
  • Le désert où la route prend fin, Escampette, 2008
  • Marcher est ma plus belle façon de vivre, La Part des Anges, 2008 ; rééd. L'Escampette, 2014
  • Celle qui n'a pas les mots, Lettres Vives, 2009
  • Le regard du cœur ouvert, Des carnets (1978-2002), La Part commune, 2009
  • Le Séjour invisible, Escampette, 2009
  • L'ermite et le vagabond, Escampette, 2010 - ouvrage autour de François Augiéras
  • Pourquoi dors-tu, Jonas, parmi les jours violents, La Part commune, 2011
  • Vers la steppe, Lettres Vives, 2011
  • Journal fugitif au Moyen-Orient, Vers Alep, Photographies de Françoise Nuñez et Bernard Plossu, Le Temps qu'il fait, 2012
  • Rumeur du silence, Fata morgana, 2012
  • L'instant est un si bref éclat, Circa 1924, 2013
  • Si un cobra vous regarde dans les yeux, Conte malien et autres diableries, Tertium Éditions, 2013
  • Les Petites Heures, Lettres Vives, 2014
  • Cœur sauvage, lettre à Marina Tsvetaeva, L'Escampette, 2015
  • Nous ne voulons pas attendre la mort dans nos maisons, mini zoé, Éd. Zoé, 2015
  • L'Adieu est un signe, Fata morgana, 2015
  • La vie tremblante, hommage à Christian Dotremont, Le Paresseux éditeur, 2015
  • Lettre ouverte à un marcheur déraisonnable, Le Réalgar, 2016
  • La vie buissonnière, Fata morgana, 2017
  • Nous partons tous, Epopée pour le théâtre, La Rumeur libre, 2018
  • Terres nues, Photographies de Jean Hervoche, Editions de juillet, 2018
  • Le silence du soleil, (Peintures de Jean-Gilles Badaire), Le Réalgar, 2018
  • Carnets du lent chemin. Copeaux (1978-2016), La Rumeur libre, 2019
  • L'oubli est une tache dans le ciel, Fata morgana, 2020
    Prix Heredia 2021 de l'Académie française.
  • Mon père se promène dans les yeux de ma mère, La Rumeur libre, 2020
  • La nuit n'éteint jamais nos songes, Lettres Vives, 2021
  • Marcher est ma plus belle façon de vivre, Éditions la rumeur libre, 2021
  • Vivre, cette splendeur sauvage, Entretiens, La rumeur libre, 2023
  • Œuvres poétiques1, Voir est vivre, (Poèmes et petites proses, 1985-2021) La rumeur libre, 2023
  • Regard perdu, Pour dire une photographie de MariBlanche Hannequin, Les petites allées, 2023
  • Journal d'un contemplateur, dessins de Vincent Bebert, Editions Fata morgana, 2023
  • Copeaux du dehors, dessins de Vincent Bebert, Editions Fata morgana, 2025

Préfaces/postfaces, ouvrages collectifs

  • Pays du Sahel (dir. Joël Vernet), Éd. Autrement, 1994
  • Le pays d'en haut photographies de Jean-Luc Meyssonnier, Éditions du Chassel, 2011 (Texte)
  • Dictionnaire impertinent du pays de Saugues en Gévaudan, Bernard Lonjon, Éditions du Roure, 2015 (Préface)
  • Un printemps sans vie brûle, avec Pier Paolo Pasolini, Éditions La Passe du vent, 2015 (Texte)
  • J'ai cessé de me désirer ailleurs, pour saluer André Breton, Éditions La Passe du vent, 2016 (Texte)
  • La Haute-Loire, de toute façon, Éditions à Hauteur d'Homme, 2017 (Préface)
  • Les couleurs du silence, Laurent Haond, Editions du Chassel, 2019 (Préface)

Poèmes choisis

Autres lectures